Archipel des injustices : le retour des Chagos

En 2020, une résolution des Nations-Unies sommait le Royaume-Uni de restituer l’archipel à l’île Maurice. Cette traversée de l’histoire mondiale pendant un demi-siècle de décolonisation, dont la bataille juridique et à la lutte politique menée par le peuple des Chagos contre les violations de l’indépendance des peuples est au coeur, est magnifiquement racontée dans le dernier ouvrage de Philippe Sands.

Philippe Sands, La Dernière Colonie, Paris , Albin Michel, «Histoire», 2022, 240 pages, ISBN 2226473017

La dernière carte du monde publiée en 2020 (voir ci-dessous) par les Nations Unies rattache « l’archipel des Chagos » à la République de Maurice, après plus de cinq décennies de bras de fer pour « parachever la décolonisation » entre la petite île et le puissant Royaume-Uni dans cette partie de l’Océan Indien.

Map No. 4170 Rev. 19 UNITED NATIONS. October 2020

Un an après la résolution (2019) des Nations-Unies, sommant le Royaume-Uni de restituer l’archipel à l’île Maurice, la dernière carte du monde publiée par les Nations Unies reconnaît les Chagos comme territoire mauricien. Un total de 116 pays a voté en faveur de la résolution sommant l’administration britannique de se retirer des Chagos. Il reste ainsi 6 États contre le reste du monde, dont :  les États-Unis, Israël, l’Australie et le Royaume Uni ; à quoi s’ajoutent 56 abstentions, parmi lesquelles celle de la France, qui occupe, dans la même zone océanique, les îles Éparses rattachées initialement à Madagascar.

Ce premier résultat doit beaucoup à la bataille juridique et à la lutte politique1, que le peuple des Chagos, le gouvernement de Maurice, les juristes militants et les citoyens des États non-alignés ont mené contre les violations du droit international, de l’indépendance et de la volonté des peuples. Cette traversée de l’histoire mondiale, pendant un demi-siècle de décolonisation jamais vraiment aboutie, est racontée et décortiquée dans le dernier livre de Philippe Sands. Au début du mois de janvier 2023, la réalité le rattrape même, car Londres accepte enfin des négociations avec Maurice pour traiter du statut des Chagos2

Philippe Sands est bien connu dans le monde et en France après son Retour à Lemberg3. Cette ville fut tiraillée4 entre Pologne et Ukraine et martyrisée par les Nazis et l’URSS. Sands y retrace les soubresauts de l’histoire et la trajectoire de deux hommes5 issus de cette cité déchirée, qui formèrent les concepts juridiques de génocide et de crimes contre l’humanité. Dans The Last Colony, Sands mêle, sur le même mode, enquête sur les îles Chagos dans l’Océan indien et généalogie d’un cadre légal, finalement récent, destiné à reconnaître le droit des peuples à l’autodétermination, leur souveraineté comme État et l’intégrité de leur territoire. Ce livre, paru en 2022, revient aux racines d’une querelle vieille de 57 ans entre Londres et son ancienne colonie, l’île Maurice, et en fait le déroulé.  L’objet du litige n’est pas inconnu des lecteurs du Grand Continent car le jeu de go des Chagos y a fait l’objet d’un article en 2020. Mais Sands révèle le travail d’effacement systématique de l’archipel des Chagos par le condominium anglo-américain, et le combat auquel il va participer comme juriste international pour la reconnaissance du crime de déportation et la négation de la souveraineté mauricienne. Les cartes et le récit du livre éclairent particulièrement Peros Banhos, d’où sera déplacée de force madame Elysé. Elysé est le nom de celui qu’elle vient d’épouser avant que la population de l’île du Coin, la plus peuplée des îles de la constellation de Peros Banhos, ne soit transférée de force en 1965 vers Maurice, distante de 700 kilomètres, soit quatre jours de mer dans des conditions épouvantables6

Peros Banhos, du naufrage à l’expulsion des Men Friday

Cinq siècles auparavant s’échouèrent sur une île de l’Océan indien 165 personnes, suite au naufrage de la Conceiçao commandée par Pero dos Banhos. Ce n’est alors qu’une bande de sable, mais où on trouve de l’eau douce et des cocotiers. Après les revendications de possession en 1513 par Afonso de Albuberque7, les Hollandais se rendirent les maîtres de l’ensemble des Chagos jusqu’en 1769.  À cette date, les Chagos deviennent un sous-ensemble des Mascareignes, au milieu de l’ouest de l’Océan indien. Les Mascareignes constituent un réseau français d’escales et de dépendances dominé par les îles de France et de Bourbon, devenues aujourd’hui respectivement Maurice et la Réunion. L’archipel des Chagos dont fait partie Diego Garcia va être exploité pour le coprah à travers le système français de l’esclavage, qui se met en place au XVIIIème siècle. Planteurs et esclaves, naufragés et marins s’installent aux Chagos en fonction de l’espace réduit qu’offrent ces espaces coralliens. La perte par la France des Mascareignes, à la suite de la défaite de Napoléon, placera les Chagos sous le contrôle de la Grande Bretagne, jusqu’à l’indépendance de Maurice en 1968.

Ce retour historique paraît important, car il rappelle que madame Elysé8 n’est sujet britannique que du fait des successions et des hasards des colonisations. Il souligne le caractère fallacieux de l’argument britannique consistant à dire que les Chagos étaient inhabitées9, sinon par des Tarzans et des Men Friday10. Durant des décennies, les gouvernements britanniques justifient la cession11 de Diego Garcia aux États-Unis et la déportation des Chagossiens, au prétexte qu’il n’y avait pas de résidents permanents12 sur l’archipel. C’est par l’effacement de leur droit à rester sur la terre de leurs ancêtres que la Grande-Bretagne s’exonère de la déportation (1965) des Chagossiens, et dénie qu’elle a violé le principe de l’intégrité territoriale des pays colonisés qui accèdent à l’indépendance. 

Des Travaillistes aux Conservateurs, le racisme et le cynisme laissent leurs traces dans les échanges, pourtant supposés diplomatiques. Ainsi, le 31 août 1966,  un fonctionnaire de la représentation britannique permanente auprès du siège des Nations-Unies à New-York envoie un câble au Foreign Office de Londres : « Nous devons certainement être très fermes à ce sujet. Le but de l’exercice était d’obtenir quelques rochers qui resteront les nôtres ; il n’y aura pas de population indigène, à l’exception des mouettes, qui n’ont pas encore obtenu de comité [des Nations unies] (le comité de la condition féminine ne couvre pas les droits des oiseaux)13. »

La réponse du Foreign Office est au diapason de la condescendance et du mépris de son diplomate auprès des Nations-Unies. On y trouve la formule, qui va rester, des quelques Tarzans et Vendredis qui auraient « souhaité » être transférés, « du moins l’espère-t-on », vers Maurice. Le fonctionnaire Dennis — qui deviendra Lord Greenhill — donne la position de son ministère dans un langage plein de morgue : « Malheureusement, les oiseaux sont accompagnés de quelques Tarzans ou Men Friday dont l’origine est obscure, et que l’on espère voir arriver à l’île Maurice, etc. »14.

Des territoires inventés à la guerre contre l’Irak

La France, par rapport aux îles Éparses, dont elle a spolié Madagascar, utilise encore le même argument. Elles n’auraient jamais été habitées, sinon par des oiseaux et des mammifères marins. Pourtant, la SOFIM a exploité de 1952 à 1968 le coprah et les mines de phosphates dans des îles Éparses, dont font partie l’île Juan de Nova et les îles Glorieuses. Les conditions de vie et de travail des mineurs (châtiments corporels, emprisonnements) étaient telles qu’une enquête des autorités françaises eut lieu, menant à la dissolution de la société en 1968. Durant l’exploitation, tous les produits nécessaires à la vie sur l’île devaient être achetés à l’entrepôt de l’île. On peut penser que les contremarques utilisées visaient à rendre captives les ressources financières des employés, comme l’auraient permis des jetons spécifiques. Le P signifie probablement « Phosphates » et le C « Coco » ou « Coprah »15. Les Britanniques, quand ils soustraient les Chagos du périmètre de leur colonie mauricienne en 1965, rappellent la manière dont la France a exclu les îles Éparses malgaches de la souveraineté de Madagascar. Ils vont néanmoins formaliser davantage que la France leur détournement des territoires mauriciens16, et l’inscrire dans le condominium océanique avec les Américains.

La Couronne, alors que le monde clôt le sinistre moment colonial, se dote ainsi d’une nouvelle colonie comprenant l’archipel mauricien des Chagos, situé au cœur de l’océan Indien, et trois îlots seychellois, dispersés dans sa partie occidentale : Aldabra, Desroches et Farquhar. Pour faire face à la menace soviétique croissante dans l’océan afro-asiatique, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont, par la suite, signé à Londres le 30 décembre 1966 un traité portant cession à bail stratégique des territoires inclus dans le BIOT pour une période de 50 ans, tacitement renouvelée le 30 décembre 2016 pour une période de 20 ans, sans aucun respect des injonctions du gouvernement mauricien et de la situation des Chagossiens. Ceux-ci ont traversé durant les siècle l’esclavage, le travail forcé et la relégation, et seront finalement déportés aux Seychelles, à Maurice et en Grande-Bretagne en 1965.

C’est dans ces circonstances que le récif de Diego Garcia — l’île principale de l’archipel des Chagos — est devenu une base stratégique où se trouvent des armes nucléaires ; base qui a servi de relais pour les invasions de l’Irak. Philippe Sands revient sur le hiatus qui en découlera entre les Chagossiens au mode de vie simple et l’« American Way of Life » implanté au milieu de l’Océan indien par la puissance américaine. Lors de visites mémorielles17 qui seront organisées pour calmer la colère de l’opinion publique, après l’utilisation de Diego Garcia pour bombarder l’Irak et torturer les prisonniers en route pour Guantanamo, madame Elysé aura une surprise. Les tombes de ses voisins et de sa famille sont introuvables, recouvertes, l’église de l’île du Coin est dévastée, mais elle rapportera une photo de l’impeccable cimetière de chiens que l’armée américaine a installé sur l’immense base de Diego Garcia. Philippe Sands, révolté par le défi au droit international des positions de Lord Goldsmith et de Tony Blair, va écrire sur la guerre en Irak un livre qui a un grand retentissement, Lawless World18.

Ces messieurs de la Cour

C’est avec cet ouvrage que Philippe Sands devient une personne-clef de l’équipe juridique de Maurice ; il va alors expérimenter en connaisseur les affres de la justice internationale. La fréquentation des cours de justice n’assure pas de leur impartialité et enseigne leur imprévisibilité, nous dit Sands. Il retrace la manière dont les Blancs et les vieux empires y fixe les règles, sans hésiter à des mesquineries comme refuser des arbitres colorés19 car suspects d’emblée de parti pris.

 La Grande-Bretagne bloquera d’ailleurs longtemps Maurice dans ses procédures en rappelant que deux nations membres du Commonwealth ne peuvent porter leur litige devant un tribunal international.

Le fait qu’un spécialiste du droit anglo-saxon, et de plus originaire du Sud du monde, préside la Cour en 2019 a joué dans la décision de la CIJ :  « Le Royaume-Uni est tenu, dans les plus brefs délais, de mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos, ce qui permettra à l’île Maurice d’achever la décolonisation de son territoire », a ainsi déclaré le juge président de la CIJ, Abdulqawi Ahmed Yusuf, dans un avis non contraignant mais qui devait faire date.

La Grande-Bretagne et la CIJ n’ont pas l’exclusivité de la discrimination légale et de l’argutie de mauvaise foi. En raison de ces blocages, le motif des Mauriciens, porté devant la Cour européenne des droits de l’homme, repose plutôt sur les dommages subis comme personnes par les habitants de Chagos. Il y a là une tentative de découpler leur cause du cadre étatique qui semble bloquer toute avancée. Mais c’est une terrible déception car, en décembre 2012, la Cour européenne des droits de l’homme décide de ne même pas recevoir la plainte des Chagossiens contre le gouvernement du Royaume-Uni. Cela restera comme une des grandes hontes, et un déni de justice de l’époque contemporaine ; mais les avanies rencontrées par les actions des faibles, des jeunes États, de ceux qui ne sont pas inscrits dans les castes des relations internationales sont multiples et cocasses. Obama ne répondra jamais à la lettre de Le Clézio, qui ne sera pas plus entendu en France, quand il demandera un peu de considération pour les Chagossiens. Lorsque Sands, lors d’une réception, veut présenter à Boris Johnson (qu’il connaît personnellement) le représentant de Maurice à Londres, l’ancien premier ministre lui serre la main péniblement en regardant ses chaussures et se détourne rapidement. C’est le même Boris Johnson qui dans un article pour les colonnes du Sun, décrivait Obama comme « part-kenyan ». 

Des personnages plus lumineux accompagnent le combat pour la décolonisation. Notamment Sidney Kentridge, juif et sud-africain, le père de l’immense William Kentridge, dont la cause chagossienne sera le dernier grand dossier de sa vie, après avoir défendu Mandela. Soutien de poids pour la communauté chagossienne qui lutte depuis des années sur le plan judiciaire pour avoir le droit de revenir sur son archipel natal, l’avocate Amal Alamuddin, mariée depuis septembre 2014 à l’acteur George Clooney, est désormais une avocate du panel de juristes en charge de représenter les intérêts du Groupement Réfugiés Chagos (GRC).

The Last Colony dessine le carrefour de grandes causes qui, au XXIème siècle, poursuivent l’histoire de la violence légale des puissants et du ressort de ceux qui défendent les droits inaliénables des individus face aux États.

Sources
  1. Le livre de Philippe Sands, The Last Colony, a l’art d’illustrer que l’énergie d’un de ses personnages, madame Elysé, est indissociable de la mobilisation des ressorts du droit.
  2. Le Royaume-Uni, qui administre le pays depuis 1965, avait annoncé le 3 novembre dernier, via le ministre des Affaires étrangères James Cleverly,  la volonté des deux pays d’ouvrir des négociations constructives, avec pour objectif une conclusion début 2023.
  3. Retour à Lemberg, de Philippe Sands, est un best-seller mondial. S’y imbrique l’histoire personnelle de l’auteur — suscitée par une curiosité que chacun semble nourrir pour sa propre histoire familiale — et l’histoire mondiale qui est l’affaire de tous. Le point de convergence des deux plans se nomme Lemberg. L’auteur, dont la famille est issue des environs de cette ville située aujourd’hui en Ukraine, est un professeur de droit international enseignant à Londres et un praticien plaidant devant les instances internationales.
  4. Ces changements d’identité en trois siècles laissent deviner l’affrontement larvé entre les communautés de population aux « confins » de l’Europe orientale. De 1920 à 1940, Lwów compte environ 50 % de Polonais, 30 % de Juifs, 15 à 20 % d’Ukrainiens. « Le chauvinisme, celui des Polonais comme des Ukrainiens, s’y donne carrière », lit-on en 1932 dans la revue française Paix et Droit, et « les Juifs sont les premières victimes d’un pareil état de choses ».
  5. Raphaël Lemkin, conseiller des procureurs américains, défend la protection des groupes et le concept de « génocide », terme qu’il a inventé. Hersch Lauterpacht, membre de l’équipe britannique chargée des poursuites, plaide pour la protection des individus et le concept de « crime contre l’Humanité ».
  6. Philippe Sands, The last colony, A tale of exile, justice and Britain’s colonial legacy, pp. 21-35
  7. Ibid. p.21
  8. Liseby Elysé, née en 1953, traverse tout le livre comme parangon de l’exil et de la volonté du retour, plus particulièrement dans les pages 67 à 72 et au chapitre V, intitulé « 2019 ».
  9. Ibid. pp. 86-90
  10. Man Friday, le Vendredi, dont Robinson ne sait d’où il vient, mais qui doit servir.
  11. En 1966, la Grande-Bretagne a loué les îles Chagos aux États-Unis pour 50 ans, afin qu’ils puissent y installer une base militaire. En 2016, l’accord a été prolongé jusqu’en 2036. Voir : https://www.france24.com/en/20180903-chagos-islands-international-dispute-human-drama
  12. Dans les années 1960, le gouvernement britannique a expulsé la totalité de la population indigène de l’archipel, soit plus de 1 500 insulaires, puis a prétendu qu’il n’y avait pas de population permanente pour justifier sa violation du droit international… Voir : https://progressive.international/wire/2022-06-02-the-uk-still-shamefully-occupies-the-chagos-islands/en
  13. Ibid.
  14. Ibid.
  15. « Quand les Glorieuses et Juan de Nova battaient monnaie », https://blog.cgb.fr/pdf/page10.pdf
  16. Philippe Sands, The last colony, A tale of exile, op.cit. pp, 27-48
  17. Voir madame Elysé, 2006, ibid. pp. 83-86
  18. Philippe Sands, Lawless World : America and the Making and Breaking of Global Rules From FDR’s Atlantic Charter to George W. Bush’s Illegal War, Viking, 2005, 320 pp.
  19. Désignés par les parties pour assister les juges.
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