Que faire de la dette ? Comment changer les règles ? Alors que la France est à un tournant, avec d’autres pays en Europe, après les perspectives d’Enrico Letta, Mario Draghi et le président de l’Eurogroupe Paschal Donohoe, nous poursuivons la réflexion lancée par Barry Eichengreen, Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard dans les pages de la revue. Pour suivre ce débat et décoder la macro-crise, abonnez-vous au Grand Continent.

La politique budgétaire doit remplir aujourd’hui trois fonctions essentielles. Une fonction allocative pour mener une politique industrielle et climatique ambitieuse afin de préparer l’économie de demain. Une fonction redistributive pour répondre aux inégalités qui sont non seulement sources de malaise social mais aussi des freins importants au développement économique. Enfin, une fonction stabilisatrice pour répondre aux aléas du cycle économique et des crises.

C’est pour ces raisons que j’étais opposé à la consolidation budgétaire menée en Europe dès 2010, qui a conduit à une seconde récession largement évitable après la crise financière mondiale de 2008. C’est aussi pour ces raisons que je n’avais pas endossé le programme économique d’Emmanuel Macron en 2017 alors que j’avais été son conseiller économique à Bercy en 2014-2015. En effet, j’étais opposé à l’abandon de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) qui allait rendre notre système fiscal moins redistributif et dont les gains en termes d’offre étaient discutables. J’étais opposé à la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisses de charges permanente compte tenu de son ciblage trop large, de son coût démesuré et de ses effets sur l’emploi trop faibles. Enfin, j’étais sceptique sur la trajectoire budgétaire présentée dans le programme car il me semblait impossible de baisser les dépenses publiques de plus de 3 % du PIB — soit 60 milliards d’euros — de 2018 à 2022 comme le prévoyait le premier Programme de Stabilité1 tout en entreprenant d’importantes réformes structurelles (assurance chômage, retraites, marché du travail) qui, bien qu’utiles à moyen terme, allaient faire des perdants à court terme que l’on ferait mieux de compenser. Et enfin parce que je pensais qu’il était essentiel de militer dès 2017 pour une réforme ambitieuse du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) en Europe car ces règles avaient montré leurs limites, ce à quoi le candidat Macron se refusait pour ne pas froisser nos partenaires européens.

Ce qui est le plus préoccupant n’est pas le déficit passé mais le fait que nous serons parmi les trois pays avec les plus importants déficits en 2025.

Shahin Vallée

Il n’est pas aisé de tirer le bilan de cette stratégie économique tant nous avons été percutés par des chocs profonds : le mouvement des Gilets jaunes, la pandémie de Covid-19 d’abord puis la guerre russe en Ukraine et la crise énergétique ensuite. Il n’en demeure pas moins que si notre économie ne se porte pas mal, notre position budgétaire est aujourd’hui singulièrement dégradée et pose question. Nous accusons un déficit nominal de 5,5 % du PIB en 2023.

À titre de comparaison, le Portugal a eu en 2023 un surplus budgétaire de 1,2 % du PIB, les Pays Bas un déficit de 0,3 %, l’Allemagne un déficit de 2,5 %. Seule l’Italie fait pire que nous2

Mais ce qui est plus préoccupant n’est pas le déficit passé mais le fait que nous serons parmi les trois pays avec les plus importants déficits en 2025. Le programme de stabilité présenté le 17 avril3 suggère un déficit pour 2024 de 5,1 % et de 4,1 % du PIB en 2025 avec des ajustements structurels respectifs de 0,6 % et 0,9 % du PIB potentiel qui repose sur des hypothèses de niveau et de croissance du PIB potentiel que le Haut Conseil des Finances publiques conteste4 et que la Commission européenne ne manquera pas d’interroger.

Nous pouvons nous rassurer en considérant que les États-Unis ou le Japon ont respectivement, des déficits et un niveau de dette bien supérieurs au nôtre ou croire que, quoi qu’il en coûte, la Banque centrale européenne (BCE) finira par financer nos déficits. 

Nous pouvons aussi rappeler que les finances d’un État ne sont pas celles d’un ménage et qu’un déficit peut s’accompagner malgré tout d’une réduction du niveau de dette si la croissance nominale du PIB est supérieure au coût de financement de la dette, le taux d’intérêt. 

Mais rien ne garantit désormais que nous pourrons durablement financer notre dette en dessous de notre taux de croissance (dont le potentiel est de 1,2 % en volume soit 3,2 % en valeur avec une inflation à 2 %) alors que les obligations assimilables du Trésor à 10 ans affichent un taux autour de 3 %.

On peut se contenter de dire, comme certains à gauche, que le fétichisme de la dette est une erreur et ignorer le défi économique et politique que représente la gestion des finances publiques. Ou on peut se lamenter, comme certains à droite, et promettre encore et toujours des baisses du nombre de fonctionnaires sans plus de précision et dégrader davantage des services publics souvent exsangues.

Le programme de stabilité préparé par le gouvernement au mois d’avril 2024 pour la période 2024-2026 montre une consolidation très faible qui repose sur des hypothèses de croissance potentielle particulièrement avantageuses et peu crédibles. 

Aucune de ces deux voies n’est souhaitable ou réaliste, et nous devrons donc trouver une alternative à la politique actuelle et au statu quo. Le programme de stabilité préparé par le gouvernement au mois d’avril 2024 pour la période 2024-2026 montre une consolidation très faible qui repose sur des hypothèses de croissance potentielle particulièrement avantageuses et peu crédibles selon l’avis cinglant du Haut Conseil pour les Finances publiques. Il est improbable que ce genre de trajectoire budgétaire soit réalisable à court terme et soutenable à moyen terme. 

Mais au mois de juin 2024, la Commission placera la France sous procédure de déficit excessif et nous mettra en demeure de réaliser une consolidation budgétaire structurelle de l’ordre de 0,5 % de PIB par an, sans doute pendant quatre ou cinq ans. Ne nous y trompons pas, il s’agit bel et bien d’un effort massif de plus de 20 milliards d’euros par an pendant plusieurs années. Nous en sommes arrivés là car depuis toujours la France est incapable de débattre de ces questions et de faire des grands choix budgétaires. Au lieu de cela, elle procède tantôt à des plans de rabots et de réductions généralisées de la dépense publique pour éviter de choisir, tantôt à des grands élans de dépenses peu ciblées et peu efficaces. Elle s’entête à promettre des baisses d’impôts intenables dans la durée, puis rattrapée par la réalité finit par céder et réintroduire de nouveaux impôts, temporaires, exceptionnels ou catégoriels qui viennent complexifier davantage notre système fiscal et miner le consentement à l’impôt. Les sept années de Bruno Le Maire à la tête de Bercy n’ont pas échappé à ces pratiques délétères qui creusent une impasse politique et budgétaire.

Dès l’été, le gouvernement devra vraisemblablement annoncer un Projet de Loi de finances rectificative pour l’exercice 2024 puisqu’il s’y refuse avant les élections européennes, et dès l’automne, il devra non seulement préparer son budget 2025 mais aussi présenter un plan pluriannuel de finances publiques de sept ans. C’est la conséquence des nouvelles règles budgétaires européennes que nous venons d’adopter et que la France, faute de propositions fortes et de négociation ferme, n’a pas réussi à infléchir. En effet, ces nouvelles règles ne répondent en rien aux objectifs que nous nous étions fixés pour réformer le Pacte de Stabilité et de Croissance. Elles sont plus complexes, ne permettent pas plus de stabilisation car le volet correctif auquel nous sommes soumis quand nous entrons dans la procédure de déficit excessif reste largement inchangé et enfin, elles ne permettent pas de protéger l’investissement public autre que les dépenses de défense qui peuvent faire partie des circonstances atténuantes dans l’appréciation de la Commission. Malgré ces lacunes, ces nouvelles règles ont été endossées par notre Ministre des finances, adoptées par le Conseil et le Parlement avec le soutien de la droite, des socialistes et de la majorité présidentielle au Parlement européen. Nous devrons donc nous y soumettre, au moins dans l’immédiat, avant d’en proposer une réforme plus ambitieuse et plus intelligente au moment opportun.

Avec ou sans règles européennes contraignantes, nous n’échapperons de toute façon pas à un débat sérieux et profond sur la politique budgétaire nationale. Le grand danger est qu’il n’y ait pas de majorité à l’Assemblée et peut-être pas de forces politiques dans le pays pour mener ce débat de manière apaisée.

Shahin Vallée

Mais avec ou sans règles européennes contraignantes, nous n’échapperons de toute façon pas à un débat sérieux et profond sur la politique budgétaire nationale. Le grand danger est qu’il n’y ait pas de majorité à l’Assemblée et peut-être pas de forces politiques dans le pays pour mener ce débat de manière apaisée. Aussi, la France risque une véritable crise politique, une censure du gouvernement lorsqu’il s’agira de voter le budget 2025 ou un nouveau collectif budgétaire pour l’exercice 2024. Le Président de la République pourra alors, soit nommer un nouveau gouvernement mais il n’est pas certain que celui-ci soit plus capable de proposer une trajectoire de consolidation crédible et intelligente, ou bien appeler des élections législatives anticipées, mais il n’est pas certain qu’une nouvelle Assemblée et le gouvernement qui pourrait en être issu en soit davantage capable. 

Il est donc urgent de familiariser l’opinion publique aux grands choix budgétaires qui nous attendent, ce qui n’a pas été fait une seule fois depuis 2017, le discours politique oscillant du quoi qu’il en coûte à la menace de faillite imminente sans nuances ni explications. Quelques grandes options politiques doivent donc être débattues sans tabous. 

Du côté des recettes 

La fiscalité des entreprises reste trop complexe et injuste puisqu’elle pénalise les PME au profit des grands groupes ; elle doit être discutée. Nous pourrions réaliser des économies importantes en remettant en question le Crédit impôt recherche — plus de 7 milliards par an —, en revenant sur les baisses généralisées de cotisations sociales — 25 milliards –, en taxant effectivement les profits extraordinaires des entreprises énergétiques qui devaient générer 15 milliards de recette et n’en ont levé que 600 millions et mettant en application de manière rigoureuse la taxation des profits internationaux des entreprises françaises.

Pour la fiscalité des ménages, la baisse de la taxe d’habitation a été une perte de recette importante qui pourrait être partiellement compensée par une hausse de la taxe foncière renforçant l’autonomie financière des collectivités et permettant de réduire d’autant les transferts de l’État, reportant de fait le coût de l’ajustement sur les propriétaires immobiliers. Une taxe extraordinaire sur les patrimoines financiers permettrait de redistribuer une partie des gains colossaux réalisés par les plus grands patrimoines financiers depuis la pandémie de Covid-19. Enfin, une fusion de la contribution sociale généralisée et de l’impôt sur le revenu permettrait de simplifier davantage le système fiscal et d’en améliorer les qualités redistributives. 

Il est illusoire de croire que l’on peut faire des économies substantielles, qui sont pourtant nécessaires, en s’abritant derrière la technique et en voulant faire l’économie de débats et de choix politiques structurants.

Shahin Vallée

Du côté des dépenses

Même si les Républicains en font une ligne rouge, les retraites constituent un poste important de dépenses. 

Tout en protégeant les plus faibles retraites, une désindexation partielle des retraites supérieures au revenu médian des actifs par exemple permettrait des économies importantes et pourrait rapporter une économie de plus de 10 milliards d’euros par an. La suppression de l’abattement de 10  % dont bénéficient les retraités imposables représente quant à elle 4 milliards par an5. Les dépenses de santé ne sont pas particulièrement élevées au regard des comparaisons internationales mais marquées par des insuffisances criantes dans l’hôpital public et une progression des dépenses de médicaments qui interroge notre système de santé publique. Entre autres graves préoccupations, l’accent qui doit être mis sur la prévention, notamment des troubles psychologiques qui représentent 14 % de la dépense en médicament de l’assurance maladie — soit 24 milliards. Notre aide publique au développement — 0,5 % du PIB —, gage de notre solidarité internationale, pourrait être remplacée par un renforcement de l’Agence française de développement et de notre contribution à la politique européenne d’aide au développement. Enfin, le coût public de notre politique pénale interroge. La légalisation du cannabis et les alternatives à la prison permettraient de réduire significativement le coût de notre administration pénitentiaire et de créer de nouvelles recettes fiscales. Le Service national universel (SNU) coûte près de deux milliards d’euros sans résultats probants sur la jeunesse. Notre stratégie nucléaire — grand carénage et EPR 2.0 — reste une source de potentiel dérapage des dépenses publiques qui exige un plan de secours aujourd’hui inexistant.

Chacun de ces sujets agitent des tabous qui ne manqueront pas de diviser, mais il est illusoire de croire que l’on peut faire des économies substantielles, qui sont pourtant nécessaires, en s’abritant derrière la technique et en voulant faire l’économie de débats et de choix politiques structurants. Ces débats sont inévitables et viendront percuter le gouvernement actuel dès le vote du prochain projet de loi de finances rectificative ou du budget 2025.

La France a le choix de sa crise  : une crise politique nationale si elle commence à consolider ses finances publiques ou une crise politique européenne si elle s’y refuse.

Shahin Vallée

Il est probable que, faute d’avoir préparé ce terrain, le gouvernement Attal se retrouve dans l’incapacité de passer un budget même en ayant recours à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution — et qu’il tombe sous le coup d’une motion de censure. Mais à moins d’assumer un conflit direct avec l’Union sur la question budgétaire, tout nouveau gouvernement — de quelque orientation et composition qu’il soit — devra faire les grands choix de finances publiques que nous avons collectivement évités depuis trop longtemps.

La France a le choix de sa crise  : une crise politique nationale si elle commence à consolider ses finances publiques ou une crise politique européenne si elle s’y refuse — avec des conséquences incertaines sur le refinancement de la dette française. C’est un dilemme lourd de conséquences à trancher. S’il choisit la crise européenne, le Président en plus d’être paralysé sur la politique intérieure sera délégitimé dans l’arène européenne, augurant une fin de mandat en forme d’échec et mat. S’il choisit la crise politique nationale, il devra nommer un gouvernement technique dominé par la droite et le laisser face à ses contradictions ou bien tenter le coup de poker et dissoudre pour convoquer des élections anticipées. Dans les deux cas, la France doit préparer d’une part une alliance solide pour réformer à terme les règles budgétaires européennes après les élections allemandes de septembre 2025 et d’autre part des mesures crédibles d’ajustement budgétaire en recette comme en dépense.