Ces dernières années ont été marquées par un changement radical dans la façon dont les gouvernants et leurs administrés envisagent la dette publique. Toute personne âgée de plus de 50 ans se souviendra des années 1990, époque où l’on s’inquiétait de la prodigalité des gouvernements et où l’on craignait que la dette ne soit sur une voie insoutenable. Ces inquiétudes se sont matérialisées dans le traité de Maastricht, qui exigeait des pays européens qu’ils limitent leur déficit budgétaire à 3 % du PIB et qu’ils ramènent leur niveau de dette publique à 60 % du PIB, ou du moins à un niveau proche de celui-ci, afin de pouvoir être admis dans la zone euro. Le Congrès américain a quant à lui adopté en 1990 le Budget Enforcement Act, loi en vertu de laquelle les dépenses autorisées doivent augmenter plus lentement que l’inflation et les dépenses supplémentaires doivent être soumises à des règles de répartition exigeant soit des impôts supplémentaires, soit des réductions dans d’autres programmes. L’inquiétude liée à des dépenses publiques dangereusement hors de contrôle était généralisée.

Ce consensus, selon lequel les dépenses excessives constituaient un problème et que l’assainissement budgétaire était nécessaire pour y remédier, a vacillé au moment de la crise financière mondiale de 2008. En adoptant l’American Recovery and Reinvestment Act (ou Obama Stimulus), d’un montant de 787 milliards de dollars, les États-Unis ont fait bondir la dette fédérale de 64 % du PIB au début de 2008 à 84 % à la fin de 2009. Des pays européens comme l’Irlande, contraints de recapitaliser des systèmes bancaires défaillants, ont connu une augmentation encore plus importante de leur endettement. Mais dès que la reprise est apparue, et parfois même avant, les gouvernements ont rapidement opéré un virage à droite vers l’austérité. Les épisodes budgétaires de 2008-2009 ont été considérés comme une déviation temporaire, quoique nécessaire, de l’orthodoxie. Une fois la crise passée, les dettes et les déficits ont à nouveau été considérés comme un problème. Une fois de plus, l’assainissement budgétaire est devenu le mot d’ordre.

Comme bien d’autres choses, le Covid-19 a bouleversé l’univers budgétaire qui prévalait partout jusqu’en 2020. Les gouvernements enregistrent des déficits sans précédent, ils accumulent des dettes sans précédent. Le déficit du gouvernement fédéral américain atteint le chiffre extraordinaire de 15 % du PIB et il serait encore plus important si cette décision ne tenait qu’à Joe Biden. La dette fédérale détenue par le public aux États-Unis dépasse aujourd’hui 100 % du PIB américain. L’Allemagne a abandonné son emblématique frein à l’endettement au profit d’un déficit de 4,2 % du PIB en 2020 ; la Commission européenne prévoit que le déficit de la République fédérale sera encore deux fois plus important en 2021. À l’échelle de la zone euro, la dette dépasse les 100 % du PIB, tout comme aux États-Unis – nous portant bien au-delà des niveaux de Maastricht. On assiste aujourd’hui à la scène pour le moins singulière où des fonctionnaires de la Commission européenne, traditionnellement chargés de faire respecter l’austérité, mettent en garde les gouvernements contre une augmentation des impôts ou une réduction prématurée des dépenses publiques.

Comme bien d’autres choses, le Covid-19 a bouleversé l’univers budgétaire qui prévalait partout jusqu’en 2020.

Barry Eichengreen

À circonstances extraordinaires, mesures extraordinaires 

Ce changement d’attitude et de pratique est-il donc justifié ? Et sera-t-il durable ?

Des circonstances extraordinaires, comme celles d’une pandémie mondiale, lorsque non seulement les moyens de subsistance mais aussi les vies humaines sont en danger, justifient clairement une action extraordinaire. Un gouvernement qui ne répond pas à ce type d’urgence de santé publique en mobilisant toutes les ressources disponibles, y compris en émettant de la dette, ne conservera pas longtemps sa légitimité. Les défenseurs de la dette publique, lorsqu’ils mettent en garde contre les déficits, raisonnent par analogie entre le budget des ménages et celui de l’État. De même qu’un ménage responsable doit équilibrer son budget et vivre selon ses moyens, de même doit agir, disent-ils, un gouvernement responsable. Dans des circonstances ordinaires, peut-être. Mais un gouvernement qui n’emprunterait pas pour fournir des services essentiels pendant une pandémie mortelle serait accusé de déréliction, et à juste titre. Un tel gouvernement, pour filer cette analogie, serait semblable à des parents qui refuseraient d’emprunter de l’argent nécessaire à une opération chirurgicale vitale pour leur enfant.

Ce schéma s’est répété tout au long de l’histoire. Les États et les dirigeants ont longtemps emprunté pour faire face aux urgences nationales, en premier lieu les guerres. Les souverains ont emprunté pour étendre leurs territoires, mais aussi pour défendre le royaume et survivre. Emprunter pour mettre en place une défense nationale solide a contribué à renforcer l’État, non seulement sur le plan matériel en repoussant les envahisseurs étrangers, mais aussi sur le plan politique : car un État qui assurait une défense nationale adéquate était considéré comme légitime aux yeux de ses citoyens.

Il s’ensuit que l’Europe a été la pionnière de la dette dans le monde, puisque c’est à cet endroit du monde que, pour une combinaison de raisons géographiques et politiques, la guerre était particulièrement répandue. Après l’effondrement de l’empire carolingien en 888, le continent européen fut divisé en centaines de royaumes princiers, dont beaucoup n’étaient que des villes disposant d’un arrière-pays modeste. La géographie de l’Europe, comme masse continentale déchirée par des chaînes de montagnes et des vallées fluviales, constituait un obstacle naturel à la formation d’États territoriaux plus étendus. Cette division en une multitude de juridictions a tenté les souverains de s’emparer du territoire et des ressources quand ils le pouvaient et les a placés à la merci de leurs voisins. Comme l’a si bien dit le sociologue et historien Charles Tilly : à l’aube du deuxième millénaire de notre ère, la guerre était la condition normale en Europe.

Il est communément admis qu’avant le XXe siècle, lorsque l’endettement est devenu une situation habituelle, les souverains accumulaient de la dette en temps de guerre et la remboursaient en temps de paix, de manière à présenter une ardoise financière propre lorsque la guerre suivante éclatait. Ce n’est pas tout à fait exact : toute la dette émise en temps de guerre n’était pas forcément éteinte par la suite. Les niveaux d’endettement ont ainsi augmenté au fil des siècles, à mesure que les États mettaient en place l’infrastructure économique, financière et politique nécessaire au service d’obligations supplémentaires.

Créer un marché

Mais cette logique avait ses limites. Le roi ou le souverain était considéré comme le détenteur du pouvoir suprême sur Terre. De manière ironique, ce pouvoir illimité limitait sa capacité à emprunter, puisque rien ne l’empêchait de revenir unilatéralement sur ses obligations. Les souverains ne pouvaient donc emprunter que s’ils étaient prêts à payer en retour des taux d’intérêt élevés. Les rois pouvaient certes imposer des emprunts à leurs sujets, mais cela risquait de fomenter une rébellion. Ils pouvaient aussi mettre en gage les joyaux de la couronne pour garantir leurs prêteurs étrangers, mais une telle option, sans parler de la perte du patrimoine royal en cas de défaillance, risquait de saper fatalement l’estime du public pour le souverain.

La dette souveraine n’a donc commencé à atteindre ses niveaux modernes qu’avec la création d’assemblées représentatives, dans lesquelles les créanciers siégeaient et étaient habilités à superviser la collecte des impôts, à approuver l’augmentation des dépenses et à autoriser l’émission de nouvelles dettes. Avec la création de telles assemblées, d’abord dans les cités-États italiennes comme Florence, Gênes et Venise, puis aux Pays-Bas et en Angleterre, les coûts de l’emprunt ont globalement baissé. La dette souveraine a été reconnue comme une obligation de l’État – plutôt que de la personne qui occupait le trône. La France avait, elle aussi, son assemblée représentative : les États généraux, nominalement habilités à approuver les demandes du roi en matière de nouveaux impôts et de nouveaux fonds. Cependant, contrairement aux autres assemblées siégeant régulièrement, les États généraux devaient être convoqués par le roi. De plus, ils étaient dominés par les propriétaires fonciers et non par les créanciers du gouvernement. Ces limites à la représentation politique et à l’influence des créanciers limitaient à leur tour la capacité des rois de France à emprunter.

L’augmentation de la dette publique devait également répondre à des conditions économiques préalables. Pour pouvoir placer la dette entre des mains privées, il fallait une population d’individus disposant d’une épargne suffisante pour investir. Il n’est pas surprenant de constater que le placement réussi de la dette publique dans des mains privées s’est produit aux mêmes époques et aux mêmes endroits où l’activité commerciale se développait.

Barry Eichengreen

L’augmentation de la dette publique devait également répondre à des conditions économiques préalables. Pour pouvoir placer la dette entre des mains privées, il fallait une population d’individus disposant d’une épargne suffisante pour investir. Il n’est pas surprenant de constater que le placement réussi de la dette publique dans des mains privées s’est produit aux mêmes époques et aux mêmes endroits où l’activité commerciale se développait. Venise, Gênes, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, qui comptaient parmi les pionniers de la dette publique, étaient toutes des puissances navales et commerciales à leur époque. De même, les villes françaises qui accueillaient les foires de Champagne ont été parmi les premières à commercialiser, avec succès, ce que nous appellerions aujourd’hui des obligations d’État (« rentes viagères » ou « rentes »).

Enfin, les émetteurs de titres de créance qui avaient réussi devaient remplir des conditions financières préalables. Ils créèrent des marchés secondaires sur lesquels les titres de créance pouvaient être achetés et vendus, permettant aux investisseurs de diversifier leurs créances et de limiter leurs risques. C’est ainsi que naquit une entité, la banque centrale, à même de soutenir ce marché, en assurant sa stabilité et sa liquidité.

À son tour, l’existence de ce marché stable et liquide a encouragé l’activité financière et commerciale privée. Les titres de la dette publique étant considérés comme sûrs et liquides, ils ont été acceptés comme garantie pour d’autres emprunts et prêts. Ainsi, la croissance des transactions sur la dette publique a stimulé le processus plus large de développement économique et financier. Les chercheurs se demandent parfois « pourquoi l’Europe a-t-elle été la première ? » Pourquoi a-t-elle été la première partie du monde à connaître un développement économique, financier et commercial moderne ? Sa précocité dans l’émission de la dette publique n’explique pas tout, mais elle explique une partie.

La dette évolue

Au fil du temps, l’utilisation de la dette publique a évolué. Le financement des guerres est resté de première importance. Certes, la Première et la Seconde Guerre mondiale ont donné lieu aux deux plus grandes explosions de dette publique du XXe siècle. Mais les gouvernements ont également emprunté pour investir dans les infrastructures – routes, chemins de fer, ports, éclairage urbain et égouts – associées à la croissance économique moderne. L’émission de dette pour financer ces projets était logique, dans la mesure où la construction prenait du temps. Au fur et à mesure que les rendements augmentaient, sous forme de recettes fiscales ou redevances payées par les usagers, ils pouvaient être utilisés pour le service de la dette.

En outre, les gouvernements ont émis des emprunts pour financer des programmes sociaux et des paiements de transfert. Tout comme la défense nationale, ces programmes de dépenses publiques conféraient une légitimité à l’État. Ils montraient que le gouvernement était prêt à assurer ses citoyens contre des risques contre lesquels les individus ne pouvaient pas s’assurer eux-mêmes de manière adéquate.

La raison pour laquelle ces programmes sociaux ne pouvaient pas être financés principalement, voire entièrement, par les recettes courantes est moins évidente. Une partie de la réponse est que la demande de dépenses pour de tels programmes est plus intense lorsque les temps sont durs – lorsque l’économie va mal, que le chômage est élevé et que les revenus du gouvernement augmentent lentement. Les divisions politiques, une autre caractéristique de notre monde moderne, sont une autre partie de la réponse. Dans un système politique divisé, chaque composante du spectre politique, tout en considérant certains programmes sociaux comme indispensables, aura tendance à avoir juste assez de pouvoir pour bloquer les taxes sur elle-même mais pas assez pour imposer des taxes aux autres. Enfin, l’incertitude électorale peut conduire les décideurs à préconiser davantage de dépenses pour leurs programmes de prédilection lorsqu’ils sont en fonction, puisqu’ils seront peut-être dans une position plus faible pour pousser ces dépenses plus tard et puisque la dette supplémentaire contractée aujourd’hui sera le problème de quelqu’un d’autre demain. Ainsi, à la faveur de l’élargissement de la franchise électorale et d’une plus grande incertitude électorale, les dettes publiques ont pu augmenter.

C’est à ce moment-là, et surtout dans la dernière partie du XXe siècle, que la dette publique a acquis sa mauvaise réputation. Car les dettes ont explosé, surtout dans les pays caractérisés par des divisions politiques et une incertitude électorale. La conclusion était que le devoir des dirigeants politiques responsables était de réduire les lourdes dettes à des niveaux plus durables. Les dirigeants ont fait ce qu’ils ont pu, certains avec succès, d’autres, non ; dans de nombreux endroits, les dettes sont restées hautes, à un niveau inconfortable.

L’attitude plus tolérante d’aujourd’hui persistera-t-elle ?

Tel était l’état des lieux avant la pandémie. L’urgence de santé publique qui a débuté en mars 2020 a été perçue comme une crise équivalente à une guerre, et elle a suscité une réponse budgétaire digne des temps de guerre. La question est de savoir si ce changement radical d’attitude et d’action va perdurer. Si le changement du paysage budgétaire est simplement le produit du Covid, et rien de plus, alors la vague intellectuelle favorable à la dette ne devrait-elle pas repartir en sens inverse ? Ne devrions-nous pas nous attendre à ce que les anciennes attitudes mettant en garde contre un endettement excessif refassent surface lorsque l’immunité collective sera atteinte ?

Il y a des raisons de penser que cette nouvelle vision de l’endettement par les gouvernements, plus tolérante, reflète plus que la simple urgence de santé publique. Tout d’abord, le changement d’attitude à l’égard des dépenses publiques est antérieur au début du Covid-19. Des universitaires tels que Thomas Piketty s’inquiétaient déjà de l’inégalité croissante des revenus et de la diminution des opportunités économiques avant la pandémie et plaidaient pour que les gouvernements s’attaquent à ces problèmes. D’autres, comme Raghuram Rajan, ancien gouverneur de la Banque de réserve de l’Inde et actuellement professeur à l’Université de Chicago, mettaient en évidence les « lignes de faille » de la société, non seulement les inégalités de revenus et de richesses, mais aussi d’éducation et de chances. On reconnaissait de plus en plus la nécessité pour le gouvernement de fournir des biens publics – éducation, soins de santé, recherche fondamentale, infrastructures de transport et mesures de lutte contre le changement climatique – qui ne sont pas fournis de manière adéquate par des marchés privés laissés à eux-mêmes. C’est ce que le président Biden veut dire lorsqu’il évoque la nécessité pour le gouvernement de « faire les choses en grand ».

Il y a des raisons de penser que cette nouvelle vision de l’endettement par les gouvernements, plus tolérante, reflète plus que la simple urgence de santé publique.

Barry Eichengreen

Il en résulte un changement d’attitude à l’égard du rôle du gouvernement dans l’économie et la société, propice à une augmentation des dépenses – que les recettes correspondantes soient là ou non. Gary Gerstle, historien américain de l’université de Cambridge, distingue l' »ordre du New Deal » américain, qui a débuté dans les années 1930, lorsqu’il a été considéré comme acquis que les gouvernements seraient les principaux fournisseurs de ces biens publics, de l' »ordre néolibéral », qui a débuté dans les années 1980, lorsque Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont inauguré une ère de gouvernement limité et de fondamentalisme du marché. Le fait que même les États-Unis et le Royaume-Uni, où l' »ordre néolibéral » était le plus solidement ancré, soient en train de repartir dans la direction opposée, suggère que l’augmentation de la taille des gouvernements, l’accroissement des déficits et l’alourdissement des dettes sont là pour rester.

En outre, les taux d’intérêt étant bas, il y a moins de raisons de s’inquiéter des dettes élevées et moins d’urgence à les réduire. La faiblesse des taux d’intérêt signifie à son tour que les gouvernements des pays avancés consacrent en fait une plus petite fraction de leur PIB au service de la dette, bien qu’ils soient aujourd’hui considérablement plus endettés. Aux États-Unis, le service de la dette du gouvernement fédéral ne coûtera que 2 % du PIB en 2020, un chiffre pratiquement inchangé par rapport à 2001, lorsque le ratio dette/PIB était à peine deux fois moins élevé. Compte tenu des faibles taux d’intérêt actuels, il n’y a pas de crise immédiate de viabilité de la dette. En d’autres termes, le statu quo budgétaire peut être maintenu.

Des taux bas pour toujours ?

La raison pour laquelle les taux d’intérêt sont restés à des niveaux bas pendant une décennie est contestée. Certains disent que l’explication réside dans l’épargne élevée de l’Allemagne, de l’Arabie saoudite et des marchés émergents à croissance rapide comme la Chine. Dans un marché mondial intégré, leur épargne abondante fait baisser les taux d’intérêt dans le monde entier. La démographie joue dans le même sens : l’espérance de vie dans les économies avancées a augmenté de près de cinq ans au cours des trois dernières décennies, et lorsque les gens vivent plus longtemps et bénéficient de plus d’années de retraite, ils épargnent davantage tout en travaillant. D’autres observateurs suggèrent que les taux d’intérêt ont baissé parce que l’investissement physique a diminué avec le passage de la fabrication aux services et des usines aux plateformes numériques. Quelle que soit la cause, le résultat a été de confronter une offre d’épargne plus importante à une demande d’investissement moindre, ce qui a entraîné une baisse des taux d’intérêt.

Rien ne garantit, bien sûr, que les taux d’intérêt resteront à leurs faibles niveaux actuels. Les taux d’épargne des économies exportatrices de pétrole pourraient chuter à mesure que la demande pour leur pétrole se tarit. La consommation en Chine pourrait atteindre des niveaux plus habituels pour un pays à revenu intermédiaire. Des dépenses déficitaires supplémentaires de la part des États-Unis et d’autres gouvernements en 2021 pourraient surcharger les dépenses au point d’exercer une pression à la hausse sur les taux. Un faible taux de natalité entraînant un ralentissement de la croissance de la population active pourrait exercer une pression à la hausse sur les salaires, ce qui entraînerait une inflation par les coûts qui se traduirait par une hausse des taux d’intérêt.

Ce qu’il faut faire

La hausse des taux d’intérêt, si elle se produit, obligera à réduire les ratios dette/PIB. Le moyen le plus évident est de dégager des excédents budgétaires. Mais très peu de pays ont réussi à dégager des excédents budgétaires importants, pendant des périodes prolongées, à l’échelle nécessaire pour que les gouvernements lourdement endettés ramènent leurs ratios d’endettement aux niveaux d’avant le Covid. La capacité à maintenir de tels excédents pendant des années, voire des décennies, est particulièrement limitée dans un environnement politique polarisé. Lorsque les partis politiques sont aux antipodes l’un de l’autre sur les réformes nécessaires et souhaitables, les compromis nécessaires pour soutenir les réformes fiscales sont difficiles à trouver. Ainsi, la gestion de la dette post-Covid sera difficile pour les pays où la polarisation politique est en hausse depuis des décennies, et où le Covid-19 n’a fait que l’accentuer.

Sinon, les banques centrales peuvent laisser s’accélérer l’inflation. Cela entraînera une hausse de la croissance du PIB nominal par rapport au taux d’intérêt nominal que l’État paie sur sa dette, du moins pendant un certain temps, puisqu’une partie de cette dette est à long terme et que son taux d’intérêt est fixe jusqu’à l’échéance. Un différentiel favorable entre le taux de croissance nominal et le taux d’intérêt nominal est l’une des façons dont les gouvernements ont réduit leurs lourdes dettes dans le passé. Avec suffisamment d’inflation, cela pourrait se reproduire.

L’histoire montre que les pays qui ont réussi à résoudre les problèmes de viabilité de la dette sans connaître de bouleversements économiques, financiers et politiques majeurs l’ont fait en maintenant des conditions financières stables, en recourant à la restriction budgétaire au moment opportun et en faisant croître leur économie. Si l’on n’aborde pas le problème sous ces trois angles, on court à la catastrophe.

Barry Eichengreen

Alors, la Fed, la BCE et les autres banques centrales toléreront-elles une inflation beaucoup plus élevée ? Le Covid-19 change tout, dit-on. Alors peut-être changera-t-il aussi la tolérance à l’inflation des banques centrales. Il y a pourtant des raisons d’être sceptique quant à la possibilité de tolérer une inflation beaucoup plus élevée. Un taux d’inflation légèrement supérieur à 2 % pendant une certaine période, peut-être, mais pas plus. En maintenant l’inflation à des niveaux sensiblement plus élevés, à la surprise des investisseurs, les banques centrales infligeraient des pertes aux fonds de pension, aux compagnies d’assurance et aux banques qui détiennent des obligations d’État – sans parler des investisseurs individuels. Les populations vieillissent. Les personnes âgées n’aiment pas l’inflation pour des raisons d’intérêt financier, notamment parce qu’elles investissent dans des obligations. Et elles votent en nombre disproportionné.

Nous pouvons aussi essayer de nous libérer du fardeau de la dette. En d’autres termes, nous pouvons augmenter le dénominateur du ratio dette/PIB. C’est l’objectif affiché de la Facilité pour la reprise et la résilience de la Commission européenne, dotée de 850 milliards d’euros. Mais les dirigeants européens ont beau invoquer leurs mantras de digitalisation et de croissance verte, il leur manque un élixir magique pour produire une croissance plus rapide. Ils ne restent plus qu’à espérer.

Tout cela pour dire qu’il n’y a pas de solutions simples. L’histoire montre que les pays qui ont réussi à résoudre les problèmes de viabilité de la dette sans connaître de bouleversements économiques, financiers et politiques majeurs l’ont fait en maintenant des conditions financières stables, en recourant à la restriction budgétaire au moment opportun et en faisant croître leur économie. Si l’on n’aborde pas le problème sous ces trois angles, on court à la catastrophe.