L’offensive de l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh, le 19 septembre 2023, a marqué une nouvelle étape dans un conflit qui perdure depuis trois décennies et après que l’Azerbaïdjan a soumis la région à un blocus de neuf mois. Bien que le gouvernement arménien ait tenté d’alerter la communauté internationale sur la possibilité d’un nouveau génocide et que 65 000 des 120 000 Arméniens vivant au Haut-Karabagh aient fui la région, rares sont les pays à avoir condamné l’offensive de septembre1. Pour s’abonner au Grand Continent et recevoir tous nos contenus, c’est par ici.
Vous signez un ouvrage (Arménie. Un génocide sans fin et le monde qui s’éteint, Paris, Les Belles Lettres, 2023) certes historique mais qui résonne tragiquement avec nos années Vingt : d’une part, avec la « guerre des 44 jours » (septembre-novembre 2020) déclenchée par l’Azerbaïdjan et son allié turc contre le Haut-Karabagh soutenu par l’Arménie, et de l’autre l’épilogue de cette guerre le 19 septembre 2023 avec l’offensive et massive de l’Azerbaïdjan contre l’enclave déjà amputée, aboutissant à son occupation complète, la fuite de tous ses habitants et aujourd’hui des menaces directes portées sur la République d’Arménie elle-même, une situation désormais cruciale pour tout les Arméniens dans le monde. Pourquoi avoir rédigé ce livre court et incisif ?
Trois démarches expliquent ce livre écrit dans l’urgence à l’été 2023, à la demande de la présidente des éditions des Belles Lettres qui souhaitait aider à briser le silence entourant le sort des Arméniens à cette période. Leur situation était dramatique puisque les habitants du Haut-Karabagh étaient soumis à un strict blocus depuis décembre 2022, blocus entraînant leur mort lente par la privation de nourriture et le désespoir devant leur isolement. À ce titre, l’espoir de Caroline Noirot n’a pas été vain, puisqu’à l’invasion de l’Artsakh (le nom arménien de la République du Haut-Karabagh) le 19 septembre 2023, alors que le livre arrivait dans les librairies, il a été possible de faire entendre dans les médias la voix de l’analyse et de la connaissance. Jusqu’au 7 octobre quand le Hamas a attaqué Israël par les actes terroristes que l’on connaît, le sujet a été présent dans l’espace public. Le fait de disposer d’une publication comme Arménie. Un génocide sans fin et le monde qui s’éteint, a été d’une aide précieuse. D’autant que le livre est très bien édité et volontairement proposé à un prix très abordable. L’effort d’explication a eu des effets certains, comme lorsque la ministre française des Affaires étrangères a admis le 4 octobre 2023 que la situation au Haut-Karabagh s’apparentait à un « nettoyage ethnique ». C’était qualifier plus justement l’invasion azerbaïdjanaise qui a effectivement abouti à un tel résultat radical. Il ne reste plus aucun Arménien des 120 000 qui peuplaient autrefois la République autonome.
J’ai pu développer à la faveur de la sollicitation des médias ma lecture des événements, en me fondant sur une projection dans la longue durée — un génocide sans fin — m’attachant aux événements immédiats et aux conséquences qu’impliquait un abandon des Arméniens à leur sort — le monde qui s’éteint. Ce sont les trois démarches du livre. Agir face à l’événement reste possible avec le pouvoir de la recherche historique et de la pensée philosophique et ce n’est pas totalement illusoire. C’est en tout cas ainsi que je conçois mon rôle, depuis plus de vingt lorsqu’ai j’ai débuté mes travaux sur la France et le monde face à l’extermination des Arméniens2.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
En tant qu’historien, vous avez donc travaillé sur le génocide des Arméniens — il s’agit même de votre mémoire principal de HDR3 — dirigé une mission sur la recherche et l’enseignement des génocides et crimes de masse4, puis une commission de recherche sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi qui ont toutes abouti à l’élaboration d’un rapport5. Fort de ce regard comparatif, pouvez-vous expliquer les spécificités du génocide des Arméniens perpétré pendant la Première Guerre mondiale ?
Les équipes auxquelles vous faites référence ont été constituées de chercheurs et d’historiens reconnus dans leur domaine, d’abord de grande extension pour la Mission génocide avec soixante-cinq historiens, chercheurs et chargés de mission (une formation très paritaire). Ensuite une équipe plus resserrée pour la Commission Rwanda, avec plusieurs spécialistes des génocides et d’autres reconnus pour l’histoire de l’administration civile et militaire, du pouvoir politique et des exécutifs, des archives d’État et de la documentation juridique. Mentionnons aussi que ces investissements de recherche collective se sont poursuivis, à travers un colloque de restitution et un ouvrage6 pour la Mission Génocides, pour la Commission Rwanda avec un colloque international sur le génocide perpétré sur les Tutsi du Rwanda comprenant deux sessions, l’une au Rwanda en septembre 2022, l’autre à Paris en septembre 2023 suivies de la mise en ligne de plus d’une centaine de communications écrites fin mars 20247, avec l’expérience inédite d’écriture partagée d’une histoire commune dans la livraison 2023 de la revue Le Genre humain8, avec de nouvelles rencontres scientifiques associant Ibuka-France, l’École normale supérieure pour certaines d’entre elles. La poursuite de la recherche a signifié aussi un retour vers la recherche individuelle, avec, trois ans après la conclusion du rapport de la Commission de recherche, la publication d’une étude sur La France face au génocide des Tutsi. Parallèle pourrait-on dire à l’ouvrage de 2015 sur le génocide des Arméniens, elle amplifie et précise encore les « responsabilités, lourdes et accablantes », des autorités françaises dans la catastrophe du dernier génocide du XXe siècle9.
Ce que nous apprennent tous ces travaux, ce sont, sur la base de la comparaison et de la connaissance acquise, une temporalité longue des génocides autant que des modes très spécifiques de commission du crime. La préparation d’une entreprise d’extermination d’un groupe humain destiné à la disparition totale, physique comme métaphysique est essentielle et elle explique la puissance quasi-invincible de la phase paroxystique — surtout lorsque celle-ci se déroule dans le contexte de guerre mondiale, à l’abri des frontières des État criminels. Deux guerres très différentes se superposent, une guerre contre l’ennemi extérieur, faite d’affrontements entre armées régulières ou irrégulières, de conquêtes ou de défaites territoriales, d’exactions aussi contre les civils, de pillages et de destructions. Et une guerre d’un tout autre type, d’extermination de l’ennemi intérieur, fondamental, existentiel, devant disparaître en totalité jusqu’aux preuves même de son existence sur terre afin de supprimer la menace totalement fantasmée que ces populations minoritaires et désarmées feraient courir à l’État totalitaire et à sa nation millénaire. Cette guerre absolue, imposant sa priorité sur les opérations de guerre extérieure, s’observe dans ses dimensions les plus extrêmes pour le génocide des Juifs d’Europe et aussi pour le génocide des Tutsi du Rwanda. Mais elle se valide avec la même évidence pour le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman, réalisé en un laps de temps resserrée, en moins de deux ans, des premières semaines de 1915 à la fin de l’année 1916. Pour parvenir à cette efficacité meurtrière de la phase paroxystique, il est nécessaire d’avoir conditionné les victimes à la fin programmée afin de leur ôter toute capacité psychologique de résistance, et les bourreaux à la destruction d’un groupe déshumanisé, qui a perdu tout caractère d’humanité, réduit à l’état de microbes à éradiquer. Il est nécessaire également de créer des organes spécifiques de commandement et de réalisation de l’extermination, au sommet de l’État et s’imposant à tous ses échelons administratifs. Le comité central du parti des Jeunes Turcs et l’Organisation spéciale confèrent à la tyrannie unioniste les moyens les plus puissants dans son objectif d’anéantissement les Arméniens de l’Empire ottoman, ainsi que la minorité assyro-chaldéenne10.
La connaissance comparée des génocides oblige aussi à s’interroger sur l’après-coup, soit l’idéologie négationniste qui correspond à la continuation du génocide sous d’autres formes mais également une phase de parachèvement récemment étudiée par l’historien Raymond H. Kévorkian pour le régime kémaliste qui renverse le gouvernement ottoman libéral formé après l’armistice, reprenant à son compte le projet génocidaire11.
Comme la Shoah ou le génocide des Tutsi, le génocide des Arméniens s’inscrit dans un contexte de grandes violences et de massacres contre une minorité. Sous le règne d’Abdülhamid II (1876-1909), plus de 100 000 Arméniens sont ainsi tués en 1894 ou encore plus de 20 000 lors du massacre d’Adana en 1909. Les Arméniens étaient pourtant considérés comme la minorité la plus fidèle au sein de l’Empire ottoman au XIXe siècle. Comment s’est opéré ce sinistre tournant ?
On observe dans l’Empire une aggravation des violences contre les minorités chrétiennes et en premier lieu contre les Arméniens, la communauté non-musulmane la plus nombreuse — plus de deux millions de personnes à son apogée —, la plus fidèle au pouvoir et à sa patrie à laquelle ils sont très attachés, participant à sa richesse et à son rayonnement, mais aussi la plus convoitée pour le bien de certains de ses membres et enfin la plus vulnérable. Si elle est protégée en théorie dans le cadre d’accords internationaux (dont le traité de Berlin), elle est rarement soutenue de fait par les puissances européennes. L’avenir dans l’Empire ottoman s’assombrit pour les Arméniens qui ne disposent pas, comme les Grecs depuis la guerre d’indépendance, d’une base politico-territoriale. Les Arméniens sont seuls, et ne forment pas une nation politique en ce sens que les Arméniens de l’Empire russe et de l’Empire perse sont fidèles eux aussi à leur souverain. L’agitation politique qui traverse les Arméniens ottomans porte sur l’évolution de l’Empire afin de donner à cette minorité plus de garantie comme à tout autre citoyen. À la fin du XIXe siècle, les Arméniens luttent pour la démocratisation de l’Empire, pour les libertés et les lumières, ils s’opposent aux persécutions dont ils font l’objet, celles-ci étant organisées et encouragées par le régime et son administration. La haine sociale et religieuse est promue contre les Arméniens, elle se mue progressivement en haine raciale et existentielle, alimentée par les conséquences de défaites de l’Empire dans les provinces européennes dont les guerres balkaniques. C’est ainsi que les massacres déclenchés en 1894 dans les provinces à majorité arménienne de l’Est, surnommée la « Grande Arménie » à l’inverse de la « Petite Arménie » en Cilicie sur les bords de la Méditerranée prennent un caractère massif, systématique, effrayant. Le député Denys Cochin évoque à la Chambre, à Paris, des « grands massacres » et Jaurès annonce à la même tribune, visionnaire, qu’une « guerre d’extermination a commencé contre les Arméniens »12. Effectivement, les informations en provenance de l’Empire, avec des tueries qui s’étendent à la capitale Constantinople, montrent un franchissement de seuil jamais observé. Très organisés, réalisés par les régiments personnels du sultan Abdul Hamid II (la cavalerie kurde), entraînant la mort de la totalité du groupe et non les hommes susceptibles de représenter une menace pour le pouvoir, avec des pratiques effrayantes d’assassinats, de viols, et mutilations, répandant la terreur et la ruine sur d’immenses territoires autrefois prospères, les « grands massacres » ont un caractère génocidaire que l’on peut déduire des informations existantes, notamment en provenance des consuls, des congrégations, des reporters… et des analyses d’historiens contemporains des faits, pour certains présents sur le terrain des crimes13.
Les guerres balkaniques conduisent les dirigeants ottomans à se tourner davantage vers l’Est, et notamment l’Asie Mineure alors que les Jeunes Turcs souhaitent forger un État turco-musulman. Talaat Pacha apparaît ici comme l’architecte du génocide en 191514 qui, en quelques mois, provoque la mort de 1,3 millions d’Arméniens et d’Assyriens. Si la Grande Guerre a participé à créer un contexte favorable à l’élimination systématique, on devine une importante préparation en amont pour arriver à un tel bilan macabre ?
Attribuer à ces événements de « grands massacres » un caractère génocidaire ne relève pas d’une reconstruction rétrospective compte tenu du paroxysme de la destruction en 1915-1916. Une tyrannie d’État, celle organisée autour du sultan et de son palais du Yildiz, est responsable de cette phase de destruction qui, non seulement entraîna la mort de plus de 100 000 Arméniens, mais brisa en eux la foi dans l’avenir et la capacité de résister à la persécution.
Ils se vivent comme des condamnés en sursis, leur disparition devenant fatale avec les théories racialistes, le darwinisme social, l’ultranationalisme politique qui ne définissent pas seulement la tyrannie hamidienne mais bientôt la révolution jeune-turque. Celle-ci ordonne le grand massacre d’Adana et de Cilicie qui avaient échappé à la destruction en 1894-1896. Se radicalisant à marche forcée, les Jeunes-Turcs bâtissent un régime de dictature moderne qui possède de nombreux caractères totalitaires. Les Arméniens deviennent l’ennemi les plus menaçant d’un État-nation, obstacle à des formes de régénération millénariste et à la suprématie d’une race turque inventée et fantasmée.
Les « grands massacres » et ceux de Cilicie constituent effectivement des étapes clefs dans le processus génocidaire expliquant la phase paroxystique de 1915-1916. Les récuser, c’est se rendre incapable de penser et comprendre le génocide des Arméniens. Celui-ci s’explique aussi par la guerre mondiale, mais en 1914 tout est prêt pour l’extermination complète des Arméniens de l’Empire. La guerre permet l’union sacrée contre l’ennemi — à commencer par l’ennemi intérieur sur qui il est aisé de remporter d’écrasantes victoires. La radicalisation du pouvoir unioniste, la militarisation de la société, la fermeture des frontières, l’expulsion des diplomates et des reporters, permettent une plus facile commission du crime que les Alliés constatent le 24 mai 1915, un mois après le déclenchement de la destruction des Arméniens. C’est la première fois qu’est officiellement reconnue la perpétration d’un crime contre l’humanité. Mais ni la législation internationale ni des cours de justice ne peuvent en être saisis : elles n’existent pas encore, et elles n’existeront pas avant deux décennies, au lendemain de la Shoah et longtemps pour des tribunaux internationaux chargés de juger des crimes de génocide — le TPIR le 8 novembre 1994 pour l’extermination des Tutsi.
Les recherches de l’historien Hans-Lukas Kieser, dont l’exceptionnelle biographie de l’architecte en chef du génocide de 1915 traduite en français en 202315, ont permis d’avancer dans la compréhension de la centralité du programme d’extermination comme les travaux de l’historien Taner Akçam ont démontré l’intentionnalité et la réalisation16, ainsi que le transfert des agents génocidaires de la dictature unioniste vers le pouvoir kémaliste triomphant en 192317.
L’écrasement des Arméniens se réalise aussi dans l’ancien Empire russe passé sous domination des bolcheviques. Ces derniers font alliance avec les kémalistes pour vaincre la jeune République indépendante d’Arménie née dans le Caucase, peuplée en partie de rescapés du génocide des Arméniens ottomans. Par le traité d’Alexandropol du 18 décembre 1920, elle concède sa défaite et elle est contrainte de renoncer au traité de Sèvres et perd d’importants territoires en Arménie anatolienne (Kars, Ardahan, le Mont Ararat). En Azerbaïdjan, jeune République contrôlée par des agents unionistes, née des ruines des Empires perse et russe dans un projet fortement pan-turquiste, les pogromes se multiplient contre les communautés arméniennes comme à Bakou et à Chouchi dans le Haut-Karabagh. Cette enclave à forte population arménienne est intégrée au territoire de l’Azerbaïdjan comme celle du Nakhitchevan au sud de l’Arménie. Le sort des Arméniens va se révéler très critique durant des décennies, victimes d’épuration ethnique de la part de la dictature d’Aliev père puis du fils.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, ce génocide est passé sous silence et vous dites que « les Arméniens sont sacrifiés à l’ordre international d’après-guerre »18. Aucun acteur de poids ne souhaite mettre sur le devant de la scène ce qu’il vient de se passer ?
La conscience du crime de génocide — même si le terme n’est forgé par Raphael Lemkin qu’en 1944 avec la parution de son ouvrage majeur sur la question19 — est réelle chez les Alliés vainqueurs des unionistes. Le traité de Sèvres comprend d’importantes dispositions visant à punir, par une justice internationale qui doit être créée, les auteurs du crime, et à, protéger les rescapés en leur accordant la protection d’État souverain en Anatolie. Mais la croisade kémaliste et les premières victoires militaires de Mustafa Kemal sur les forces alliées amènent les puissances européennes à renoncer à l’application de Sèvres et à faire alliance avec le mouvement national turc. La France est en pointe dans l’abandon des Arméniens puisqu’elle cède, par le traité d’Angora du 20 octobre 1921, la Cilicie qu’elle avait reçue comme mandat — de même que la Syrie — peuplée de nombreux rescapés livrés alors aux forces turques. Le traité de Lausanne qui acte la victoire des kémalistes, la fin des projets de Sèvres et l’État-nation turque nient la disparition des deux millions d’Arméniens de l’Empire ottoman. Ne subsistent dans la Turquie nouvelle que quelques dizaines de milliers à Constantinople et dans le sud-est, dans le massif du Dersim — où ils sont anéantis à l’arme lourde et par l’aviation turque en 1937-1938, avec les Kurdes alévis qui les avaient protégés durant le génocide de 1915.
La politique des Alliés d’abandon des Arméniens et d’alliance avec le régime kémaliste aboutit à l’impunité pour les criminels. Les quelques fenêtres, par lesquelles des cours de justice ou des procédures pénales avaient été ouvertes, se referment20. Une caution internationale est accordée à un régime non seulement négationniste mais de plus responsable du parachèvement du génocide et s’en prévalant même. Ce « justificationnisme » pour reprendre l’expression de l’historien Stephan Ihrig21 est partagé avec l’Allemagne hitlérienne qui commémore avec faste le dixième anniversaire de la naissance de la Turquie nouvelle le 29 octobre 193322.
Traversons le siècle pour en venir à la situation du Haut-Karabagh en 2024. Le conflit actuel est de haute-intensité et se passe dans un silence terrible puisque les Arméniens ne reçoivent aucun soutien, au-delà de rassemblements, de la part de l’Occident. Or, pour vous et bien d’autres observateurs23, l’entreprise génocidaire ouverte en 1915 se poursuit actuellement au Haut-Karabagh24. Vous n’hésitez pas d’ailleurs à alerter sur une disparition possible de l’Arménie25. Dans quelle mesure, les événements actuels relèvent-ils de la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 ?
Mon livre s’emploie à démontrer cette poursuite de l’entreprise génocidaire qui s’est exprimé dans le parachèvement de 1919-1923, dans l’anéantissement du Dersim, et au travers également du renforcement de l’idéologie génocidaire avec le discours d’État associant le justificationnisme et le négationnisme. Les Arméniens continuent de demeurer une race maudite et vilipendée en Turquie, et les quelques évolutions libérales (fin des années 1980, début de l’ère Erdogan) se sont rapidement refermées. Précédant le retour à l’indépendance de la République d’Arménie avec l’effondrement du bloc soviétique (septembre 1991), des pogroms anti-arméniens ensanglantent l’Azerbaïdjan dont celui de Soumgaït dans la banlieue de Bakou en février 199826. Au même moment, les populations arméniennes de l’enclave du Haut-Karabagh sont elles aussi menacées des mêmes crimes. Elles parviennent, avec le soutien de la République, à repousser les Azerbaïdjanais et même à remporter une victoire inattendue qui résulte de la volonté commune de ne pas périr. Le Haut-Karabagh est désormais relié à l’Arménie par un continuum territorial d’où les habitants non arméniens sont expulsés. Une République autonome est proclamée, sans aucune reconnaissance internationale mais avec des institutions souveraines. Isolés et très enclavés, les habitants de l’Artsakh, le nom arménien du Haut-Karabagh, dépendent essentiellement du soutien de la République d’Arménie qui n’accède à la démocratie qu’en 2018 avec la « révolution de velours » portée par l’actuel Premier ministre Nikol Pachinian. Il accède à la tête d’un pays miné par la corruption, incapable de se projeter au-delà du statu quo en Artsakh, s’illusionnant sur la relation avec la Russie qui affirme vouloir garantir ses frontières et son intégrité territoriale.
Le déclenchement de l’offensive turco-azerbaïdjanaise le 27 septembre 2020 tourne rapidement au désavantage des forces arméniennes qui paient un lourd tribut à la défaite. Des crimes de guerre sont commis par les agresseurs sur les militaires comme sur les civils. La Russie ne se décide à imposer un cessez-le-feu que le 9 novembre, et l’accord signé le lendemain entérine la restitution à l’Azerbaïdjan de tous les territoires perdus en 1994 mais aussi l’amputation du Haut-Karabagh dont la capitale historique de Chouchi. On ne peut réduire cette guerre à un seul conflit territorial par lequel l’Azerbaïdjan recouvrirait sa souveraineté sur une enclave dont le sort avait été fixé par le commissaire aux nationalités Joseph Staline en 1923. D’autres intentions nourrissaient l’offensive conjointe de la Turquie et de l’Azerbaïdjan — deux États négationnistes avec de forts héritages unionistes. Les déclarations saluant la victoire dans la guerre des « quarante-quatre jours » sont sans ambiguïté. Le président Aliev s’est réjoui publiquement d’avoir repoussé les « chiens arméniens », tandis que le président Erdogan s’est félicité dans un discours à Bakou que « l’âme d’Enver Pacha » serait « comblée » — l’ancien ministre de la guerre, l’un des principaux instigateurs du génocide arménien dans l’Empire Ottoman.
Après le 10 novembre 2020, la République autonome du Haut-Karabagh est contrainte de se dissoudre, et la République d’Arménie se remet difficilement de sa défaite d’autant que des attaques répétées visent sa frontière. De plus, elle craint une offensive sur le Syunik par laquelle l’Azerbaïdjan réaliserait une continuité territoriale avec le Nakhitchevan. L’Arménie serait alors coupée en eux, et plus vulnérable encore à des Etats agresseurs. En refusant de reconnaître le génocide des Arméniens, en dénonçant ceux qui défendent le droit à la vérité, la Turquie persiste dans l’idéologie génocidaire. L’Azerbaïdjan s’applique quant à elle à dénier toute existence à l’Arménie dont les territoires lui appartiendraient, historiquement et géographiquement.
Le cessez-le-feu et la garantie russe se maintiennent deux ans. La fermeture du corridor de Latchine décrétée unilatéralement par l’Azerbaïdjan le 12 décembre 2022, en violation de l’accord du 12 novembre, impose un blocus au Haut-Karabagh, qui deviendra intégral le 11 juillet 2023. Aucun convoi de nourriture et de médicaments ne ravitaille les habitants qui sont alors soumis à une famine intentionnelle. L’issue ne peut être que leur agonie et leur mort. Ce type d’action exercée contre un groupe humain relève d’un acte de génocide perpétré par un État négationniste aux moyens de terreur illimités comme l’ont démontré les crimes de guerre en 2020. L’article II de la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 autorise en effet de qualifier de génocide une telle situation faite à un groupe « ennemisé » pour son origine religieuse, raciale ou nationale. Les alinéas b et c sont explicites à ce sujet :
« b) Atteinte grave à l’intégrité́ physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle. »
Dans notre livre achevé dans les premiers jours de septembre 2023, donc avant l’invasion finale du 19 septembre entraînant la fin de l’Artsakh, nous écrivions :
« Coupés du monde par la fermeture du seul corridor qui relie l’Artsakh à l’Arménie, les cent vingt mille Arméniens demeurant au Haut-Karabagh sont désormais en danger de mort, condamné à brève échéance à périr dans les atroces tortures de la famine. Nous n’hésitons pas l’écrire, l’offensive turco-azerbaïdjanaise réactive une guerre d’extermination contre les Arméniens, conduite par deux États, il faut s’en souvenir, qui soumettent leur identité historique à la négation du génocide de 1915 et à son parachèvement dans les années de sortie de guerre. Ce qui se joue avec la guerre déclenchée le 27 septembre 2020 et l’internement des Artsakhiotes, dans leur patrie transformée en mouroir, n’est que la continuation sous d’autres formes du génocide perpétré contre les Arméniens ottomans, lui-même précédé de grands massacres à haute intensité dans l’Empire ottoman au tournant du siècle. C’est un génocide sans fin qui se perpétue. »
L’article II de la Convention nous autorisait à produire cette analyse, considérant la définition juridique du crime de génocide fondée sur la reconnaissance de cas historiques. La destruction par la faim a été une arme des nazis pour la réalisation de la « solution finale de la question juive », articulée aux tueries massives sur le front de l’Est et à l’usage des unités combinées, chambres à gaz et fours crématoires, dans les centres de mise à mort. La famine a été le moyen central de la liquidation des Juifs enfermés dans les ghettos de l’Est. Elle a été appliquée lors du transfert des Juifs de l’Ouest de l’Europe vers les centres de mise à mort, comme durant les « marches de la mort » à la fin de la guerre, expliquant la très haute mortalité chez les victimes de la déportation stricto sensu — laquelle est partie-prenante, structurellement, de l’extermination. Le même procédé, la même intention sont observés sur les routes de la déportation des Arméniens de l’Empire ottoman. L’extermination des populations d’Ukraine par l’Holodomor stalinien constitue elle aussi un exemple de l’arme de la faim massivement utilisé dans l’accomplissement d’un génocide. Analysant la destruction des populations bosno-musulmane de l’enclave de Srebrenica durant la guerre en ex-Yougoslavie, la Cour pénale internationale (CPI) a réaffirmé que la « privation de nourriture, de soins médicaux, d’abri ou de vêtements » constitue un génocide au sens de l’article II.c de la Convention du 9 décembre 1948.
Que les Arméniens de l’enclave, conduits à la mort par la famine organisée, ne soient que 120 000, comparés au plus d’1,5 million d’Arméniens décimés entre 1915 et 1923, aux 5 millions de Juifs d’Europe disparus dans la Shoah et au million de Tutsi massacrés en 1994, ne modifie pas le caractère génocidaire de la politique du pouvoir azerbaïdjanais. C’est l’intention de détruire tout ou partie un groupe humain défini, et la mise en œuvre de cette décision, qui attestent, depuis le 9 décembre 1948, de la réalité́ d’un génocide. La Convention fait dès lors obligation au monde de le dénoncer, de le condamner et de s’y opposer.
Les Azerbaïdjanais, alliés à la Turquie, n’ont pas eu probablement l’intention de faire périr l’intégralité de la population arménienne du Haut-Karabagh. Mais on pouvait légitimement s’en inquiéter, avec le premier mort de faim signalé le 15 août 2023 parmi les habitants soumis au blocus azerbaïdjanais. Le 7 août précédent, l’ancien premier procureur de la Cour pénale internationale (CPI) fondée à juger des crimes de génocides remettait un rapport indépendant27. L’auteur est un personnage complexe dont la réputation a été entachée de scandale. Toutefois l’analyse est fondée. Le rapport de Luis Moreno-Ocampo constate un génocide en cours contre les Arméniens du Haut-Karabagh déclenché par le blocage du corridor de Latchine. Se référant à l’article II.c de la Convention, le rapport indépendant statue en premier lieu sur le fait de ce « génocide en cours »28, sur la possibilité d’enquêter en direction des responsables azerbaïdjanais de ce génocide, enfin sur les moyens d’empêcher la destruction finale du groupe arménien du Haut-Karabagh.
Dans un entretien au journal Libération le 23 août 2023, Luis Moreno-Ocampo insiste sur la paternité de l’Azerbaïdjan dans la commission du crime. L’intention d’affamer une population ciblée pour son origine et son identité suffit à caractériser un acte génocidaire. « Le fait que l’Azerbaïdjan ait refusé de lever le blocage du corridor après l’injonction de la CPI est un indicateur clair de cette intention », et la famine, explique-t-il dans son rapport, est « l’arme invisible du génocide »29. À la question posée des voix si faibles pour défendre les Arméniens, le magistrat rappelle que « le but de la Convention sur le génocide est de punir les génocidaires mais aussi et surtout d’empêcher un génocide de se produire », ajoutant :
« Donc même s’il y avait un doute, même si je me trompais, la communauté internationale a le droit et le devoir d’agir. Le problème est que les États craignent ce mot de génocide. Samantha Power l’a bien montré avec son livre « A Problem From Hell », qui étudie la manière dont les États-Unis ont toujours été réticents à intervenir dans les cas de génocide au XXe siècle et à les appeler par leur nom. Ce mot de génocide a un impact massif, parce que la communauté internationale a promis collectivement en 1945 « plus jamais ça ». Aujourd’hui, la question n’est pas juridique, elle n’est pas morale, elle est géopolitique. Légalement et moralement, nous sommes obligés d’agir. Il est encore possible d’arrêter le génocide. »
Cependant, le blocus s’est achevé le 19 septembre avec l’offensive militaire finale se transformant en invasion azerbaïdjanaise de la totalité de l’enclave. Pourquoi les Arméniens de l’Artsakh ont-il fui en masse leur patrie ? Le conflit est-il maintenant terminé ?
Effectivement, les Artsakhiotes ont quitté leur patrie — l’ensemble des 120 000 habitants de l’Artsakh — alors qu’ils l’avaient défendue tout au long du XXe siècle, résistant à tout. Il faut voir là l’effet direct de l’emploi d’une arme de nature génocidaire, la destruction du groupe par la faim. Des agresseurs capables de telles extrémités ne pouvaient qu’engendrer cette réaction de sauve-qui-peut, un exil sans espoir de retour, sauf si l’Azerbaïdjan accède à la démocratie et que le pouvoir d’Aliev s’effondre. Avec les mois de blocus se transformant en machine d’extermination, l’instinct de survie appelait à s’enfuir sans délai, avec la possibilité qui était offerte avec l’invasion militaire. Pour l’Azerbaïdjan, le départ en masse des Arméniens équivaut à un nettoyage ethnique parfaitement réussi puisqu’il n’y a eu, dans les jours qui ont suivi le 19 septembre, aucune contrainte ni déportation forcée. C’est la preuve de l’emploi d’un moyen de terreur absolu qui a précédé.
On a vu les Artsakhiotes parvenir à la frontière de l’Arménie hagards et apeurés, ayant tout perdu, les visages aux yeux enfoncés dans les orbites, signe de graves carences alimentaires30. La question de l’avenir de l’Arménie se pose désormais. Les discours du président Aliev parlent pour eux-mêmes. Le dirigeant azerbaïdjanais répète que l’Arménie n’est qu’une province de l’Azerbaïdjan. Des objectifs de conquête sont clairement affichés, et condamnent à court ou moyen terme la République d’Arménie. Les déclarations d’Aliev et celles du président turc annoncent que les Arméniens n’ont plus de d’existence possible dans le Caucase. Actuellement le Premier ministre arménien et son gouvernement tentent de gagner du temps pour empêcher le pire, se résignant à des négociations. C’est la stratégie la plus raisonnable, afin de mettre à profit ce répit pour se doter d’alliances avec les démocraties. Car cette guerre, si elle a une dimension territoriale, impériale, est aussi profondément politique et idéologique. L’Arménie est une démocratie qui affronte des États qui vont au-delà de régimes autoritaires, qui sont fondamentalement despotiques. L’Arménie a adhéré ainsi à la CPI, et elle entre maintenant dans un partenariat stratégique avec la France. Erevan est approvisionné désormais en armes défensives, au grand dam de Bakou qui crie à la provocation et à la menace contre la paix. C’est l’honneur de notre pays que d’affirmer ce soutien à l’Arméni après la panthéonisation de Missak Manouchian, mais l’adhésion de la société française devrait être massive. Ce n’est pas encore le cas. Nous restons une poignée à nous battre avec les armes de la connaissance.
Si l’Arménie sort aujourd’hui d’un isolement international mortel, le pays demeure encore très vulnérable et sous la menace constante de deux États despotes.
Comment expliquer ce qui apparaît aujourd’hui comme le lâchage par la Russie de la République d’Arménie ?
La rupture du lien stratégique avec la Russie a provoqué la défaite de 2020 et le désastre de 2023. L’Azerbaïdjan et la Turquie avaient le champ libre pour attaquer. Cette rupture était attendue dès lors que l’Arménie entrait dans la voie de la démocratie, suivant en cela les destins de la Géorgie puis de l’Ukraine. La Russie ne l’a pas accepté. La communauté de destin de ces trois anciens satellites de l’URSS est évidente. Mais, contrairement au cas de la Géorgie et de l’Ukraine, la Russie a sous-traité à l’Azerbaïdjan la guerre qu’elle se devait de déclencher contre l’Arménie. Elle a tout fait pour l’amener à la défaite, en refusant par exemple d’honorer des livraisons d’armement déjà réglées par Erevan. Lors de l’acte final du 19 septembre 2023, les forces russes ont semblé accorder une protection aux dirigeants de l’Artsakh recherchés par l’Azerbaïdjan, pour mieux les lui livrer ensuite. L’Arménie est le nouveau front d’une guerre entre États démocratiques et États totalitaires pour reprendre l’analyse de Raymond Aron en juin 193931. La situation n’a peut-être pas le même degré de qu’à l’époque, mais la lecture politique est essentielle à la compréhension des faits historiques contemporains.
Si l’Azerbaïdjan est l’adversaire le plus direct du Haut-Karabagh, c’est bien sûr la Turquie qui intervient de plus en plus franchement dans la région. Après le génocide entamé en 1915, le négationnisme constant et aujourd’hui cette nouvelle attaque contre l’existence même du peuple arménien, quel rapport entretient l’opinion publique turque au génocide32 ?
Il est difficile de connaître l’état exact de l’opinion publique en Turquie, moins encore en Azerbaïdjan où le pays, jeune, a été constamment muselé par la dictature. Toute opposition au pouvoir est traquée et anéantie, y compris en dehors du pays. Un jeune journaliste-blogeur réfugié en France, Mahammad Mirzali, a été victime de trois tentatives d’assassinat après des menaces de la part d’officiels azerbaïdjanais. Cinq policiers français lourdement armés assurent désormais sa protection. La contestation se fait au prix de la vie en Azerbaïdjan. En Turquie où une tradition de lutte intellectuelle, politique et syndicale survit, une société démocratique parvient à exister mais beaucoup de démocrates turcs sont en prison ou en exil. Lors de travaux sur le sujet il y a près de quinze ans, j’observais cette résilience de la société turque : ses bases en sont aujourd’hui beaucoup plus affaiblies33. Mais le souvenir de combat comme celui du journaliste d’origine arménienne Hrant Dink assassiné en 2007 par la mouvance ultra-nationaliste de l’État, où l’engagement pour la vérité sur la disparition des Arméniens et la persécution des Kurdes, n’est pas éteint. Toute action est en revanche beaucoup plus périlleuse.
Dans votre Documentation photographique de 201934, vous rappeliez qu’au moment du discours de Jacques Chirac sur le rôle de la France dans la rafle du Vel d’Hiv, le génocide des Tutsi venait d’être perpétré. En 2019, les minorités yézidis, rohingyas et ouighours subissaient des violences relevant de l’extermination. Aujourd’hui, le titre de votre livre « un génocide sans fin et le monde qui s’éteint » prend son sens à la lumière de la situation au Haut-Karabagh, des pogroms subis par les Juifs ou encore des rescapés tutsi qui doivent toujours baisser le regard en croisant leurs anciens bourreaux au quotidien. Comment expliquez-vous cet enchaînement des actes de génocides sous des formes plus ou moins ouvertes ou larvées ?
L’élimination de groupes humains par des organisations ou des États criminels s’explique par la multiplication de ces derniers, et par la faiblesse de la prévention comme de la répression de tels crimes. L’ordre international régi par le droit des gens est très attaqué, et les États démocratiques peinent à comprendre l’état des menaces.
Les actes de génocide servent aussi de moyens massifs, imparables, pour mener des épurations ethniques afin de rendre des territoires parfaitement homogènes « racialement ». L’obsession racialiste, la polarisation identitaire, la haine de l’autre sont des conditions lointaines mais structurelles des processus génocidaires. Comme l’a rappelé Emmanuel Macron le 27 mai 2021 à Kigali, énonçant la responsabilité accablante de la France sur la base de nos travaux de recherche, « un génocide vient de loin ».
Vous appelez à « combattre toujours, renoncer jamais »35. Comment l’envisagez-vous pratiquement ?
Combattre dans ce contexte de situation quasi désespérée de l’Arménie, c’est d’abord ne jamais renoncer au travail de la recherche historique qui apporte je crois une perspective sur la longue durée de l’histoire et permet de comprendre les enjeux du présent. Il est indispensable de renseigner les méthodes comme les sources et les conclusions de la recherche pour valider les faits de vérité établis.
L’ambition est bien sûr de communiquer cette connaissance, afin d’éclairer l’opinion publique et à travers elle ou plus directement, les responsables en capacité d’agir. Ces derniers peuvent s’en trouver confortés dans des choix stratégiques courageux. Mais la mobilisation publique a aussi du sens : elle montre l’émergence d’une solidarité pour ce peuple abandonné à son destin de mort, solidarité de pensée sinon d’acte. Et elle signifie aux agresseurs qu’ils ne sont pas craints et que nous connaissons leurs intentions.
Communiquer cette connaissance est passé en l’occurrence par un livre — celui dont on parle — dans un pays, la France, où le livre, la librairie, la lecture, ont du sens encore. De l’engagement des éditions Les Belles Lettres capables de réaliser un livre élégant à faible prix de vente, à celui des libraires le portant efficacement, et sans oublier les institutions culturelles et les associations organisant tables rondes et conférences36 : il y a là un intéressant alignement des planètes. Sans parler bien sur de l’école et de son rôle éminent dans la transmission des savoirs, il est possible avec ces rencontres de communiquer au public des données très importantes dont celle du droit, celle de sa force encore réelle aujourd’hui — pour combien de temps encore ? — et de la profondeur historique qui l’explique. Dans le cadre de la seconde session du colloque international sur le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, organisé par l’Équipe de recherche issue de la Commission Rwanda, une conférence sur le droit des génocides et son ancrage historique s’est tenue au Panthéon le 12 septembre 2023 grâce à la diligence et l’efficacité de l’administratrice du monument, Barbara Wolffer, et de ses équipes. Sous le nom de « Conférence Raphael Lemkin », elle a réuni, alors que le jour laissait place à la nuit et que la nef se parait de lumière intérieure, des chercheurs du Rwanda et de France, un événement qui a marqué le public présent. Il trouve une suite avec le dossier en ligne de La Revue des droits et libertés fondamentaux qui reprend les allocutions des chercheurs, sous la direction des professeurs de droit Thomas Hochmann et d’Étienne Ruvebana.
Une rencontre comme celle du Panthéon et son prolongement écrit contribuent avec d’autres à l’émergence d’un pôle de recherche et de ressources sur les processus génocidaires, les génocides et leur prévention. Dans le cadre de la 30e commémoration du génocide des Tutsi, d’autres rencontres de cette nature ont eu lieu. La recherche ne peut cesser sur ces sujets qui déterminent l’avenir du monde et le pouvoir des sociétés démocratiques à refuser l’engrenage de la terreur et de la destruction. Elle a une faculté que beaucoup ignore, celle d’animer ou de ranimer la conscience historique chez nos concitoyens.
Sources
- « Offensive de l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh : réactions mondiales [carte exclusive] », le 20 septembre 2023.
- Cf. « Les historiens et la destruction des Arméniens », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°81, janvier-mars 2004, p. 137-153 ; « La destruction des Arméniens », in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, p. 381-392 ; « Armenia » et « Armenian Genocide », in Jay Winter and John Merriman (eds.), Europe since 1914. The Age of War and Reconstruction, Charles Scribner’s Sons/Thomson Gale, 2006. Aussi : « Les intellectuels français face aux massacres d’Arménie » (avec Gilles Pécout), in André Gueslin et Dominique Kalifa (dir.), Les exclus en Europe, Paris, Éditions de l’Atelier, 1999, p. 323-344.
- La France face au génocide des Arméniens, du milieu du XIXe siècle à nos jours. Une nation impériale et le devoir d’humanité, Paris, Fayard, 2015. Et aussi : Hamit Bozarslan, Vincent Duclert, Raymond H. Kévorkian, Comprendre le génocide des Arméniens, de 1915 à nos jours, Paris, Tallandier, 2015.
- Rapport de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, remis le 4 décembre 2018.
- La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), remis le 26 mars 2021.
- Penser les génocides. Itinéraires de recherche, Paris, CNRS Editions, 2021.
- Carnet de recherche cirre.hypotheses.org
- « Le génocide des Tutsi du Rwanda. Devoir de recherche et droit à la vérité », Le Genre humain, préface de Joseph Nsengimana, postface de Liberata Gahongayire, n° 62, mars 2023.
- La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve République, Paris, Tallandier, 2024.
- Nous renvoyons à la somme de l’historien Raymond H. Kévorkian, Le Génocide des Arméniens, Paris, Odile Jacob, 2006, ainsi qu’à Comprendre le génocide des Arméniens, op. cit.
- Raymond H. Kévorkian, Parachever un génocide. Mustafa Kemal et l’élimination des rescapés arméniens et grecs (1918-1922), Paris, Odile Jacob, 2023.
- Jean Jaurès, Il faut sauver les Arméniens, édition par Vincent Duclert, Paris, Mille et une nuits, 2006 rééd. 2015. Vincent Duclert, « Jean Jaurès et la Turquie. La fêlure des massacres arméniens », in Jaurès, du Tarn à l’Internationale, préface de Gilles Candar, Paris, Fondation Jean Jaurès, coll. « Les essais », 2011, p. 89-113, et « Jean Jaurès et la défense des Arméniens. Le tournant du discours du 3 novembre 1896 », Cahiers Jaurès, n°217, juillet-septembre 2015, p. 63-88.
- Cf. Vincent Duclert, « La dimension génocidaire des grands massacres hamidiens (1894-1896). Penser l’extermination », in Conseil scientifique international pour l’étude du génocide des Arméniens, Le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman dans la Grande Guerre. Un siècle d’engagements pour la recherche et la connaissance, 1915-2015, Paris, Armand Colin, 2015, p. 116-129.
- Hans Lukas Kieser, Talaat Pacha. L’autre fondateur de la Turquie moderne, architecte du génocide des Arméniens, CNRS Éditions, 2023. Voir notre recension : https://legrandcontinent.eu/fr/2023/06/12/talaat-pacha-la-turquie-par-la-guerre-et-le-genocide/
- Hans Lukas Kieser, Talaat Pacha, op. cit. Le conseil scientifique pour l’étude du génocide des Arméniens (devenu CSI pour l’étude des génocides en février 2023), qui a organisé le colloque international de 2015 à Paris, « cent ans de recherches sur le génocide des Arméniens, a soutenu la traduction et la publication de l’ouvrage aux éditions du CNRS.
- Taner Akçam, Ordres de tuer. Arménie 1915, traduction française, Paris, CNRS Editions, 2020.
- Taner Akçam, A Shameful Act : The Armenian Genocide and the Question of Turkish Responsibility, Picador, 2007 traduit en français sous le titre Un acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Denoël, 2008, rééd. Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2012.
- Vincent Duclert, Arménie, op. cit., p. 22-23.
- Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 1944. Voir aussi, du même, « Genocide, a Modern Crime », Free World, 1945 ; « Genocide : A New International Crime. Punishment and Prevention », Revue internationale de droit pénal, vol. 10, 1946 ; « Genocide as a Crime Under International Law », American Journal of International Law, vol. 41, 1947.
- Ces amorces vite refermées de justice pénale internationale ont été étudiées notamment par Taner Akçam (avec Vahakn N. Dadrian, Jugement à Istanbul : le procès du génocide des Arméniens, préface de Gérard Chaliand, traduit de l’américain, L’Aube, coll. « Documents », 2015), Mikaël Nichanian (Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, Paris, PUF, 2015), et Claire Mouradian.
- Stephan Ihrig, Justifying Genocide : Germany and the Armenians from Bismarck to Hitler, Harvard University Press, 2016.
- Également, du même, Atatürk in the Nazi Imagination, Harvard University Press, 2014.
- « Plus de la moitié de la population du Haut-Karabagh a fui la région », le Grand Continent, 28 septembre 2023.
- Vincent Duclert, Arménie, op. cit., p. 12-13
- Ibid., p. 56.
- Cf. La Tragédie de Soumgaït. Un pogrom d’Arméniens en Union soviétique, témoignage, présentation de Bernard Kouchner, préface d’Elena Bonner, Paris Seuil, 1991.
- Luis Moreno-Ocampo, « Genocide against Armenians in 2023 », New York, August 7, 2023 (28 pages, www.cftjustice.org).
- « an ongoing Genocide in Nagorno-Karabach », ibid., p. 2.
- Ibid., p. 1. L’auteur insiste : « Il n’y a pas de fours crématoires, ni d’attaques à la machette ». (« There are no crematories, and there are no machete attacks »). Il faudrait plutôt mentionner, cependant, les chambres à gaz nazies.
- La journaliste du Monde Faustine Vincent a réalisé des reportages essentiels en septembre 2023. Pour la guerre de 2020, ceux de Jean-Christophe Buisson dans Le Figaro Magazine l’ont été précédemment. Rares ont été les médias français et internationaux à couvrir ce conflit apparemment mineur et en réalité crucial pour le monde.
- Cf. Raymond Aron, Croire en la démocratie 1933-1944, présenté par Vincent Duclert, notes de Christian Bachelier, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2017.
- Nous renvoyons ici à la tribune de l’auteur signée dans Le Monde en 2005, « Le génocide des Arméniens et l’honneur des intellectuels turcs », Le Monde, le 23 avril 2005.
- L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ?, postface d’Hamit Bozarslan, Paris, Armand Colin, coll. « Eléments de réponse/Libertés d’historien », 2010. Traduction en turc actualisée et augmentée : Türkiye’de Demokratik Karşi Cikis. Aydin ve Sanatçi Girişimleri, Istanbul, Belge Yayınları, 2012.
- Vincent Duclert, « Les génocides », La Documentation photographique, n°8127/2019-1.
- Ibid., p. 104.
- Par exemple, le 6 février dernier à Montélimar, avec l’association « Mémoires et cultures arméniennes » et son président Philippe Keledjian, la médiathèque de la ville et la « Nouvelle librairie Baume » dirigée par Laurence Combe d’Ingimbert.