Talaat Pacha : la Turquie par la guerre et le génocide

L’historien Hans-Lukas Kieser signe une biographie sur Talaat Pacha, acteur majeur de la Révolution des Jeunes Turcs qui a recentré les intérêts de l’Empire ottoman vers l’Asie Mineure tout en radicalisant la politique antichrétienne d’Istanbul — avant d'être l'initiateur et l'architecte du génocide arménien.

Hans Lukas Kieser, Talaat Pacha. L’autre fondateur de la Turquie moderne, architecte du génocide des Arméniens, CNRS Éditions, 2023, 611 pages

« Dans toute la noirceur de cette guerre, cela restera gravé dans nos mémoires comme le comble de la noirceur. Il n’existe rien d’équivalent à cette destruction planifiée et silencieuse d’une race. […] La race arménienne en Asie Mineure a été de fait anéantie. »

C’est ainsi que l’ambassadeur américain à Istanbul, Henry Morgenthau (1856-1946), dresse le terrible bilan du génocide des Arméniens à la fin de l’année 1916. À l’occasion du centenaire de la République turque, personnifiée par Mustafa Kemal, CNRS Éditions opte pour un choix audacieux avec la traduction de la biographie de Talaat Pacha, dirigeant ottoman particulièrement méconnu en France et pourtant architecte en chef du génocide des Arméniens. L’historien Hans-Lukas Kieser, dans ce travail initialement paru en allemand, puis traduit en anglais, dissèque la figure et surtout l’action de Mehmed Talaat, tout en plongeant le lecteur dans la période charnière des années 1908-1923, au cours de laquelle l’Empire ottoman se transmue d’abord en dictature unioniste, puis dans le régime autoritaire de la République de Turquie. Par un travail minutieux et fouillé l’historien présente, à travers la figure de Talaat, le basculement du cœur de la Turquie vers l’Anatolie et le rapport aux minorités qui conduit au génocide arménien.

Occultée en Turquie après son décès en 1921 et durant les premières années de la République, la personnalité de Talaat Pacha est d’abord récupérée en Allemagne par le régime nazi, puis remise officiellement à l’honneur à partir de 1940 en Turquie. Ses décisions prises pour exclure, culpabiliser, puis attiser la haine envers les Arméniens produisent des mécanismes à nouveau employés lors du génocide des Juifs en Europe de l’Est, puis du génocide des Tutsi au Rwanda. Pour mener à bien son travail, Hans-Lukas Kieser a dépouillé une quantité de sources impressionnante en Turquie, en Allemagne, à Londres, à Vienne ou encore à Yale. Il en ressort un écrit conséquent dont le contenu particulièrement précis passe au crible la façon dont Talaat a pensé le pouvoir du parti nationaliste Comité union et progrès (CUP), saisi les conséquences géopolitiques des guerres balkaniques, puis mis en œuvre le génocide des Arméniens dans le cadre des arcanes du pouvoir ottoman, en pleine guerre.

L’une des têtes pensantes du CUP et du « printemps ottoman »

Mehmed Talaat est né en 1874 à Edirne, l’ancienne Andrinople, ville située dans la partie européenne de l’Empire aux frontières de la Grèce et de la Bulgarie. Il s’impose rapidement comme l’une des figures majeures du CUP créé en 1889, et surtout de son Comité central. Membre actif d’une organisation subversive, sensible aux écrits du CUP, il est emprisonné en 1896 durant deux années, avant d’être exilé à Salonique où il décide finalement de s’établir, puis de faire venir sa mère et ses sœurs. Il reprend contact avec les membres du CUP dont l’un des officiers assassine Semsi Pacha, dépêché par le sultan Abdülhamid II (1876-1909) dans la province de Monastir pour y réprimer une révolte. Il assume rapidement un rôle majeur dans la réorganisation des Jeunes Turcs, dont l’ascension repose sur deux hommes : Ziya Gökalp (1876-1924), père spirituel du nationalisme turc devenu le doctrinaire du Comité central du CUP, en élabore l’idéologie et la rhétorique mélangeant le turquisme et l’islamisme au darwinisme social alors que Talaat fortifie le mouvement par le biais de ses réseaux pour en faire un grand parti populaire. Par la méthode du komitecilik, il amplifie l’action de réseaux confidentiels et de conspirateurs, ce qui permet au mouvement de compter 360 sections et 850 000 membres. Le CUP domine alors le Parlement grâce à sa victoire aux élections de l’automne 1908, tandis que le sultan peut seulement confirmer les ministres proposés, puis approuvés par le CUP.

La révolution des Jeunes Turcs de 1908 est seulement abordée sous l’angle du rôle de Talaat qui effectue deux voyages à Istanbul au printemps et en août, puis apparaît comme l’un des artisans de la victoire aux élections d’automne. S’ensuit une pause durant laquelle il affermit son pouvoir dans la capitale tout en profitant d’une période particulièrement difficile pour l’Empire qui aboutit au coup d’État du 23 janvier 1913, quand il pénètre dans le bâtiment de la Sublime Porte avec quelques officiers et Ismail Enver (1881-1922). Début 1914, trois hommes consolident leur pouvoir à la tête de l’État : Mehmed Talaat, Ismail Enver et Ahmed Cemal (1872-1922). Le CUP, et notamment son comité central, instaure dès lors le système du parti unique et aspire à mobiliser les masses dans un combat national pour sauver un Empire ottoman recentré sur son identité turque, en le libérant des influences étrangères. Si la situation se consolide à l’intérieur, les années 1908-1913 demeurent celles des revers diplomatiques dont l’indépendance de la Bulgarie, l’union de la Crète à la Grèce et l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche.

Repenser l’Asie Mineure

La réussite majeure de l’ouvrage est bien de décrypter la façon dont Mehmed Talaat a assimilé les bouleversements géopolitiques de l’Empire ottoman dans le cadre d’une recomposition des alliances européennes et des conséquences des guerres balkaniques. La démonstration, d’une remarquable solidité, dépeint la manière dont l’homme a saisi la nécessité de penser, par la force et la violence, la Turquie en Asie Mineure alors que l’Empire ne disposait plus des moyens de sauvegarder ses positions en Europe tout en faisant face aux diverses pressions dans le Caucase. Paradoxalement, c’est depuis Edirne et au prisme de la Macédoine qu’il consolide le bastion de l’Asie Mineure à travers le turquisme et l’islamisme. Preuve de ce basculement, en septembre 1912, le congrès du CUP ne se tient plus à Salonique mais à Istanbul. L’Asie Mineure, dans laquelle vivent de nombreuses communautés, devient également le théâtre d’une politique antichrétienne.

Sur le plan diplomatique, Hans-Lukas Kieser ne cède pas à une approche téléologique qui établirait une alliance logique avec l’Empire allemand. Talaat a en effet eu des échanges avec Churchill, mais une fois la guerre imminente, ce dernier ne parvient pas à obtenir la neutralité ottomane en raison des tensions entre Moscou et Istanbul, accentuées par les guerres balkaniques. L’alliance avec l’Allemagne se consolide rapidement puisque Hans von Wangenheim (1859-1915), l’ambassadeur allemand à Istanbul, salue la reprise d’Edirne sur la Bulgarie en 1913. Le 2 août 1914, un accord secret est signé entre les deux empires avant que la mobilisation générale ne soit décrétée le lendemain. Bien que les revers militaires soient nombreux, le fait d’empêcher les navires britanniques et français de franchir les Dardanelles le 18 mars 1915 apparaît comme une victoire significative. Alors que les États européens sont plongés dans une guerre d’un type nouveau, puis que l’Empire ottoman mène des combats à proximité du Caucase et en Europe, le ministre de l’Intérieur Talaat met en place l’extermination des Arméniens.

L’architecte du génocide

Les premiers massacres d’Arméniens dans l’Empire ottoman ne sont nullement liés à Mehmed Talaat. Au XIXe siècle, les minorités juives et chrétiennes pouvaient d’ailleurs s’y organiser en communautés tandis que les Arméniens ont longtemps été considérés comme la minorité la plus fidèle à l’Empire. La situation s’aggrave considérablement à la fin du siècle avec le règne d’Abdülhamid II marqué par le massacre d’au moins 100 000 Arméniens en 1894, et celui d’Adana qui entraîne la mort de 20 000 d’entre eux en avril 1909. Ces tueries sont commises par des bandes armées fanatisées sur les encouragements du Palais, ainsi que par la mobilisation des régiments personnels de la cavalerie kurde du Sultan (régiments hamidiés). Talaat exploite ce terreau à son profit. Le contexte de la guerre crée en effet une situation propice à la systématisation des massacres alors que deux personnalités, Enver Pacha et Talaat Pacha, occupent le devant de la scène. Au-delà de ces deux hommes, l’extermination des Arméniens répond à la volonté du CUP de bâtir un État nation turco-musulman en Asie Mineure. Ziya Gökalp joue ici un rôle essentiel en appelant au réveil des peuples turcs, qui devient le thème central de ses écrits. À la veille de la Grande Guerre, les Jeunes Turcs craignent que les régions peuplées de Kurdes et d’Arméniens ne suivent un chemin similaire à celui de la Macédoine lors des guerres balkaniques.

La Première Guerre mondiale offre une marge de manœuvre considérable pour mener à bien le projet d’extermination des communautés chrétiennes d’Asie Mineure. Talaat Pacha peut mobiliser ses ressources, les réseaux du CUP et les organes de l’armée pour atteindre son objectif. Alors qu’Enver Pacha se concentre sur la guerre, lui peut se focaliser sur les questions intérieures. La frontière manichéenne ennemis/amis est désormais fixée en fonction de critères ethno-religieux et balaye toute autre séparation : Ottomans/non-Ottomans ou civils/militaires. Les milices assyriennes et arméniennes demandent, et obtiennent, l’aide de la Russie, ce qui radicalise le discours les présentant comme des ennemis de l’intérieur. En 1915, pendant que l’Empire ottoman subit une série de défaites sur les différents fronts, Talaat Pacha peut ainsi désigner les Arméniens comme des alliés de la Russie, les ériger en traîtres et prend plusieurs mesures en Asie Mineure. Dans une circulaire de février 1915, il appelle les gouverneurs de la région de l’Est à se méfier des bandes de bandits arméniens, puis prend la tête d’un plan baptisé « Expédition » qui doit se dérouler en trois étapes à partir d’avril 1915 : l’arrestation des élites arméniennes en avril mai, le début du transfert des populations vers le désert syrien à partir de juin avec l’utilisation de la déportation comme processus d’extermination, puis la privation, la famine et l’incendie dans les camps pour tuer les derniers survivants. En pleine guerre, les arrestations commencent dans la nuit du 24 au 25 avril à Istanbul, la date du 24 avril étant celle qui passe à la postérité. Un semestre plus tard la moitié des Arméniens et des Assyriens ont été déportés ou massacrés. Hans-Lukas Kieser rappelle que peu d’hommes s’opposent à ce projet, certains le font en privé comme Mehmed Cavid, proche de Talaat, dans son journal personnel. Ceux qui s’y opposent plus franchement tels Hamid Kapancizâde, gouverneur de Diyarbekir, et le sénateur Ahmed Riza sont menacés par Talaat ou remplacés. Pour sa part, l’ambassadeur Hans von Wangenheim apporte son soutien à la fermeture des écoles arméniennes, la suppression des journaux, puis la déportation les familles qui ne seraient pas hors de tout soupçon1. L’Empire allemand ne se contente pas de louer la nature du régime des Jeunes Turcs, les hauts-fonctionnaires acceptent le génocide des Arméniens « sans états d’âme et à différents niveaux »2 tandis que les puissances occidentales semblent impuissantes. Environ 1,3 millions d’Arméniens et d’Assyriens ont perdu la vie au cours de ce génocide.

L’héritage

Devenu Grand Vizir en 1917, Talaat reçoit à cette occasion le titre de Pacha, puis s’exile au début du mois de novembre 1918 pour Berlin. Sur place et dans l’attente d’un éventuel retour, il contribue à un discours qui présente les Turcs, les musulmans et les Allemands comme les principales victimes de la guerre. Il achève la rédaction de ses Mémoires en 1919, puis est assassiné le 15 mars 1921 par un Arménien, Soghomon Tehlirian. Le procès de ce dernier se déroule les 2 et 3 juin3. Ses trois avocats, sans nier son coup de feu mortel, obtiennent son acquittement et mettent en avant le rôle de Talaat Pacha dans le génocide. Plus que le procès de Tehlirian, il s’agit d’une condamnation morale du génocide qui trouve un écho certain.

Hans-Lukas Kieser place donc Talaat dans un temps long et aspire à démontrer que malgré son exil et son assassinat, son empreinte a imprégné la Turquie mais aussi les régimes autoritaires européens. L’accointance avec l’Allemagne s’inscrit dans un temps long puisque sur le plan géopolitique les deux empires se sont alliés en 1914, Talaat a vécu à Berlin et Hitler a accepté le retour de ses restes en 1943 vers Istanbul. Bien que dans ce dernier cas Hitler cherche aussi à se faire un allié de la Turquie, Stefan Ihrig a bien montré les liens entre les deux pays et la place du génocide arménien en Allemagne4. En outre, Hans-Lukas Kieser insiste sur le fait que les restes de Talaat sont rapatriés en 1943, alors que ceux d’Enver Pacha ne le sont qu’en 1996. Il laisse ainsi entendre une reconnaissance plus prononcée de l’État turc envers le premier. Au-delà de réelles convergences avec le régime nazi, les restes d’Enver reposaient au Tadjikistan. On imagine difficilement l’URSS envisager cette restitution durant la Grande Guerre patriotique, puis la guerre froide alors que la Turquie était ancrée au camp occidental. Pour Hans-Lukas Kieser, le régime de Talaat inaugure également l’âge des extrêmes, des dictatures et des massacres en Europe5, puis illustre l’influence réciproque entre l’Empire ottoman et certaines dictatures et régimes totalitaires européens. Il rappelle ainsi que : « dès son émergence, le national-socialisme allemand s’est reconnu dans le personnage de Talaat et dans ses positions des années 1910 »6 et s’appuie en ce sens sur un texte explicite de Rosenberg.

Si l’annihilation des Herero et des Nama (1904-1908) dans le Sud-Ouest africain allemand (actuelle Namibie) est reconnue comme le premier génocide de l’histoire, Raphaël Lemkin a subi un véritable choc moral devant le génocide commis par les Jeunes Turcs et a tiré de nombreuses informations du procès de l’assassin de Talaat en 1921 pour penser et conceptualiser le terme de génocide au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il est d’ailleurs possible qu’il ait assisté au procès de Soghomon Tehlirian. En outre, le rapport entre les bourreaux et leurs victimes en 1915 révèle de nombreuses similarités avec le génocide des Juifs en 1941-1945 et celui des Tutsi au Rwanda en 19947.

Alors que certaines séries turques témoignent d’un réel intérêt pour cette période8, la place de Talaat dans l’histoire ottomane s’avère être un thème passionnant, traité à la fin de l’ouvrage. Dès sa mort, les journaux d’Istanbul se divisent entre la condamnation et l’apologie de celui qui vit alors en exil. Les liens entre Talaat et Mustafa Kemal semblent cordiaux et emprunts de respect réciproque. Faut-il y voir, à la suite de l’auteur, une collusion idéologique ou la volonté de Mustafa Kemal de se garder les bonnes grâces d’un homme qui conserve une certaine influence depuis Berlin ? Dans tous les cas, le nom de Talaat Pacha, occulté en Turquie jusqu’en 1940, s’inscrit ensuite dans les mémoires et le quotidien des Turcs avec des rues, des mosquées et des bâtiments qui prennent son nom.

Hans-Lukas Kieser signe un travail d’une grande qualité en s’appuyant sur un corpus archivistique et bibliographique conséquent. S’il n’échappe pas au travers récurrent des biographies conférant un caractère omnipotent à leur personnage par un lien évident avec les grands mécanismes de leur période, il démontre avec une solidité implacable la place de Mehmed Talaat, puis Talaat Pacha au sein du Comité central du CUP et du régime qui dirige l’Empire de 1913 à 1918. Fustigé par les chrétiens et les Kurdes, Talaat Pacha jouit d’une image positive dans une partie de la Turquie contemporaine. L’une des principales qualités de la biographie est d’analyser la rupture opérée par le CUP entre l’identité turque et l’identité ottomane. Talaat Pacha, et d’autres, identifient les moyens de survie d’un Empire ottoman à l’agonie. Cette survie passait, selon eux, par un recentrage sur l’Asie Mineure, une scission des identités turques et ottomanes confortée par les accords Sykes-Picot, le renforcement du lien entre turquisme et islamisme, mais aussi la nécessité de désigner des traitres intérieurs rapidement identifiés en la personnalité des communautés chrétiennes pour les livrer à la vindicte populaire. C’est ici que s’établit son plan d’éradication implacable des chrétiens, et plus particulièrement des Arméniens, comme le montre Hans-Lukas Kieser. On ne peut que saluer la volonté de CNRS Éditions d’avoir mis en œuvre la traduction de ce livre et de souligner auprès d’un public élargi le rôle mortifère de Talaat Pacha dans le génocide des Arméniens et son influence sur le régime nazi.

Sources
  1. p. 46.
  2. p. 377.
  3. « Le procès de Songhomon Tehlirian  », Une Histoire particulière, France culture, mai 2022.
  4. Stefan Ihrig, Justifying Genocide : Germany and the Armenians from Bismarck to Hitler, Harvard University Press, 2016.
  5. p. 55 et 78.
  6. p. 555.
  7. La proximité entre les bourreaux et leurs victimes a notamment été abordée par Marie Moutier-Bitan, Le pacte antisémite. Le début de la Shoah en Galicie orientale (juin-juillet 1941), Paris, Passés Composés, 2023 et Hélène Dumas, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014.
  8. Adrien Jouteau, « Quand le Turc renoue avec l’Ottoman », Le Grand Continent, le 21 juin 2018.
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