Les peuples d’Europe centrale et orientale ayant fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive — tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. Ce dimanche, nous poursuivons notre série hebdomadaire « Violences impériales » co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé. Pour recevoir les nouveaux épisodes de la série, abonnez-vous au Grand Continent

En deux ans, de l’été 1931 à l’été 1933, près de 7 millions de Soviétiques, dans leur immense majorité des paysans, moururent de faim au cours de la dernière grande famine européenne survenue en temps de paix : près de 4 millions en Ukraine, un million et demi au Kazakhstan et environ 1,2 ou 1,3 million en Russie, principalement dans les régions agricoles les plus riches de la Volga, des Terres noires et du Kouban. 

Ces famines, qui ne furent précédées d’aucun cataclysme météorologique, se distinguent radicalement des nombreuses famines qu’avait connues, des siècles durant, la Russie tsariste. Elles furent très différentes aussi de la famine de 1921-1922, qui avait clos un cycle dévastateur de huit années de guerre, de révolutions et de guerres civiles. Ultime épisode d’un affrontement entre l’État et les paysans commencé peu après la prise du pouvoir par les bolcheviks, les famines du début des années 1930 furent la conséquence directe d’une politique d’extrême violence : la collectivisation forcée des campagnes, véritable guerre anti-paysanne déclenchée, à la fin de l’année 1929, par le régime stalinien dans le double but d’extraire de la paysannerie un lourd tribut destiné à réaliser « l’accumulation socialiste primitive » indispensable à l’industrialisation accélérée du pays, et d’imposer un contrôle politique sur les campagnes, restées jusqu’alors largement en dehors du « système de valeurs » du régime. 

Ces famines, qui ne furent précédées d’aucun cataclysme météorologique, se distinguent radicalement des nombreuses famines qu’avait connues la Russie tsariste.

Nicolas Werth

Les avancées de l’historiographie

Depuis le milieu des années 1990, l’historiographie des famines soviétiques du début des années 1930 a considérablement progressé et a permis d’aboutir à d’importantes conclusions. Tout d’abord, la réévaluation globale des politiques de violence et de répression mises en œuvre par le régime stalinien a montré que les famines résultaient d’une politique de prélèvements étatiques prédateurs sur la production agricole et qu’elles ont eu un poids prédominant dans le bilan total des victimes du stalinisme. Les famines du début des années 1930 ont ainsi été six fois plus meurtrières que la Grande Terreur de 1937-1938 ; trois à quatre fois plus de Soviétiques sont morts de faim en 1932-1933 qu’au Goulag durant un quart de siècle. L’expérience des disettes et de la famine a affecté deux fois plus de Soviétiques (au moins quarante millions) que l’expérience du camp (vingt millions). Les disettes et famines provoquées par l’occupant nazi sur le territoire soviétique durant la Seconde guerre mondiale ne sont pas prises en compte dans ce décompte. 

Valeriy Vitter, Chaque jour, 40 000 personnes meurent de faim à travers le monde, Kyiv, 1999, 104×70, gouache, carton

Depuis la parution de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, la violence du stalinisme est identifiée, en premier lieu, au travail forcé. La réalité des famines a été longtemps niée, passée sous silence, puis sous-estimée. Elle renvoie à l’aspect le plus régressif de l’expérience soviétique — l’URSS a été le pays des deux dernières grandes famines européennes, celle de 1931-1933 et celle de 1946-1947 ; elle invite l’historien à reconsidérer le stalinisme à l’aune de la faim comme phénomène de masse.

L’ampleur des famines invite l’historien à reconsidérer le stalinisme à l’aune de la faim comme phénomène de masse. 

Nicolas Werth

Sur un autre plan, les historiens ont pu, à partir d’une documentation profondément renouvelée par l’ouverture des archives, reconstruire en détail les mécanismes politiques qui ont conduit à la catastrophe agricole du début des années 1930 et, plus globalement, à la « dé-paysannisation » du pays et étudier les formes de résistance, multiples et variées, de la société paysanne, face à ce qu’elle percevait comme l’imposition d’un « nouveau servage ». Ce concept de « dépaysannisation » (razkrestianivanie), beaucoup plus pertinent que celui de « dékoulakisation », a été introduit par le grand historien de la paysannerie soviétique Viktor Danilov. Il désigne la transformation du paysan en un kolkhozien. Le paysan était un petit propriétaire dans le cadre spécifique de la « commune paysanne » traditionnelle, dont le fonctionnement ancestral induisait une forme de propriété très particulière, fondée sur la redistribution périodique des terres en fonction des « bouches à nourrir » dans chaque famille. Le kolkhozien était quant à lui un paysan désormais dépourvu de toute initiative et voué à une forme de « clochardisation » au sein d’une nouvelle structure collectiviste où l’individu était privé de la possession des moyens de production les plus élémentaires. 

C’est précisément cette contextualisation des politiques de prédation étatique sur les récoltes, fondée sur une reconstitution précise des mécanismes de prise de décision et de mise en œuvre, au niveau régional et local, qui permet aujourd’hui de dégager les caractères particuliers des famines soviétiques du début des années 1930 et de comprendre la spécificité de la famine en Ukraine par rapport aux autres famines. 

Les famines furent la conséquence directe d’une politique d’extrême violence. 

Nicolas Werth

Les famines au Kazakhstan et en Russie : péripétie insignifiante aux marges de l’URSS et prédations étatiques

Avec 1,4 million de morts et de disparus sur quatre millions de Kazakhs, les éleveurs nomades kazakhs ont subi les conséquences meurtrières du « Grand Tournant stalinien » de 1930 plus durement que n’importe quel autre groupe national. Néanmoins, la manière dont la terrible famine s’est abattue sur le Kazakhstan à partir de 1931 — un an avant les autres famines — a été très différente du cours pris par les événements en Ukraine à partir de l’été 1932. La famine kazakhe, accompagnée d’épidémies, fut à l’origine d’un vaste exode de plus d’un million d’éleveurs nomades ruinés par la collectivisation de leur cheptel — le plus important de toute l’Union soviétique — vers la Chine, la Sibérie occidentale, l’Oural, les régions de la Volga. Cette famine fut la conséquence directe de la destruction totale de l’économie kazakhe occasionnée par une politique brutale de collectivisation du cheptel et de sédentarisation des éleveurs nomades. 

Les recherches récentes sur la famine de 1930-1933 au Kazakhstan réfutent l’existence d’une volonté délibérée du groupe dirigeant stalinien d’utiliser l’arme de la faim pour exterminer les Kazakhs en tant que groupe ethnique ou national ou pour briser une résistance perçue comme une menace pour le régime. Politiquement, le Kazakhstan n’est pas, à la différence de l’Ukraine, une région stratégique qui risque d’être « perdue » ; c’est plutôt une région « semi-coloniale » attardée et lointaine comme l’a notamment souligné Niccolo Pianciola, pour lequel il y a extermination de fait des nomades, le laisser-faire des autorités régionales relevant d’un acte conscient. Rappelant que plus de 90 % des victimes de la famine étaient Kazakhs, que les quotas de livraison de viande furent remplis avec zèle à la différence des quotas de livraison de céréales, négociés pied à pied, il avance que « les directives de Moscou furent instrumentalisées par les fonctionnaires locaux en fonction de leurs propres objectifs, intérêts et logiques administratives. Il s’agissait pour eux, dans le cadre très particulier des rapports de force qui existaient dans cette société périphérique profondément divisée entre agriculteurs russes et éleveurs kazakhs, de faire supporter par ces derniers l’essentiel des dommages causés par la politique de collectivisation forcée »1

Le Kazakhstan est considéré comme une région « semi-coloniale » attardée et lointaine, dans laquelle on extermine de fait des nomades — le laisser-faire des autorités régionales relevant d’un acte conscient. 

Nicolas Werth

Dans quelle mesure cette politique a-t-elle été délibérément et intentionnellement pensée par le groupe dirigeant stalinien ? À la différence de l’Ukraine, le Kazakhstan n’est quasiment jamais mentionné dans la correspondance de Staline avec ses plus proches collaborateurs. Dans l’esprit des dirigeants staliniens, l’exode massif des éleveurs nomades kazakhs et les « difficultés alimentaires » auxquelles ils ont dû faire face n’étaient qu’une péripétie insignifiante — et inévitable — du passage historique de cette région « attardée » de l’URSS à un stade supérieur de développement. Les rapports en provenance de ces confins lointains minimisaient tous fortement, à de très rares exceptions près, la catastrophe en cours, quand ils ne la passaient pas totalement sous silence.

Valeriy Vitter, Ukraine 1932, Kyiv, 2007, 110×75, carton, gouache

Dans les régions de la Volga et des Terres noires, où 700 000 à 800 000 paysans moururent de faim en 1932-1933, la situation était différente, à la fois du cas ukrainien et du cas kazakh. Comme l’ont montré notamment Viktor Kondrachine et D’Ann Penner2, la famine y fut le résultat direct d’une politique prédatrice d’une extraordinaire dureté sur la production céréalière de ce « grenier à blé » de la Russie. Sur ordre des responsables régionaux, pressés par Moscou de réaliser à tout prix le « plan de collecte », des kolkhozes, des villages, voire des districts entiers qui n’avaient pas « rempli leur devoir vis-à-vis de l’État prolétarien », furent « punis » et « mis au tableau noir ». 

L’inscription au « tableau noir » était lourde de conséquences pour la population locale : elle entraînait non seulement le retrait de tous les produits, manufacturés et alimentaires, des magasins, l’interdiction totale de tout commerce et le remboursement immédiat de tous les crédits, individuels ou collectifs, en cours, mais aussi des arrestations massives de tous les « saboteurs du plan de collecte » et une imposition exceptionnelle en nature, c’est à dire, concrètement, la confiscation totale des dernières réserves de nourriture des paysans. À la différence de l’Ukraine toutefois, il n’y avait pas ici d’enjeu national. Or c’est précisément la conjonction d’une résistance paysanne et d’un mouvement national qui, aux yeux de Staline, constituait une menace mortelle pour son pouvoir. Bien que très élevés, les taux de mortalité par famine n’atteignirent jamais, dans les régions de la Volga, le niveau que connut l’Ukraine. On peut en dire de même du nombre de personnes arrêtées, condamnées ou déportées. Dans le dernier article publié avant sa disparition, Viktor Danilov a bien montré le comportement différent du « plénipotentaire » de Staline, Pavel Postychev, envoyé d’abord dans la Basse-Volga, en décembre 1932, où il fit quelques concessions — tardives — sur les quantités de céréales à livrer par la population rurale, puis en Ukraine à partir de janvier-février 1933, où il mena une lutte sans concession contre le « nationalisme ukrainien »3.

La famine de la Volga et des Terres Noires fut le résultat direct d’une politique prédatrice d’une extraordinaire dureté sur la production céréalière de ce « grenier à blé » de la Russie.

Nicolas Werth

En Ukraine et au Kouban, une famine intentionnellement aggravée pour briser une résistance paysanne et nationale

Conséquence directe d’une politique volontariste de prélèvements étatiques prédateurs sur les récoltes et les produits de l’élevage, la famine fut, en Ukraine (et au Kouban, région du nord-Caucase administrativement rattachée à la Russie, mais majoritairement peuplée d’Ukrainiens) et uniquement dans ces régions, intentionnellement aggravée, à partir de l’été 1932, par la volonté inébranlable du groupe dirigeant stalinien non seulement de briser, par l’arme de la faim, la résistance particulièrement opiniâtre que les paysans ukrainiens opposaient à la collectivisation, mais aussi d’éradiquer le « nationalisme » ukrainien perçu comme la plus grave menace à la construction de l’URSS sous la houlette de la Russie. Staline n’avait pas oublié que deux ans auparavant, en 1930, la moitié des quelque 14 000 tumultes, révoltes et insurrections paysannes comptabilisées par la police politique à travers tout le pays avait eu lieu précisément en Ukraine.

On peut aujourd’hui reconstituer très précisément, jour après jour, les décisions prises par Staline et ses plus proches collaborateurs concernant l’Ukraine et le Kouban. Elles indiquent clairement, à partir d’août 1932, une volonté d’utiliser l’arme de la faim, d’aggraver une famine qui avait déjà débuté quelques mois plus tôt dans un certain nombre de districts ukrainiens, de l’instrumentaliser, de l’amplifier intentionnellement afin de porter un « coup écrasant » — selon les termes de Staline lui-même — aux paysans ukrainiens. L’analyse détaillée par Iouri Shapoval et Valeri Vassiliev4 des expéditions punitives menées, à partir du 23 octobre 1932, par les deux « envoyés plénipotentiaires » de Staline, Viatcheslav Molotov et Lazar Kaganovitch, en Ukraine et au Kouban, permet d’identifier les étapes décisives de l’escalade répressive menant à cette aggravation intentionnelle de la famine : fin octobre-début novembre, il y a eu généralisation de la pratique de « mise au tableau noir » des kolkhozes, villages et districts en retard sur le « plan de livraisons obligatoires » ; à la mi-novembre, les paysans des kolkhozes n’ayant pas encore rempli le « plan de livraisons obligatoires » sont sommés de rendre les maigres « avances en nature » qu’ils avaient reçues pour leur travail ; à la fin du mois de décembre, Molotov et Kaganovitch imposent aux dirigeants ukrainiens de prendre un décret stipulant que les kolkhozes qui n’ont pas encore rempli le plan seront tenus de rendre, dans un délai de cinq jours, leurs « soi-disant fonds de semences », dernières réserves permettant d’assurer la prochaine récolte, même la plus minimale, ou d’apporter une ultime aide d’urgence aux kolkhoziens affamés.

C’est la conjonction d’une résistance paysanne et d’un mouvement national qui, aux yeux de Staline, constituait une menace mortelle pour son pouvoir.

Nicolas Werth

Enfin, le 22 janvier 1933, Staline rédige une circulaire secrète ordonnant de mettre immédiatement fin à l’exode massif des « paysans » — terme entre guillemets dans le texte de Staline — qui fuient l’Ukraine et le Kouban « sous prétexte d’aller chercher du pain ». Cet exode, écrit Staline, « est organisé par les ennemis du pouvoir soviétique, les socialistes-révolutionnaires et les agents polonais dans un but de propagande, afin de discréditer, par l’intermédiaire de « paysans » fuyant vers les régions de l’URSS au nord de l’Ukraine, le système kolkhozien en particulier et le système soviétique en général ». Cette mesure fatale, ainsi que sa justification par Staline, reflètent la nouvelle politique spécifiquement anti-ukrainienne mise en œuvre depuis quelques mois. 

Grâce à la correspondance de Staline avec ses plus proches collaborateurs, on peut en suivre précisément la genèse et le développement : à cet égard, la longue lettre de Staline à Kaganovitch du 11 août 1932, aujourd’hui bien connue des spécialistes, est particulièrement éclairante : pour Staline, l’Ukraine est vulnérable : « Nous pouvons perdre l’Ukraine », écrit-il, non pas à cause de la famine imminente qui menace de mort des millions de paysans ukrainiens, mais à cause de l’infiltration, par les « agents polonais, nationalistes et petliouriens » du parti communiste ukrainien ! Voici un extrait particulièrement significatif de cette lettre : « Si nous n’entreprenons pas immédiatement le redressement de la situation en Ukraine, nous pouvons perdre l’Ukraine. Ayez à l’esprit que Pilsudski ne sommeille pas, son antenne d’espionnage en Ukraine est beaucoup plus forte que ne le pensent Redens et Kossior. Ayez également à l’esprit que dans le parti communiste ukrainien (500 000 membres, ha, ha !) on ne trouve pas peu (non, pas peu !) d’éléments pourris, de petliouriens conscients et inconscients, et enfin des agents directs de Pilsudski. Sitôt que les choses empireront, ces éléments ne traîneront pas pour ouvrir un front à l’intérieur (et hors) du Parti, contre le Parti ». 

Une vaste purge des « éléments nationalistes » est lancée : en quelques mois, une centaine de milliers de ces « éléments » sont arrêtés, dans tous les milieux, au sein du parti communiste, mais aussi parmi les responsables des kolkhozes, ou dans l’intelligentsia. Le 14 décembre 1932, sur proposition de Staline, le Politburo, la plus haute instance du Parti, présidée par Staline, condamne la politique d’ukrainisation menée depuis 1923 dans le but de promouvoir la langue, la culture et surtout la formation de cadres communistes ukrainiens, au prétexte qu’elle a favorisé l’émergence d’un « nationalisme ukrainien ». L’enseignement de la langue ukrainienne dans l’ensemble des régions ukrainophones hors de la RSS d’Ukraine, telles que le Kouban, par exemple, est immédiatement stoppé. 

« Nous pouvons perdre l’Ukraine », écrit Staline, non pas à cause de la famine imminente qui menace de mort des millions de paysans ukrainiens, mais à cause de l’infiltration, par les « agents polonais, nationalistes et petliouriens » du parti communiste ukrainien.

Nicolas Werth

La confiscation des dernières réserves de nourriture et le blocus imposé aux paysans affamés, par des mesures radicales, comme l’interdiction de vente de billets de chemin de fer et le déploiement de cordons de troupes le long des routes pour empêcher tout exode vers les villes, signent la condamnation à mort de millions de paysans. La surmortalité due à la famine est très concentrée : de 250 000 environ en 1932, elle explose au cours des sept premiers mois de 1933 (jusqu’à la récolte) au cours desquels elle s’élève à plus de 3,2 millions — soit environ 15 000 morts par jour — avant de retomber fortement à partir d’août (250 000 décès supplémentaires entre août et décembre 1933). En 1934, la surmortalité est de 150 000 environ. Sur les 3,9 millions de victimes de la famine en Ukraine, 3,6 millions sont des ruraux, dans leur immense majorité des paysans ; 300 000 des citadins. 93 % des victimes sont de « nationalité » ukrainienne, les 7 % restants — essentiellement des citadins — de « nationalité » russe, polonaise, allemande, juive5.

La question de l’intention génocidaire 

Avec la disparition de l’URSS et l’ouverture des archives soviétiques, les recherches historiques sur les famines du début des années 1930 en URSS ont considérablement progressé. La famine en Ukraine a fait l’objet des études les plus abouties grâce à l’immense travail accompli par les historiens ukrainiens pour lesquels la compréhension des mécanismes de l’Holodomor, nouveau terme forgé en Ukraine pour caractériser l’extermination par la faim et son caractère intentionnel, est devenue un enjeu scientifique et mémoriel majeur. Ce terme résulte de la fusion des mots holod, la faim, et mor — racine de moryty, qui signifie épuiser, laisser souffrir sans intervenir. Cette conjonction sémantique indique donc l’intention de tuer par la faim, mais n’induit pas directement l’idée d’une extermination de masse, encore moins d’un génocide sur une base ethnique. Mais aujourd’hui, avec sa majuscule, il a pris en Ukraine le sens « commun » de génocide du peuple ukrainien.

Le silence sur les famines en Russie va de pair avec la revalorisation de plus en plus accentuée du régime stalinien en général et de Staline en particulier.

Nicolas Werth

C’est aussi devenu un enjeu politique : depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, l’Holodomor est en effet une pièce maîtresse de la nouvelle identité nationale ukrainienne postsoviétique. En novembre 2006, le Parlement ukrainien a solennellement reconnu la famine de 1932-1933 comme un génocide perpétré par le régime de Staline contre le peuple ukrainien. À la différence de l’Ukraine, le Kazakhstan postsoviétique, qui entretient des relations privilégiées avec la Russie, n’a entrepris aucune politique commémorative visant à perpétuer le souvenir d’une hécatombe ayant causé la mort d’un tiers des éleveurs nomades kazakhs. En Russie, un silence encore plus assourdissant pèse sur les famines des régions de la Volga et des Terres noires (malgré les travaux remarquables, parus dans les années 1990-2000, de quelques grands historiens russes sur le sujet6). Un silence qui va de pair avec la revalorisation, de plus en plus accentuée, du régime stalinien en général et de Staline en particulier. Quant à l’Holodomor, il est tout simplement nié, comme en témoigne de manière éclatante la destruction par les forces d’occupation russes, à Marioupol, du monument en mémoire des victimes de la famine. 

Aujourd’hui, en Occident, le débat public sur cet événement majeur de l’histoire européenne du XXe siècle, encore largement méconnu, se focalise autour de la qualification juridique de l’Holodomor. Pour Raphael Lemkin, le grand juriste qui inspira, par ses travaux, la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 définissant le crime de génocide, la famine dirigée intentionnellement contre les paysans ukrainiens était, parallèlement à « l’attaque contre l’intelligentsia, les élites et l’Église ukrainienne », la composante majeure de la « destruction systématique de la nation ukrainienne et de son incorporation progressive à la nation soviétique (…), un cas de génocide, de destruction non seulement des individus, mais d’une culture, d’une nation »7

Pour les historiens ukrainiens, la compréhension des mécanismes de l’Holodomor est devenue un enjeu scientifique et mémoriel majeur.

Nicolas Werth

La découverte, il y a une dizaine d’années, de ce texte inédit, daté de 1953 et devenu iconique en Ukraine, a renforcé l’argumentaire de tous ceux qui militent pour une reconnaissance de l’Holodomor comme génocide. On notera cependant que l’acception de génocide proposée par Raphael Lemkin dans ce texte englobe notamment la « destruction de la culture nationale », en l’occurrence ukrainienne, et qu’elle est plus large que celle retenue par la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948. Rappelons que cette Convention définissant le crime de génocide insiste sur deux conditions nécessaires et indispensables à l’établissement de cette qualification : l’intentionnalité (« intention de détruire en tout ou en partie ») et le ciblage d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux « comme tel ». 

Viktor Bystryakov, Ukraine 1932-1933, la moisson du désespoir, Kyiv, 1997, 70×100

En ce qui concerne la famine en Ukraine, l’intentionnalité est suffisamment et indiscutablement établie. À cet égard, la résolution du 22 janvier 1933 est un document capital : signée de Staline, elle ordonne le blocus des villages ukrainiens, blocus ayant pour conséquence immédiate une aggravation exponentielle de la famine. Sur la question du groupe cible, les avis divergent. Staline visait-il les paysans d’Ukraine en tant que paysans ou en tant qu’Ukrainiens ? Ce point est crucial s’agissant de la qualification juridique de génocide.

Pour un certain nombre d’historiens qui refusent de qualifier de génocide la famine de 1932-1933 en Ukraine, les Ukrainiens n’étaient pas ciblés « en tant que groupe national ou ethnique comme tel » : la famine a frappé durement, en Ukraine même, des citoyens soviétiques de « nationalité » polonaise, allemande, russe ou juive et il n’a jamais été procédé à aucune forme de « sélection » sur une base nationale ou ethnique. Ces derniers font aussi valoir que de nombreux Ukrainiens — depuis les plus hauts cadres dirigeants jusqu’aux membres des « brigades de fer » chargées de confisquer les dernières réserves de nourriture des paysans — ont participé à l’affamement d’autres Ukrainiens et la famine avait pour objectif principal de briser une résistance paysanne, plutôt que nationale. 

Le « génocide soviétique en Ukraine », pour reprendre les termes de Raphael Lemkin, a été très différent de la Shoah, du génocide des Arméniens et du génocide des Tutsis. 

Nicolas Werth

D’autres historiens insistent, au contraire, sur le fait que les paysans ukrainiens étaient visés en tant qu’Ukrainiens, rappelant que, pour Staline, la question paysanne ukrainienne était « par essence, une question nationale, la paysannerie constituant la force principale du mouvement national », et que « groupe national » doit être compris au sens de civic nation, c’est à dire d’un groupe de personnes d’origines différentes partageant une culture commune et un sentiment d’appartenance à une communauté. 

Le débat sur la qualification juridique de la famine de 1932-1933 en Ukraine se poursuit. À ce jour, une vingtaine de pays — dont la France, depuis 2022 — ont reconnu, par le biais de leurs parlements, l’Holodomor comme génocide. Il n’en reste pas moins que le « génocide soviétique en Ukraine », pour reprendre les termes de Raphael Lemkin, a été très différent de la Shoah, du génocide des Arméniens et du génocide des Tutsis. Raphael Lemkin en était le premier conscient, qui insistait sur le fait que ce « génocide soviétique » n’avait pas pour but « l’annihilation complète » des Ukrainiens et qu’il fut élaboré sur la base d’une rationalité politique et non sur des fondements ethniques ou raciaux. 

Une dernière remarque qui ne saurait, d’aucune manière, clore le débat. Dans l’URSS du début des années 1930, ni les nomades kazakhs, ni les paysans des régions de la Volga, ni les paysans dékoulakisés déportés vers la Sibérie et l’Extrême nord (15 % au moins d’entre eux moururent de faim et d’épuisement au cours de la seule année 1933) ne furent victimes d’un génocide. Mais ils sont morts, en masse, oubliés et ignorés. Pour toute une série de raisons, personne aujourd’hui ne mentionne ni ne revendique ces morts. Eux aussi ne doivent pas être oubliés.

Sources
  1. Niccolò Pianciola, « Famine in the steppe. The collectivization of agriculture and the Kazakh herdsmen, 1928-1934 », Cahiers du Monde russe, vol.45 n°1-2, p;188, 2004.
  2. Viktor Kondrachine, D’Ann Penner, Golod 1932-1933 v sovetskoi derevne (La famine de 1932-1933 dans les campagnes soviétiques), Samara-Penza, 2002.
  3. Viktor Danilov, « Organiovannyi golod. K 70-letiju obŝekrestianskoi tragedii » [Une famine organisée. Pour le 70ème anniversaire de la tragédie de la paysannerie], Otečestvenaâ Istoriâ, n°5, 2004, p. 97-110.
  4. Valerii Vassiliev, Uri Ivanovych Shapoval (dir), Komandiry velikogo Golodu. Poezdki V.Molotova i L.Kaganoviča v Ukrainu ta na Pivnicnyi Kavkaz, 1932-1933 (Les commandants de la Grande Famine. Les missions de V. Molotov et de L. Kaganovitch en Ukraine et au Caucase du nord, 1932-1933), Kiev, Genève, 2001.
  5. Rappelons qu’en URSS, chaque citoyen soviétique devait préciser, dans ses papiers d’identité, sa « nationalité » : Russe, Ukrainien, Polonais, Allemand, Juif, Letton, Ouzbek, Kazakhs, etc, en fonction de son origine familiale.
  6. Cf. en particulier les travaux de Viktor Viktorovitch Kondrachine (dir.), Golod v SSSR (La famine en URSS), vol.1, Moscou, Mezhdunarodnyi Fond Demokratia, 2011.
  7. La série d’articles signée Roman Serbyn, Raphael Lemkin et Jean-Louis Panné, « Raphael Lemkin et les génocides » a été publié en français dans la revue Commentaire, vol.3, n°127, 2009, p. 637-652.