Les peuples d’Europe centrale et orientale ayant fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive — tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. Ce dimanche, nous poursuivons notre série hebdomadaire « Violences impériales » co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé. Pour recevoir les nouveaux épisodes de la série, abonnez-vous au Grand Continent

Vingt ans après la Grande Révolution socialiste d’Octobre, le régime soviétique perpétra le plus grand massacre d’État jamais mis en œuvre en Europe en temps de paix : en seize mois, d’août 1937 à novembre 1938, environ 750 000 citoyens soviétiques furent exécutés après avoir été condamnés à mort par un tribunal d’exception à l’issue d’une parodie de jugement. Soit près de 50 000 exécutions par mois, 1 600 par jour. Durant la Grande Terreur, un Soviétique adulte sur cent fut exécuté d’une balle dans la nuque. Dans le même temps, plus de 800 000 Soviétiques furent condamnés à une peine de dix ans de travaux forcés et envoyés au Goulag. Comment expliquer cette débauche de terreur ? Qui en furent les victimes ? Est-il légitime de qualifier ce crime de masse, comme on l’a fait longtemps, de « Grandes purges » ?

Purges politiques et « opérations répressives secrètes »

Disons-le d’emblée : les grands procès de Moscou, qui mettaient en scène les grands dirigeants bolcheviques déchus accusés des pires crimes de trahison et d’espionnage, tout comme le « Rapport secret » de Nikita Khrouchtchev de février 1956 devant le XXème Congrès du PCUS, ont, chacun à leur manière, été de formidables « événements-écrans » masquant la véritable nature de la Grande Terreur, un terme mis à l’honneur, pour la première fois, par l’historien britannique Robert Conquest en 19681. En effet, les « procès de Moscou », parodies de justice largement couvertes par les médias — tant soviétiques qu’occidentaux — ont durablement masqué l’autre face, cachée et inavouée, de la Grande Terreur — celle des « opérations répressives secrètes », dévoilées seulement après la chute de l’URSS et l’ouverture des archives soviétiques au début des années 1990. 

Quant au « Rapport secret », qui donnait une vision très partielle et sélective des crimes de Staline, il a longtemps fait croire que la répression avait été dirigée principalement contre les cadres communistes du Parti, de l’économie et de l’armée — une opinion encore largement partagée par un certain nombre d’historiens, pour qui la Grande Terreur  reste, pour l’essentiel, une « grande purge » du Parti, plus sanglante que les autres. En réalité, la Grande Terreur fut d’abord et avant tout, une immense opération d’ingénierie et de « purification » sociale et ethnique visant à liquider définitivement tous les éléments jugés « étrangers » ou « nuisibles » à la nouvelle société socialiste en cours d’édification. 

La Grande Terreur fut un moment paroxystique qui résulte de la convergence de deux lignes répressives — l’une, politique, dirigée contre les élites, l’autre, socio-ethnique, dirigée contre des « éléments socialement nuisibles » et « ethniquement suspects ».

Nicolas Werth

Inaugurée avec la « dékoulakisation », c’est à dire la déportation massive, en 1930-1932, de deux millions et demi de paysans vers des régions inhospitalières du pays, cette gestion policière du social se poursuivit dans les années 1933-1936 par une politique de rafles-expulsions d’éléments catalogués comme « socialement nuisibles » et chassés des villes, et par un certain nombre d’opérations, encore ponctuelles, de « nettoyage » des zones frontalières de leurs minorités ethniques (citoyens soviétiques d’origine polonaise, allemande, finnoise, balte, coréenne) suspectées d’entretenir des liens avec des Puissances étrangères hostiles  (Pologne, Allemagne, Finlande, pays baltes, Japon).  

Les seize mois de la Grande Terreur (août 1937-novembre 1938) concentrent, à eux seuls, les trois quarts des condamnations à mort prononcées, entre la fin de la guerre civile en 1921 et la disparition de Staline en 1953, par une juridiction d’exception dépendant de la police politique ou des tribunaux militaires.  Il s’agit bien d’un moment paroxystique, d’un véritable nœud de « radicalisation cumulative », sans égal durant l’ensemble de la période soviétique, qui résulte de la convergence, à un moment de grandes tensions internationales annonciatrices d’un conflit européen imminent, de deux lignes répressives — l’une, politique, dirigée contre les élites, l’autre, socio-ethnique, dirigée contre un vaste ensemble d’« éléments socialement nuisibles » et « ethniquement suspects » qui étaient perçus par Staline comme autant de recrues potentielles  d’une mythique « cinquième colonne de terroristes à la solde des Puissances étrangères hostiles à l’URSS ». La guerre d’Espagne, ou plus exactement, l’interprétation que faisait Staline des défaites des Républicains espagnols, victimes, selon lui, de leur inaptitude à se défaire des « espions » infiltrés dans leurs rangs, joua un rôle capital dans la diffusion du thème de la « cinquième colonne » parmi les hauts responsables politiques et policiers soviétiques. 

Ces parodies de justice accompagnées d’innombrables meetings, largement « popularisées » dans la presse et à la radio, démasquaient de multiples « complots » et désignaient à la vindicte populaire des boucs-émissaires responsables des difficultés économiques.

Nicolas Werth

Les « opérations répressives secrètes » à l’origine de plus de 90 % des arrestations, condamnations et exécutions en 1937-1938, me paraissent devoir être clairement différenciées des purges des élites et des cadres politiques, économiques, militaires et intellectuels menées parallèlement, au terme de procédures extra-judiciaires différentes, répondant à d’autres objectifs et à une autre fonctionnalité politique. Dans ces purges, ce qui était en jeu, c’était le remplacement d’une élite par une autre, plus jeune, souvent mieux formée, politiquement et idéologiquement plus obéissante et malléable, façonnée dans  l’esprit stalinien des années 1930 ». Ces purges devaient détruire tous les liens politiques, administratifs, professionnels et personnels générateurs de solidarités (ce que Staline appelait les « cercles de famille ») et promouvoir une nouvelle couche de jeunes dirigeants qui devraient leur carrière vertigineuse au Guide et qui lui seraient totalement dévoués. Aussi spectaculaire et politiquement significative fût-elle, l’arrestation et l’exécution d’un pourcentage souvent très élevé des cadres communistes, aussitôt remplacés par la génération des « promus » du Ier Plan quinquennal, ne représentait qu’une petite fraction (7 % environ) de l’ensemble des arrestations et des exécutions effectuées en 1937-1938. 

On estime aujourd’hui à une centaine de milliers environ le nombre de cadres communistes arrêtés, dont un peu plus de la moitié furent exécutés. La répression des élites représenta la face publique de la Terreur, dont la manifestation la plus éclatante furent les procès politiques à grand spectacle, les fameux « procès de Moscou » de 1936, 1937 et 1938, mais aussi les centaines de procès publics, à vocation pédagogique, de dirigeants communistes locaux, mis en scène dans de nombreux chefs-lieux de province2. « Formidable mécanisme de prophylaxie sociale »3, ces parodies de justice, accompagnées d’innombrables meetings, largement « popularisées » dans la presse et à la radio, démasquaient de multiples « complots » et désignaient à la vindicte populaire des boucs-émissaires responsables des difficultés rencontrées dans la « construction du socialisme » et des dysfonctionnements endémiques d’une industrialisation chaotique. 

Ces purges devaient détruire tous les liens politiques, administratifs, professionnels et personnels générateurs de solidarités et promouvoir une nouvelle couche de jeunes dirigeants qui devraient leur carrière vertigineuse au Guide. 

Nicolas Werth

Tandis que les rituels d’anéantissement des « ennemis du peuple », démasqués et jugés au cours de procès exemplaires, envahissaient la sphère publique, les groupes opérationnels du NKVD mettaient en œuvre les « opérations répressives secrètes ». Ces opérations secrètes, planifiées et centralisées, décidées et mises au point, au plus haut niveau, par Staline et son Commissaire du peuple à l’Intérieur, Nikolaï Iejov, avaient pour objectif l’éradication définitive de tous les éléments jugés « étrangers » ou « nuisibles » à la nouvelle société soviétique, notamment par la liquidation physique de centaines de milliers de personnes. 

Les « opérations répressives secrètes » : « ligne koulak » et « ligne nationale »

Les « opérations répressives secrètes » — une dizaine au total — étaient dirigées contre un ensemble hétérogène « d’ennemis », regroupés en deux grandes catégories, deux « lignes » (dans le langage codé des fonctionnaires du NKVD) : la « ligne koulak » et la « ligne nationale ». La « ligne koulak » visait à éradiquer un large éventail d’individus qualifiés de « socialement nuisibles » ou « appartenant au passé » parmi les ennemis « traditionnels » du pouvoir bolchevique depuis 1917, à savoir les « koulaks », les membres du clergé, les élites de l’Ancien régime, les membres des partis non-bolcheviques. Quant à la « ligne nationale », définie par huit opérations dites « nationales » (« opération polonaise », « opération allemande », « opération lettone », « opération de Harbin », « opération finlandaise », « opération grecque », « opération estonienne », « opération roumaine »), elle était dirigée tout particulièrement contre les émigrés politiques de ces pays réfugiés en URSS, contre les citoyens soviétiques d’origine polonaise, allemande, lettone, finlandaise, grecque, roumaine, etc, mais aussi contre tous les citoyens soviétiques qui avaient (ou avaient eu) un lien, aussi ténu fût-il, professionnel, familial, ou tout simplement géographique (les habitants des régions frontalières étant particulièrement vulnérables) avec un certain nombre de pays identifiés comme hostiles, tels la Pologne, l’Allemagne, les Pays baltes, la Roumanie, le Japon, dans un contexte de tensions internationales croissantes.  

Les « opérations répressives secrètes » étaient dirigées contre un ensemble hétérogène « d’ennemis », regroupés en deux grandes catégories : la « ligne koulak » et la « ligne nationale ».

Nicolas Werth

Nous n’aborderons pas ici le cas de « l’opération koulak », déclenchée à la suite de l’ordre opérationnel secret du NKVD n° 00447 du 30 juillet 1937, au terme de laquelle 767 000 personnes furent arrêtées. Sur ce nombre, d’après les statistiques officielles du NKVD, 387 000 personnes furent condamnées à mort et fusillées, et 380 000 furent condamnées à dix ans de travaux forcés dans les camps du Goulag4.

Parallèlement à « l’opération koulak », Staline et Iejov lancèrent huit autres « opérations répressives secrètes », dites « opérations nationales ». La première, « l’opération allemande », débuta le 25 juillet 1937. Ce jour-là, Nikolaï Iejov envoya aux directions régionales du NKVD « l’ordre opérationnel secret n°00439 ». Dans un long préambule, le chef de la police politique expliquait que « l’État-major allemand et la Gestapo avaient mis sur pied un vaste réseau d’espionnage et de sabotage opérant principalement dans les industries travaillant pour la défense nationale, sur les chemins de fer et dans d’autres secteurs stratégiques de l’économie ». En quinze mois, pas moins de 57 000 « agents et espions » furent arrêtés dans le cadre de  l’opération allemande », dont 42 000 furent condamnés à mort et exécutés, les autres étant condamnés à dix ans de camp. 

Le 11 août 1937, Nikolaï Iejov envoya à tous les dirigeants régionaux du NKVD une nouvelle directive (l’Ordre opérationnel du NKVD n°00485), destinée à mettre en œuvre la « liquidation totale des réseaux d’espions et de terroristes de l’Organisation militaire polonaise, infiltrés dans l’industrie, les transports et l’agriculture ». Cette « opération polonaise », la plus importante des « opérations nationales » allait se solder par l’arrestation, en quinze mois, de 144 000 personnes, dont près de 80 % furent condamnées à la peine capitale.  

Si l’on peut trouver une certaine « logique » dans le ciblage de diasporas peu ou prou liées à des Puissances limitrophes de l’URSS, le ciblage de la petite communauté grecque, installée depuis des siècles en Ukraine défie toute explication « rationnelle ». 

Nicolas Werth

Une troisième « opération nationale », déclenchée à la suite de l’Ordre n° 00593 du 20 septembre 1937, avait pour cible un autre groupe suspecté d’entretenir des liens avec une puissance étrangère ennemie, le Japon. Il s’agissait des « Harbiniens », d’ex-employés et des cheminots de la Compagnie soviétique des chemins de fer de Chine orientale, basée à Harbin, en Mandchourie. Après la cession de la ligne au Japon en 1935, ils avaient été rapatriés comme citoyens soviétiques en URSS. Les « Harbiniens » furent naturellement accusés de constituer un vivier « d’espions et de terroristes japonais ». Au total, plus de 33 108 personnes furent condamnées dans le cadre de cette opération, dont 21 200 furent exécutées. 

En octobre-novembre 1937, le NKVD déclencha cinq autres « opérations nationales »  : l’opération lettone (22 360 condamnés, dont 16 600 exécutés), l’opération finlandaise (7 000 condamnés, dont plus de 5 700 exécutés), l’opération estonienne (5 700 condamnés, dont 4 700 exécutés), l’opération roumaine (6 300 condamnés, dont 4 000 exécutés), l’opération grecque (11 300 condamnés, dont 9 500 exécutés), visant chacune un « groupe d’espions et de terroristes » à la solde d’une Puissance étrangère. Si l’on peut trouver une certaine « logique » dans le ciblage de diasporas peu ou prou liées à des Puissances limitrophes de l’URSS, comme la Finlande, les pays baltes, la Pologne et la Roumanie, ou bien à l’Allemagne désignée depuis peu, avec la Pologne, comme le principal pays ennemi de l’URSS, le ciblage de la petite communauté grecque, installée depuis des siècles en Ukraine, sur les rives de la mer Noire, mais aussi dans le Donbass (une centaine de milliers de personnes, selon le recensement de 1937) défie toute explication « rationnelle ». 

À Leningrad, en 1937-1938, un citoyen soviétique d’origine polonaise avait trente fois plus de probabilité d’être exécuté qu’un non-Polonais ; un citoyen d’origine allemande cinq fois plus qu’un non-Allemand ; un citoyen soviétique d’origine balte deux fois plus.

Nicolas Werth

Les Grecs (ou plus exactement les citoyens soviétiques d’origine grecque) étaient, selon un piètre montage du NKVD, collectivement accusés de « préparer, dans la perspective d’une guerre prochaine, un plan visant à créer une enclave grecque sur les rives de la mer Noire » — plan soutenu par… le Japon. Les officiers du NKVD ayant monté cette histoire s’étaient, semble-t-il, inspirés d’une vieille rumeur qui avait circulé dans les milieux militaires tsaristes lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, selon laquelle des marchands grecs installés dans l’Extrême-Orient de l’Empire russe auraient servi d’informateurs pour les services de renseignement japonais !5

Au total, selon les statistiques centrales du NKVD, de juillet 1937 à novembre 1938, 335 513 personnes furent condamnées par des juridictions d’exception dans le cadre des « opérations nationales ». Sur ce nombre, 247 157 (soit 73,6 %) furent exécutés. 

La mise en œuvre des « opérations nationales »

L’historien Terry Martin a calculé qu’à Leningrad, en 1937-1938, un citoyen soviétique d’origine polonaise avait trente fois plus de probabilité d’être exécuté qu’un non-Polonais ; un citoyen d’origine allemande cinq fois plus qu’un non-Allemand ; un citoyen soviétique d’origine balte deux fois plus. À Odessa, le tableau était quasiment identique6. Dans leur organisation, leur mise en œuvre, leurs cibles, les « opérations nationales » différaient, sur bien des points, de « l’opération koulak ». Elles ne fixaient pas de quotas d’arrestation, de condamnation et d’exécution, région par région. Elles indiquaient simplement les catégories de personnes à arrêter. 

Ainsi, dans le cadre de « l’opération polonaise », étaient particulièrement visés :

  • tous les ex-prisonniers de guerre polonais restés en URSS ;
  • tous les réfugiés polonais installés en URSS ;
  • tous les exilés politiques polonais ;
  • tous les anciens membres de l’ex parti socialiste polonais ; 
  • tous les éléments « nationalistes » des régions et districts de l’URSS où était installée une forte communauté polonaise. 

Dans le cadre de « l’opération allemande », les catégories visées étaient à peu près identiques : ex-prisonniers de guerre allemands restés en URSS, réfugiés, travailleurs expatriés et exilés politiques allemands restés en URSS et ayant pris la nationalité soviétique.

Si l’origine ethnique constituait un élément incriminant majeur, c’étaient, d’une manière plus générale, les contacts avec l’étranger qui étaient systématiquement poursuivis. 

Nicolas Werth

À ces catégories standard, les responsables régionaux du NKVD étaient encouragés à « rajouter des contingents appropriés, en fonction de la situation opérationnelle locale ». Ce qu’ils ne manquèrent pas de faire. Ainsi, à Kharkov, L. Reikhman, le chef du NKVD nouvellement nommé, compléta les catégories ciblées par l’ordre n°00485 (« opération polonaise »), par les contingents suivants, aux contours les plus larges possibles :

  • tous les « éléments cléricaux-nationalistes » ;
  • toute personne originaire des districts frontaliers limitrophes de la Pologne déjà fichée par la police ;
  • toute personne ayant eu un contact avec un représentant consulaire ou commercial polonais ; 
  • toute personne ayant, ou ayant eu, des contacts familiaux en Pologne, déjà fichée par la police7.

À Gorki, le chef régional du NKVD prit l’initiative de rajouter aux catégories standard de « l’opération allemande » qui, dans l’aire sous sa juridiction, donnaient un nombre infime d’éléments suspects, une autre catégorie — les « ex-prisonniers russes de la guerre impérialiste de 1914-1918 ayant été en captivité en Allemagne ». Cette catégorie permit l’arrestation de 441 personnes à Gorki et permit au NKVD régional d’atteindre un total, considéré comme acceptable par la hiérarchie, de 608 condamnés dans le cadre de « l’opération allemande »8

Ces pratiques qui consistaient à « remplir les catégories nationales » avec un contingent de personnes qui n’avaient, ni de près ni de loin, de rapport avec cette « catégorie » rendent particulièrement difficile un bilan différencié des victimes. À partir des archives de la Sécurité d’État de Kiev, l’historien Hiroaki Kuromiya a analysé un échantillon de plusieurs dizaines de personnes condamnées dans le cadre de « l’opération polonaise ». Cet échantillon apparaît très représentatif de l’extrême diversité des victimes. On y trouve notamment  : 

  • une jeune danseuse  âgée de 23 ans, d’origine ukrainienne, de l’Opéra de Kiev, qui avait eu une liaison en 1934-1935 avec un diplomate polonais du Consulat de Pologne à Kiev — accusée « d’espionnage » ; 
  • une ex-noble russe, née en 1880 à Vilnius, sans profession, qui avait gardé de nombreux contacts familiaux et amicaux à l’étranger (Paris, Berlin, Zagreb, Varsovie) et qui recevait occasionnellement des petites sommes d’argent en devises étrangères (qu’elle redistribuait partiellement à des amis dans le besoin) — accusée d’avoir communiqué à des Puissances étrangères des informations calomnieuses sur la situation économique en URSS ; 

Ces pratiques qui consistaient à « remplir les catégories nationales » avec un contingent de personnes qui n’avaient, ni de près ni de loin, de rapport avec cette « catégorie » rendent particulièrement difficile un bilan différencié des victimes.

Nicolas Werth
  • une vingtaine de paysans d’origine polonaise des districts frontaliers limitrophes de la Pologne, « dékoulakisés » en 1930 et vivant depuis de contrebande et de petits trafics de part et d’autre d’une frontière beaucoup plus poreuse qu’on aurait pu le penser ; 
  • un groupe de « banduristes »9, musiciens-folkloristes ukrainiens reconnus, accusés de promouvoir une « idéologie nationaliste pétliourienne au service de la Pologne » — le fait que deux d’entre eux avaient été prisonniers de guerre en Pologne, en 1920, était censé accréditer leurs liens avec ce pays ennemi ; 
  • un des derniers ébénistes-restaurateurs de Kiev, d’origine ukrainienne, âgé de 72 ans, appelé occasionnellement, depuis les années 1920, par les consulats allemand et polonais de Kiev, à réparer ou à restaurer le mobilier de la représentation diplomatique — accusé d’espionnage…10

Comme le montre cet échantillon, si l’origine ethnique constituait un élément incriminant majeur, c’étaient, d’une manière plus générale, les contacts avec l’étranger qui étaient systématiquement poursuivis. Or, dans une ville cosmopolite comme Kiev située à deux cents kilomètres de la frontière soviéto-polonaise, de très nombreuses familles avaient des parents ou des amis à l’étranger avec lesquels ils étaient restés en contact, au moins épistolaire. Au cours des années dramatiques de la famine de 1932-1933, nombre d’entre elles avaient reçu, via les consulats polonais ou allemand, voire par la poste, une petite aide matérielle ou financière (désignée par le NKVD, lorsqu’elle provenait d’Allemagne, sous le terme de « colis d’Hitler »). Tous ces contacts avaient fait l’objet d’un fichage par la police politique, mais n’avaient, en général, pas donné lieu à des poursuites. Au moment du lancement des « opérations nationales », ces dossiers furent exhumés et promptement traités.

Staline en personne suivit et encouragea vivement « l’éradication définitive des espions polonais ». Il écrivit à Iejov : « Continuer à creuser, fouiller, nettoyer et éradiquer toute cette saleté polonaise. »

Nicolas Werth

Les dossiers des personnes arrêtées étaient rapidement instruits par une dvoïka, une juridiction d’exception composée d’un haut responsable du NKVD et du procureur de région, qui, en l’absence de l’accusé, de toute défense et à huis-clos, prononçait un verdict « en 1ère » ou en « 2ème catégorie » — peine de mort ou dix ans de camp. En l’absence de quotas, le pourcentage de condamnations à mort, dans le cadre des « opérations nationales », variait considérablement en fonction des circonstances locales, c’est à dire, pour l’essentiel, de la personnalité et du zèle répressif du chef régional du NKVD. En Arménie, 31 % des condamnés furent exécutés  ; dans la région de Vologda — 46 %  ; à Leningrad — 87 %  ; à Novossibirsk — 94 %  ; le record revenant à la région d’Orenbourg, avec 96,4 % de condamnations en « 1ère catégorie ». 

À la différence des dossiers passant par la « ligne koulak », qui ne nécessitaient aucune confirmation de la part de Moscou (le contrôle du Centre s’exerçant, du moins sur le volume global des condamnations, par le système des quotas), les verdicts émis par les dvoïki, dans le cadre des « opérations nationales », devaient être confirmés, à Moscou, au plus haut niveau, par la Commission spéciale conjointe du NKVD et du Procureur général de l’URSS, présidée par Nikolaï Iejov et Andrei Vychinski. Chaque affaire était résumée dans une brève notice de quelques lignes donnant une information minimale sur l’état-civil du condamné, le chef d’accusation et le verdict. Ces notices étaient tapées à la machine dans chaque direction régionale du NKVD, et collées dans un album spécial. Quand celui-ci était rempli (chaque album comptait en moyenne de 400 à 600 notices), il était envoyé par courrier spécial du NKVD à Moscou, où de hauts responsables du NKVD émargeaient chaque notice, confirmant — sauf exception rarissime — ainsi le verdict. Exceptionnellement, quand ils en avaient le temps, Nikolaï Iejov et Andreï Vychinski parcouraient eux-mêmes les albums  : le 10 janvier 1938, par exemple, ils confirmèrent 1 667 condamnations  ; le 14 janvier — 1 569 ; le 21 janvier — 2 164.

En l’absence de quotas, le pourcentage de condamnations à mort variait considérablement en fonction des circonstances locales, c’est à dire, pour l’essentiel, de la personnalité et du zèle répressif du chef régional du NKVD.

Nicolas Werth

L’obsession d’une « Cinquième colonne » 

Grâce aux recherches d’une équipe d’historiens de l’association Mémorial11, qui ont eu accès aux fonds statistiques centraux du NKVD, on dispose aujourd’hui d’une première esquisse de la géographie et de la « sociologie » des victimes de la Grande Terreur. Pour les opérations « polonaise » et « allemande », par exemple, près de la moitié des personnes arrêtées résidaient en Ukraine, notamment dans les régions frontalières occidentales, où était établie une importante communauté polonaise et une petite communauté allemande. Des dizaines de milliers de paysans, de cheminots (particulièrement suspects à cause de leur mobilité), d’employés ou d’ingénieurs furent arrêtés et condamnés, le plus souvent à la peine capitale, au seul motif d’habiter et de travailler « trop près de l’ennemi ». Pour la même raison, la Biélorussie donna le second plus important contingent (17 %) de personnes arrêtées dans le cadre des opérations polonaise et allemande. 

Parmi les minorités nationales formant la « grande famille soviétique », la diaspora polonaise paya, de loin, le plus lourd tribut à la Grande Terreur : un cinquième des 656 000 citoyens soviétiques d’origine polonaise recensés en URSS en 1937 furent condamnés et la plupart furent exécutés. Staline en personne suivit et encouragea vivement « l’éradication définitive des espions polonais ». Sur le premier rapport que lui envoya Iejov concernant le déroulement de « l’opération polonaise », Staline écrivit : « Cam(arade) Iejov ! Voilà qui est excellent ! Continuer à creuser, fouiller, nettoyer et éradiquer toute cette saleté polonaise. Liquidez-la complètement au nom des intérêts de l’URSS. J. Staline, 14.IX.37 »12

Les « opérations nationales » de la Grande Terreur s’inscrivent, plus globalement, dans une inflexion majeure de la politique stalinienne des nationalités que l’on peut dater du milieu des années 1930.

Nicolas Werth

Après la diaspora polonaise, c’est diaspora allemande qui fournit le plus fort contingent des victimes des «  opérations nationales  » (environ 60 000 personnes condamnées, soit 5 % de la communauté). En proportion, la toute petite communauté grecque fut la plus touchée après la communauté polonaise (environ 11 % des membres de la communauté furent arrêtés et condamnés), suivie de la diaspora lettone (environ 8 % de la communauté fut arrêtée et condamnée). Enfin 5 % de la communauté finlandaise et 4 % de la communauté roumaine furent victimes des « opérations nationales ». 

Le déclenchement des « opérations nationales » était directement lié à l’obsession de Staline et des autres dirigeants soviétiques d’une « cinquième colonne » qui aurait recruté ses éléments dans le vivier des diasporas. « L’opération koulak » marquait l’aboutissement d’une gestion policière du social visant à éradiquer les « éléments nuisibles » parmi les ennemis « traditionnels » du pouvoir bolchevique depuis 1917. Les « opérations nationales » indiquaient quant à elles un changement, qui allait s’affirmer avec force au cours des années suivantes, l’ennemi étant désormais ethniquement — et non plus socialement — ciblé. 

Des dizaines de milliers de paysans, de cheminots (particulièrement suspects à cause de leur mobilité), d’employés ou d’ingénieurs furent arrêtés et condamnés, le plus souvent à la peine capitale, au seul motif d’habiter et de travailler « trop près de l’ennemi ». 

Nicolas Werth

Ce changement s’inscrivait, de manière plus générale, dans une vaste reconfiguration des rapports entre les nationalités qui composaient l’Union soviétique, les Slaves — et les Russes en particulier — étant considérés comme le noyau le plus solide et le plus fiable de la « grande famille des peuples soviétiques ». Il découlait aussi d’une nouvelle perception du danger extérieur qui se traduisit, dès 1935, par une politique de « nettoyage » des zones frontalières. En 1935-1936, le NKVD déporta au Kazakhstan plus de 23 000 familles d’origine polonaise et allemande résidant dans les districts frontaliers de l’Ukraine, limitrophes de la Pologne, ainsi que 30 000 citoyens soviétiques d’origine finlandaise résidant dans la province de Leningrad. Durant l’année 1937, plus de 20 000 Soviétiques d’origine kurde et iranienne, résidant le long de la frontière irano-soviétique furent arrêtés, déportés ou exécutés. 

En septembre-octobre 1937, se déroula la plus importante opération de déportation ethnique des années 1930 : la totalité de la population coréenne installé dans la région frontalière de Vladivostok (soit environ 172 000 personnes) fut déportée vers le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Dans la résolution secrète du Comité central, en date du 21 août 1937, cette déportation massive était justifiée par le fait que les Coréens constituaient un « vivier d’espions et de diversionnistes » pour les services secrets japonais, « particulièrement actifs depuis l’occupation, par les troupes japonaises, de la Mandchourie ». Pour mener à bien cette opération dans les délais impartis — deux mois — le NKVD déploya des moyens considérables  : 124 convois ferroviaires furent réquisitionnés pour transporter jusqu’au Kazakhstan et en Ouzbékistan les Coréens déportés. Ceux-ci furent installés, dans des conditions très précaires, dans des « villages de peuplement » et des kolkhozes qui leur étaient spécialement réservés, avec le même statut de « déplacés spéciaux » que les quelque deux millions et demi de koulaks déportés entre 1930 et 1933. 

Les « opérations nationales » indiquaient un changement qui allait s’affirmer avec force au cours des années suivantes, l’ennemi étant désormais ethniquement — et non plus socialement — ciblé.

Nicolas Werth

*

Sous leurs différentes formes — déportation, envoi en camp de travail forcé pour une longue durée (dix ans au minimum, une peine systématiquement prolongée), les « opérations nationales » de la Grande Terreur s’inscrivent, plus globalement, dans une inflexion majeure de la politique stalinienne des nationalités que l’on peut dater du milieu des années 1930. Cette inflexion résulte, d’une part, d’une perception, de plus en plus aiguë, de l’inéluctabilité d’une guerre de grande ampleur à l’échelle européenne et, d’autre part, d’une révision radicale de l’Histoire, destinée à établir une filiation entre léninisme et stalinisme, mais aussi à réévaluer l’histoire des relations passées entre les différents peuples de l’Empire russe et de l’Union soviétique. La force et le rôle de l’ancien État tsariste, qualifié par les bolcheviks de « prison des peuples », furent désormais présentés comme des éléments positifs de l’histoire mondiale et de l’histoire russe, en marche vers la Révolution. Le Manuel abrégé d’histoire de l’URSS, sorti en 1937, proposa une interprétation nouvelle des relations historiques entre Russes et non-Russes  : la colonisation y était désormais présentée non plus comme un « mal absolu », mais comme une « donnée positive », en raison du rôle civilisateur joué par l’État russe, dont le régime soviétique continuait l’œuvre, en associant tous les peuples de l’Union en une «  fédération librement consentie  », sous la conduite du peuple russe, primus inter pares.

Sources
  1. Robert Conquest, The Great Terror. Stalin’s Purge of the Thirties, London, MacMillan, 1968.
  2. Sur ces procès, cf : Sheila Fitzpatrick, « How the Mice Buried the Cat : Scenes from the Great Purges of 1937 in the Russian provinces », The Russian Review, vol. 52 n°3, 1993, p. 299-320 ; Michael Ellman, « The Soviet 1937-1938 Provincial Show Trials Revisited », Europe-Asia Studies, vol.55, n°8, p.1296-1310 ; Nicolas Werth, « Les petits procès exemplaires de la Grande Terreur en URSS », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, avril-juin 2005, p. 3-23.
  3. Annie Kriegel, Les grands procès politiques dans les systèmes communistes, Paris, Gallimard, 1972, p. 45.
  4. Sur cette opération, cf. Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse, URSS 1937-1938, Paris, Tallandier, 2009, en part. p. 75-128.
  5. Cf. Hiroaki Kuromiya, Voices of the Dead. Stalin’s Great Terror in the 1930s, Yale University Press, 2007, p.174.
  6. Terry Martin, The Affirmative Action Empire. Nations and Nationalism in the Soviet Union, Cornell University Press, 2001, p. 339.
  7. Nikita Petrov et Arseni Roginski, « Polskaia operatsia NKVD 1937-1938 » (L’opération polonaise du NKVD, 1937-1938), in  Alexandre Gurianov (dir.), Repressii protiv Poliakov I Polskix grazhdan (Les repressions contre les Polonais soviétiques et les citoyens polonais ), Moscou, Zvenia, 1997, p. 22-43.
  8. Nikita Okhotin, Arseni Roginski, « Iz istorii nemetskoi operatsii NKVD 1937-1938 » (« Histoire de l’opération allemande du NKVD en 1937-1938 »), in Irina Sherbakova (dir.), Nakazannyi narod (Le peuple puni), Moscou, Mémorial, 1999, p.35.
  9. La « bandura » était un instrument de musique folklorique ukrainienne, s’apparentant à un luth de grande taille.
  10. Hiroaki Kuromiya, op.cit, pp. 29-40 ; 110-124 ; 168-170 ; 180-182.
  11. Créée au moment de la perestroïka, cette association, dissoute le 28 décembre 2021 par la Cour Suprême de la Fédération de Russie, avait pour buts la défense des droits humains en Russie et la sauvegarde de la mémoire des répressions staliniennes. Elle a produit un nombre remarquable de travaux sur le Goulag, la Grande Terreur, l’histoire des répressions.
  12. APRF (Archives présidentielles de la Fédération de Russie), 3/58/254/188.