Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova sont trois historiens spécialistes de l’Europe orientale et membres fondateurs de l’association Memorial France. Ils mènent de longue date des recherches sur les déplacements forcés de population dans les régions limitrophes de l’Union soviétique avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Ils réfléchissent ici à la place des déportations de population dans la construction nationale et la mémoire des peuples de l’Europe orientale.

Ensemble, ils ont participé à un projet de recherche sur les déportations d’Europe centrale et orientale vers l’URSS, contribuant au recueil de près de 200 entretiens dans 17 pays auprès de personnes déportées entre le début de la Seconde Guerre mondiale, le 1er septembre 1939, et la mort de Staline, le 5 mars 1953. Ils ont aussi participé à une série d’émissions radiophoniques sur l’histoire du Goulag dans le cadre de l’émission de RFI, « La Marche du monde », réalisée par Valérie Nivelon, et contribuent aujourd’hui à une publication numérique, Mémoires européennes du Goulag (Ined Éditions).

Les peuples d’Europe centrale et orientale qui ont fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive — tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. Ce dimanche, nous poursuivons notre série hebdomadaire « Violences impériales » co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé. Pour recevoir les nouveaux épisodes de la série, abonnez-vous au Grand Continent

En préambule à la réflexion sur les déportations de la période stalinienne, sans doute faut-il rappeler les bouleversements que la Première Guerre mondiale et les révolutions de 1917 entraînèrent en Europe orientale. Au moment où l’Empire russe et l’Empire austro-hongrois disparurent, la Pologne renaquit de ses cendres et les pays baltes et la Finlande obtinrent l’indépendance. Reconquise par l’Armée rouge, l’Ukraine fut quant à elle privée de son indépendance. Y eut-il à cette époque des déplacements massifs de population  ?

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

La Première Guerre mondiale, outre l’immensité des pertes qu’elle provoqua, conduisit à d’intenses déplacements de population et à un bouleversement de l’espace européen. La zone de front entraîna l’évacuation forcée de plus de 5 millions de civils sur le flanc occidental de l’Empire russe entre 1914 et 1917. Les premières proclamations d’indépendance, en 1918, mirent en avant, de façon frappante, les États qui recouvrèrent à nouveau leur souveraineté à partir de 1989  : États du Caucase, Biélorussie, Ukraine dont les frontières, un court moment, correspondirent, à peu de choses près, aux frontières actuelles, ainsi que bien entendu l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, la Finlande et la Pologne. 

Cependant, avec les reconquêtes menées par l’Armée rouge, qui réussit notamment à reprendre le Caucase et le territoire de l’Ukraine à l’exception de sa partie occidentale, plusieurs de ces jeunes États disparurent pour devenir partie intégrante de l’Union soviétique, qui reconstitua l’essentiel de l’ancien Empire russe. Ces bouleversements divers induisirent des mouvements importants de population, dans la continuité à la fois du conflit mondial, de la guerre civile et de la reconfiguration de l’espace est-européen. Une partie de ces déplacements prirent un caractère forcé, certains étant considérés comme une préfiguration des déportations staliniennes à venir, sans cependant atteindre leur envergure, ni revêtir un caractère systématique en tant qu’outil de soumission et de contrôle du territoire.

La Première Guerre mondiale, outre l’immensité des pertes qu’elle provoqua, conduisit à d’intenses déplacements de population et à un bouleversement de l’espace européen.

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

Lors de la Grande Terreur de 1937-38, Staline déclencha de grandes purges dans le parti communiste, l’Armée rouge et d’autres institutions et ordonna des opérations secrètes de répression contre la population, suivant une « ligne koulak » et une « ligne nationale ». Il fit aussi procéder, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, à des épurations ethniques, notamment sur les rivages de la mer Noire. Pourriez-vous rappeler quelles furent les nationalités concernées et quel sort leur fut réservé  ?

La Grande Terreur ne se résume pas en effet au plus de 600 000 personnes fusillées de façon complètement arbitraire et aux centaines de milliers d’arrestations. Elle s’accompagna aussi « d’opérations nationales » qui visèrent des groupes de population définis par leur ethnicité  (telle qu’elle était conçue par les Soviétiques) et pour certains par les territoires de résidence. Ainsi, les Coréens soupçonnés d’être loyaux aux Japonais, furent collectivement déportés de l’Extrême-Orient à l’Asie centrale. 

D’autres peuples, vivant dans des territoires frontaliers, le furent aussi car ils étaient perçus par les autorités soviétiques comme de potentiels soutiens de l’ennemi en cas d’invasion. Le choix des peuples ciblés par la répression fut guidé par l’idée d’une potentielle déloyauté de certains groupes ethniques, en particulier des « diasporas » issues de nations voisines. Furent considérés comme suspects, et, à ce titre, fortement réprimés, les Polonais, les Allemands ou encore les Iraniens des zones frontières, les Grecs pontiques, qui tous peuplaient ces régions depuis des siècles. 

La Grande Terreur ne se résume pas en effet au plus de 600 000 personnes fusillées de façon complètement arbitraire et aux centaines de milliers d’arrestations. Elle s’accompagna aussi « d’opérations nationales » qui visèrent des groupes de population définis par leur ethnicité 

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

Dans les deux premières années de la Seconde Guerre mondiale, les déportations sur critère ethnique se multiplièrent  : les Finno-Ougriens subirent des répressions au moment de la guerre d’hiver  ; les élites baltes furent déportées à la suite de l’annexion des trois États baltes  ; les Allemands de la Volga furent accusés de trahison collective et déportés en masse après le début de l’opération Barbarossa, le 22 juin 1941. Que sait-on de l’ampleur et de la mécanique de ces déportations  ? Par qui furent-elles décidées et mises en œuvre  ? 

À partir du pacte Molotov-Ribbentrop signé par l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne, le 23 août 1939, se succédèrent, en effet, des vagues de déportation qui, par leur ampleur et leur nature, dépassèrent tout ce qui avait été mené auparavant, à l’exception de la campagne de dékoulakisation. Elles furent « nationales », à dominante ethnique ou territoriale et se fondaient sur un imaginaire politique attribuant collectivement une étiquette de déloyauté et de dangerosité. 

Ces déportations débutèrent sur les territoires orientaux de la Pologne qui, à la suite du pacte Ribbentrop-Molotov, furent rattachés essentiellement à l’Ukraine et à la Biélorussie soviétiques. Quatre vagues successives de déplacements forcés eurent lieu, la deuxième concernant les familles des quelque 20 000 Polonais, essentiellement des officiers, exécutés en mars 1940 (dont le massacre de Katyn est le plus connu). Parmi les principales cibles de ces répressions figuraient les osadniki, les «  colons  » polonais venus peupler les territoires orientaux de la Pologne après la Première Guerre mondiale et de la renaissance de son État indépendant  ; les familles des officiers polonais exécutés  ; puis plusieurs groupes sociaux présentés comme déloyaux  ; et enfin les réfugiés, pour l’essentiel juifs, qui avaient traversé d’Ouest en Est la nouvelle frontière entre le Reich et l’Ukraine occidentale rattachée à l’URSS. 

Après l’annexion des pays baltes, vinrent ensuite, du printemps à l’été 1941, la déportation de leurs élites politiques et sociales. Le dernier convoi de déportation quitta la Lituanie le 16 juin 1941, soit 6 jours avant le déclenchement de l’opération Barbarossa  ! Peu après, par crainte que les descendants des Allemands, venus peupler les terres de l’Empire russe sous Catherine II à la fin du XVIIIe siècle, ne prissent fait et cause pour l’ennemi, les dirigeants soviétiques firent procéder à la déportation de plus d’un million d’Allemands soviétiques vers le Kazakhstan et d’autres régions éloignées. Enrôlés dans « l’armée du travail », les déportés allemands devaient pallier le manque de main-d’œuvre industrielle dû à la mobilisation de la population masculine. 

Toutes ces opérations se voulaient « préventives »  ; elles se fondaient sur un imaginaire de la déloyauté et/ou visaient à soviétiser des territoires le plus rapidement possible. Les populations déplacées de force en 1940-1941, le furent par familles entières, sans que leurs membres connussent tous le même sort  : la majorité des hommes adultes furent envoyés dans les camps du Goulag  ; les femmes, les enfants et les personnes âgées furent relégués dans des villages d’exil, dits « villages spéciaux » (specposeleniâ). 

Toutes ces opérations se voulaient « préventives »  ; elles se fondaient sur un imaginaire de la déloyauté et/ou visaient à soviétiser des territoires le plus rapidement possible.

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

Après sa victoire à Stalingrad, l’Armée rouge reprit l’avantage et progressa lentement vers l’Ouest, la Wehrmacht opposant une résistance acharnée. À mesure que l’armée reconquérait des territoires perdus en 1941-42, le pouvoir soviétique accusa des peuples de collusion avec l’ennemi et les déporta en masse. Comment ces déportations furent-elles décidées et orchestrées  ? Pourquoi certains « peuples punis » furent-ils autorisés à rentrer chez eux après la mort de Staline, tandis que d’autres, comme les Tatars de Crimée, n’en eurent pas le droit  ? 

Les raisons de ces déportations restent en partie mystérieuses, tant elles recouvrent des situations variées. Elles touchèrent en fait plusieurs peuples issus du Caucase et des rives de la mer Noire. Les raisons officielles tenaient à l’idée qu’une partie de ces peuples aurait collaboré avec les Allemands, ce qui n’a guère de sens. Khrouchtchev dit même, dans son fameux rapport secret (1956)  : « L’Union soviétique est à juste titre considérée comme un modèle d’État multinational parce que nous avons, dans la pratique, assuré l’égalité des droits et l’amitié de toutes les nations qui vivent dans notre vaste Patrie. D’autant plus monstrueux sont les actes dont l’inspirateur fut Staline. Nous voulons parler des déportations en masse de peuples entiers (les Kalmouks, les Tchétchènes, les Ingouches, les Balkars), arrachées à la terre natale avec tous les communistes et komsomols sans exception. Les Ukrainiens n’évitèrent le même sort qu’à cause de leur trop grand nombre  ; il n’y aurait jamais eu assez de place pour les déporter tous. Autrement, on n’aurait pas manqué de le faire. (Hilarité et mouvements divers) ». On peut penser que Staline saisit cette opportunité pour mettre un terme aux tensions et aux revendications autonomistes qui étaient fréquentes dans le Caucase, et que, sur les rives de la mer Noire, il cherchait à garantir une loyauté parfaite dans une zone cruciale d’un point de vue stratégique.

Lorsque les personnes déportées furent libérées, plusieurs catégories n’eurent pas le droit de rentrer sur leurs terres. Il faut d’abord souligner que ces libérations se firent avec hésitations. Les populations des territoires annexés en 1939-1940 en particulier furent libérées bien tardivement, les autorités craignant une résurgence des mouvements d’insurrection qui avaient éclaté, en particulier en Ukraine et en Lituanie, entre 1944 et 1953. Par ailleurs, si les Allemands soviétiques furent autorisés à retourner sur leurs terres d’origine, leur territoire autonome, la « République autonome des Allemands de la Volga », ne fut jamais recréé. 

Les Tatars de Crimée, de leur côté, bien que réhabilités en 1956, ne reçurent pas le droit au retour. Enfin, nombreuses furent les populations des territoires occidentaux annexés qui, lors de leur libération par suppression du statut de « déplacé spécial », n’obtinrent pas non plus le droit au retour. Elles devaient le réclamer auprès des plus hautes autorités des républiques soviétiques d’où elles avaient été déportées. Les mécanismes furent donc individualisés dans ces dernières situations, alors que les Tatars, pour leur part, ne purent pas passer outre l’interdiction de rentrer en Crimée. À nouveau, la vision de la Crimée en tant que zone stratégique conduisit manifestement à la persistance de ces discriminations.

Dès l’été 1944, une fois achevée la retraite des armées allemandes de l’URSS, la  décision fut prise à Moscou d’engager des transferts de population entre la Pologne et l’Ukraine pour procéder à l’homogénéisation ethnique des territoires. Pourriez-vous retracer à grands traits l’histoire de ces mouvements de population  ? Cet épisode de la Seconde Guerre mondiale demeure-t-il un sujet de discorde entre l’Ukraine et la Pologne  ?  

Cette séquence de la fin et de la sortie de guerre, qui consista en un vaste échange de populations, demeure relativement mal connue, tout en ayant concerné plus d’un million et demi de personnes. Se confirmèrent alors le rattachement de l’Ukraine occidentale, sous tutelle de l’État polonais dans l’entre-deux-guerres, à l’Ukraine soviétique et l’établissement d’une nouvelle frontière plus à l’ouest. Dans ce contexte, des accords furent passés avec les autorités polonaises pro-soviétiques pour procéder à l’« évacuation » de la minorité ukrainienne de Pologne vers l’Ukraine soviétique et à l’« évacuation » des Polonais d’Ukraine vers la Pologne. Soulignons que d’autres accords similaires furent passés avec la Biélorussie et la Lituanie dont une partie des territoires avaient été polonais dans l’entre-deux-guerres. 

Les Tatars ne purent pas passer outre l’interdiction de rentrer en Crimée. La vision de la Crimée en tant que zone stratégique conduisit manifestement à la persistance de ces discriminations.

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

De fait, l’échange de populations polono-ukrainien fut, par sa proportion et ses enjeux, la plus grande opération de transferts réalisée depuis et vers les nouvelles périphéries occidentales de l’URSS. Théoriquement conçus sur la base du volontariat, ces déplacements de minorités furent en réalité souvent contraints, entraînant, à divers moments, selon les régions et les groupes concernés, de fortes violences. Ainsi les Ukrainiens des régions montagneuses de la Pologne du Sud-Est furent expulsés manu militari de leur terre natale au printemps 1946 et, plus encore, au printemps 1947. Plusieurs historiens ont de ce fait remémoré les transferts de cette période en les qualifiant de déportations, terme qui semble impropre, même s’il suggère par là l’usage familier de la violence exercée dans les migrations forcées. 

En réalité, plusieurs caractéristiques distinguent profondément ces transferts des opérations de déportation. Celle des Tchétchènes (400 000 personnes) se déroula ainsi en l’espace d’une semaine… Or il fallut près de deux ans pour réaliser, et de manière inachevée, les transferts croisés d’Ukrainiens et de Polonais, ce qui nécessita diverses stratégies pour convaincre les gens de partir et enregistrer leurs biens immobiliers laissés, l’État de destination s’engageant à fournir l’équivalent à l’arrivée. De plus, si de nombreux cas de violences s’observaient au départ, les destinations ne furent pas, comme dans le cas des déportations, des assignations à résidence dans des zones souvent très hostiles. Certes, en ayant été « invités » à « revenir » dans leur patrie, beaucoup d’Ukrainiens, confrontés à la misère régnant en Ukraine centrale ou orientale et à l’hostilité que leur manifestèrent les populations locales, assimilèrent leur expérience à celle d’une « déportation », s’étant sentis trahis après les promesses que les agents soviétiques chargés d’organiser leur transfert leur avaient faites. 

De fait, l’échange de populations polono-ukrainien fut, par sa proportion et ses enjeux, la plus grande opération de transferts réalisée depuis et vers les nouvelles périphéries occidentales de l’URSS.

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

L’histoire simultanée des déplacements des Polonais d’Ukraine occidentale vers la Pologne fut beaucoup moins tragique dans la mesure où ces populations partirent vers l’Ouest et furent ré-installées dans les anciennes régions allemandes conquises par la Pologne en 1945, qui étaient les plus riches du pays. La question du départ des Polonais des territoires soviétisés d’Ukraine fut la préoccupation prioritaire des Soviétiques lors de la signature des accords de transferts en septembre 1944. Il s’agissait d’en finir une fois pour toutes avec les prétentions polonaises sur ces régions, historiquement très marquées par leur présence. 

Au-delà de ces transferts, les relations polono-ukrainiennes étaient entrées dans une phase aiguë, voire sanguinaire, dans le cours de la guerre, en particulier à travers et à la suite des massacres de Polonais de Volynie par l’armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) en 1943, laquelle se lança dans une vaste opération d’épuration ethnique de cette partie de l’Ukraine occidentale. La nécessité de séparer les peuples s’imposait en 1944 comme une nécessité que les autorités soviétiques formulèrent à leur manière en soulignant que les transferts de population avaient vocation à garantir l’amitié entre les peuples. 

Les massacres de Polonais en 1943 alimentèrent les contentieux mémoriels d’après 1989. En Pologne, ils furent assimilés à un génocide, selon une déclaration du parlement de 2016. En Ukraine, la mémoire de « l’action Vistule » fut source de ressentiment et d’incompréhension. « L’akcja Wisla » était le nom de code de l’intervention de l’armée polonaise qui eut lieu en 1947, près d’un an après la fin officielle des opérations de transferts. Cette dernière procéda à l’expulsion brutale des foyers ukrainiens qui restaient dans les Carpates et les relocalisa dans les nouvelles régions polonaises de l’Ouest, leur intimant de taire leur identité et de se fondre désormais dans la population dominante. Ces conflits mémoriels, bien réels, se sont cependant considérablement estompés depuis le début de l’agression totale de la Russie contre l’Ukraine en février 2022.

En ayant été « invités » à « revenir » dans leur patrie, beaucoup d’Ukrainiens, confrontés à la misère régnant en Ukraine centrale ou orientale et à l’hostilité que leur manifestèrent les populations locales, assimilèrent leur expérience à celle d’une « déportation ».

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

Des partisans hostiles au pouvoir soviétique poursuivirent la lutte contre l’Armée rouge et les unités du NKVD dans les forêts d’Ukraine et de Lituanie jusqu’au début des années 1950. Pour venir à bout de leur résistance, le pouvoir soviétique déporta femmes, enfants et vieillards des villages alentour. Pourriez-vous préciser l’ampleur et le modus operandi de ces déportations  ? Qu’en disent les témoins que vous avez interrogés  ?

Les déportations ayant touché ces territoires entre 1940 et 1941 se fondaient pour l’essentiel sur la représentation d’un « ennemi » imaginaire, d’après des critères plutôt sociaux. Celles qui eurent lieu entre 1944 et 1952 se fondaient non seulement sur cet imaginaire, mais aussi sur deux autres arguments liés à la guerre et à la soviétisation. 

D’un côté, les autorités soviétiques firent face à un ennemi réel, les insurgés qui combattaient le retour de l’Armée rouge sur leur territoire. Ces insurgés, qui maîtrisaient les règles de combat en clandestinité, évitaient l’affrontement direct, pour préférer des luttes de type partisan, se cachant dans les forêts pour attaquer les troupes soviétiques, ainsi que ceux qu’ils considéraient comme les soutiens des nouvelles autorités (chefs de kolkhoze, instituteurs, etc.). Après avoir cherché à éliminer ces groupes insurrectionnels par des méthodes militaires usuelles, les Soviétiques développèrent de nouvelles techniques (utilisées aussi par d’autres pays, en particulier dans le contexte des guerres coloniales), qui consistaient, entre autres, à déplacer des familles considérées comme des supports des insurrections, essentiellement en milieu rural. 

D’un autre côté, l’usage du déplacement forcé devait permettre d’imposer la collectivisation des campagnes à marche forcée. L’URSS d’avant « l’élargissement » de 1939-1940 avait déjà connu une collectivisation menée avec une très grande violence. Entre 1929 et 1932, celle-ci s’était accompagnée de déportations et d’exécutions et avait été une des raisons de la famine de 1933. Les déportations menées en 1947 en Ukraine (Opération « Ouest »), en 1948 en Lituanie, et enfin en 1949 dans les trois républiques baltes, servirent à imposer la collectivisation des exploitations agricoles. Ces opérations de masse furent organisées en concentrant des moyens très importants — des troupes du ministère de l’Intérieur, des policiers locaux, des auxiliaires recrutés parmi les populations villageoises. En quelques jours, l’opération, strictement organisée, bouleversa le monde rural, emportant des dizaines de milliers de familles vers des territoires éloignés, de la Sibérie à l’Extrême-Orient. 

Les très nombreuses archives lituaniennes et ukrainiennes que nous avons consultées, permettent non seulement de fournir une histoire détaillée de ces déportations et de leur organisation à Moscou ou au niveau local, mais aussi de se situer à l’échelle des familles, grâce notamment aux requêtes que de nombreux relégués envoyèrent aux autorités pour réclamer leur libération. Ces lettres sont conservées dans les dossiers constitués pour chaque famille déportée et sont très riches en informations. Les entretiens que nous avons menés offrent un regard complémentaire et essentiel, celui des personnes qui subirent ces violences, souvent à un jeune âge, étant enfants ou adolescents à l’époque. Elles mettent en particulier l’accent sur le moment de l’arrestation et du transport, qui les a marquées à tout jamais. Les entretiens révèlent aussi des trajectoires d’hommes et de femmes qui durent s’insérer progressivement dans cet univers et partager un quotidien d’après-guerre particulièrement difficile, rendu encore plus dur pour leurs familles qui, dans les premières années de leur déportation, étaient plongées dans un monde inconnu et souvent hostile.

Les déportations menées en 1947 en Ukraine (Opération « Ouest »), en 1948 en Lituanie, et enfin en 1949 dans les trois républiques baltes, servirent à imposer la collectivisation des exploitations agricoles. 

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

Revenons à présent à notre temps. Quelle mémoire conserve-t-on de ces déportations en Ukraine, en Pologne et en Lituanie  ? Est-il encore possible de parler des répressions nationales et des déportations ethniques dans la Russie d’aujourd’hui  ? 

La mémoire des déportations n’a pas la même place dans ces différents pays. En Lituanie, elle constitue le socle de la mémoire nationale, le socle d’une identité commune fondée sur cette histoire. De très nombreux témoignages ont été publiés, des films réalisés. Dès 1989, des expéditions ont été menées sur les lieux de déportation, pour rapporter les restes de ceux qui étaient morts en relégation et leur redonner une sépulture sur le sol lituanien. Les archives sont largement ouvertes et un répertoire quasiment exhaustif, disponible en accès libre sur la toile, recense les personnes réprimées, tant déportées qu’envoyées au Goulag en raison de l’article 58 du Code pénal condamnant les « crimes contre-révolutionnaires ». Nous avons pu, lors de séjours en Lituanie et en Sibérie, dans le cadre d’un projet collectif de recueil d’entretiens, constater tant l’importance de cette histoire en Lituanie que son ignorance en Russie. Nous avons presque toujours été les premiers à nous entretenir avec d’anciens déportés lituaniens ou ukrainiens, restés sur leur lieu de relégation en Sibérie, alors qu’en Lituanie, nombre d’anciens déportés avaient déjà témoigné de leur histoire. 

En Ukraine, cette mémoire a été ranimée plus tardivement, car le socle de la mémoire nationale y est constitué par la terrible famine de 1933, très tôt commémorée. Il faut noter que la famine a touché uniquement les territoires ukrainiens contrôlés par les Soviétiques avant le pacte Molotov-Ribbentrop, alors que les déportations n’ont pratiquement touché que l’Ukraine occidentale, annexée en 1939, puis réoccupée à l’issue de la guerre. Quoi qu’il en soit, les déportations, surtout l’opération de masse de 1947, constituent aujourd’hui un autre pilier de la mémoire nationale, mais restent malgré tout, nous semble-t-il, en retrait par rapport à la famine.

En Ukraine, cette mémoire a été ranimée plus tardivement, car le socle de la mémoire nationale y est constitué par la terrible famine de 1933, très tôt commémorée.

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

Alain Blum et Emilia Koustova, vous venez de publier un livre intitulé Déportés pour l’éternité. Survivre à l’exil stalinien (1939-1991). Ce livre est le fruit de quinze années d’exploration dans les archives lituaniennes, ukrainiennes et russes. L’accès à ces archives vous a-t-il été facile  ? Avez-vous observé en Lituanie et en Ukraine une difficulté à évoquer la Seconde Guerre mondiale, la collaboration, de la part de ceux qui ont participé à la lutte contre l’Armée rouge  ? 

Ces questions sont en effet importantes. C’est un point qui nous a tout de suite frappés, l’accès aux archives en Lituanie comme en Ukraine est depuis de nombreuses années facilité. Prenons l’exemple des archives de la police politique et de l’intérieur, NKVD, KGB, etc. Dans ces deux pays, elles sont accessibles avec très peu de limites et les archivistes sont heureux de les mettre à disposition, tout en menant depuis quelques années une politique de numérisation très large des fonds. En Lituanie, un site, ouvert récemment, contient de très nombreux dossiers1. En Ukraine, les archives sont menacées par les bombardements russes, voire ont déjà été détruites, comme à Tchernihiv, ce qui n’a pas empêché plusieurs centres de nous envoyer, sur demande et gracieusement, des numérisations de documents dont nous avions besoin (en particulier les archives des Services de sécurité d’Ukraine (SBU) qui conservent celles de la police politique soviétique). D’autres centres numérisent et rendent accessibles à distance des fonds entiers. À Moscou, les archives du FSB sont toujours restées pratiquement inaccessibles aux chercheurs occidentaux (et souvent aux Russes aussi). Lorsque Vladimir Poutine et ses affidés évoquent la « dénazification » de ces pays, ils feraient mieux d’ouvrir les archives du FSB et bien d’autres en Russie.

Notre ouvrage est l’aboutissement d’un long travail, qui a débuté par le recueil d’entretiens dans de nombreux pays d’Europe centrale et orientale. Mené par une équipe de chercheurs, il a donné lieu en particulier à une publication numérique, Mémoires européennes du Goulag. Dans ce livre Déportés pour l’éternité, nous nous sommes fondés sur les entretiens recueillis auprès de Lituaniens et d’Ukrainiens restés en Sibérie et auprès de ceux qui sont rentrés dans leur patrie après leur déportation ou bien qui ont quitté l’URSS. Cela a guidé notre première recherche que nous avons poursuivie dans les archives d’Irkoutsk et de Moscou, et surtout dans celles de Lituanie et d’Ukraine, ces dernières s’étant révélées d’une très grande richesse. C’est donc un travail qui mêle sources orales et sources écrites, et qui s’intéresse de près aux trajectoires individuelles de celles et ceux qui ont subi les déportations staliniennes. Nous portons une très grande attention à leur parole, celle recueillie auprès de témoins, mais aussi celle qui affleure de centaines de lettres découvertes dans les archives, écrites durant la déportation ou au retour.

Lorsque Vladimir Poutine et ses affidés évoquent la « dénazification » de ces pays, ils feraient mieux d’ouvrir les archives du FSB et bien d’autres en Russie.

Alain Blum, Catherine Gousseff et Emilia Koustova

Outre les sources relatives aux déportations de masse, l’accès, en Lituanie ou en Ukraine, aux dossiers d’enquête ouverts après la Seconde Guerre mondiale, nous a permis d’étudier les violences nazies, mais aussi les complicités locales. Bien entendu, il faut prendre toutes les précautions nécessaires pour traiter des documents produits par la police stalinienne, mais ces sources sont exceptionnelles et permettent une écriture renouvelée de l’histoire de la Shoah sur ces territoires, une histoire des répressions aussi. Nous avons pu étudier en profondeur les déportations staliniennes, en examinant les dossiers des familles exilées. Nos travaux ont été reçus avec intérêt dans les deux pays, même si les débats sur ces questions sont parfois marqués par une mémoire qui a tendance à voir la population comme un tout, ayant partagé le même destin, alors qu’on montre la complexité et la diversité des parcours. Cela dit, le débat est ouvert, nous n’avons pas perçu d’hostilité à l’idée d’écrire une histoire plus complexe, nous n’avons jamais été empêchés de travailler sur ces questions. 

Pour terminer, un mot sur l’association russe Memorial, dont la « liquidation » a été prononcée en décembre 2021, soit trente ans, mois pour mois, après la dissolution de l’Union soviétique. Vous comptez tous les trois parmi les membres fondateurs de Memorial France, créée en 2020 en soutien de Memorial. Y a-t-il un lien entre cet engagement et votre recherche  ?

En créant Memorial France, nous voulions défendre Memorial International et Memorial droits humains, associations russes ayant reçu le prix Nobel de la paix en 2021, tant elles ont marqué nos parcours d’historiens. Il fallait non seulement les défendre, mais tenter de poursuivre leur activité  : il s’est agi d’en diffuser la connaissance en France et en Europe en général et de soutenir les membres de ces associations qui sont restés en Russie à leurs risques et périls (tel Oleg Orlov, aujourd’hui en prison), mais aussi celles et ceux qui l’ont quittée pour éviter la répression et poursuivre leur engagement. 

Pour des historiens des répressions comme nous, tout le travail mené par Memorial International pour écrire l’histoire des répressions staliniennes a été essentiel. L’importance donnée à la défense des droits humains, pour montrer à quel point on ne peut isoler le passé stalinien du présent poutinien, prend un éclat tout particulier aujourd’hui, depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine. Par l’écriture de notre ouvrage et la participation à l’action de Memorial France, qui a organisé la conférence ayant conduit à plusieurs des publications présentées dans cette série, nous espérons poursuivre le travail de Memorial et fournir des éléments de compréhension, tant pour éclairer la situation contemporaine et les racines oppressives de la répression actuelle en Russie que pour explorer la dimension autoritaire et impériale de son histoire, qui fonde entre autres son agression contre l’Ukraine.