Histoire

Pourquoi Mémorial ne disparaîtra pas

À l'occasion de la remise de son doctorat honoris causa à Sciences Po, la directrice exécutive de Mémorial International — l'association dont Vladimir Poutine voudrait effacer la trace — a prononcé un important discours. Nous le publions avec des extraits du discours introductif prononcé par Sabine Dullin.

Auteur
Sabine Dullin
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Danila Tkachenko, 'Restricted Area'

Ce doctorat honoris causa salue, à travers Elena Zhemkova, l’œuvre immense et formidable de Mémorial accompli depuis les années Gorbatchev pour documenter, analyser et transmettre l’histoire et la mémoire des crimes perpétrés par le régime soviétique et notamment ceux perpétrés sous Staline. Cette bataille pour l’histoire et la mémoire s’est accompagnée de la lutte contre les violations des droits humains et les exactions d’une violence d’État qui n’a cessé – hélas – de se renforcer dans le contexte post-soviétique – les guerres de Tchétchénie – l’annexion de la Crimée – la guerre proxy du Donbass depuis 2014.

Ce double engagement très spécifique de Mémorial en faveur de la personne humaine dans le passé et le présent frappe tout particulièrement par sa clairvoyance à l’heure de la terrible agression russe contre l’Ukraine et de la falsification complète du passé et du présent par le gouvernement de Poutine.

Mémorial est né, dès 1987, de l’effervescence intellectuelle des clubs de discussion de la Perestroïka, de la redécouverte du passé stalinien.

Il naît de la rencontre entre la dernière vague de dissidents du début des années 1980 et les jeunes activistes des années Gorbatchev, dont fait partie Elena Zhemkova. Dans les deux cas, beaucoup de mathématiciens, de physiciens, de chimistes, de biologistes et quelques historiens. Toutes et tous veulent établir des chaînes de faits vérifiés, faire émerger la vérité. Andreï Sakharov, célèbre dissident et prix Nobel de la paix en 1975 en est le premier président. Arseni Roginski fait partie des fondateurs, historien, il a purgé quatre années de camp à partir de 1981 pour avoir fait publier à l’étranger des archives interdites. Il donne sa méthode qui la convainc par son caractère concret : Надо собирать материалы, надо писать карточки, «  il faut collecter de la documentation et faire des fichiers ». Il faut aussi des symboles forts.

Le lieu par excellence des répressions staliniennes est à Moscou la place de Loubianka où se trouve le siège du KGB et avant lui du NKVD de sinistre mémoire, lieu d’organisation de toutes les répressions de masse, lieu de torture des condamnés de la Grande Terreur, lieu de poursuite des dissidents.

Mémorial investira la Loubianka avec une vaste chaîne humaine le 30 octobre 1989 pour le jour national des prisonniers politiques.

Depuis 2007, année après année, le 29 octobre, quiconque souhaite participer attend son tour et lit le nom et l’identité d’une des victimes. Ce « retour des noms » (Возвращение имен) prononcés sur la place publique à Moscou et dans de nombreuses autres villes est emblématique de la méthode Mémorial. De même que l’opération « dernière adresse » de pose de plaques sur les immeubles des personnes exécutées.

Mémorial se construit ainsi par en bas dans une demande sociale collective et à l’échelle du pays. Comme en témoigne la tentative poétique d’organigramme des débuts, Mémorial est une structure lâche confédérale aux interactions choisies et horizontales. Pas de pyramide, pas de verticale, l’inverse de ce que fut l’État soviétique et de ce qu’est l’État poutinien. Des filiales régionales à Perm, à Saint Pétersbourg, à Novosibirsk. Dès 1991, naît aussi, animé par Oleg Orlov puis Alexandre Tcherkassov un centre des droits humains qui veille sur les points chauds (горячие точки) de l’ex-Union soviétique comme le Karabagh et le Caucase du Nord puis défend les victimes dans les guerres de Tchétchénie et face à l’arbitraire du satrape de Grozny, Ramzan Kadyrov. 

Il est important de se souvenir – et cela paraît si loin vu d’aujourd’hui – que le démantèlement de l’URSS et la fin du règne de l’État-Parti est alors perçu par de nombreux citoyens de l’ex-Union soviétique comme une victoire, celle de la liberté sur l’oppression et la promesse d’un avenir démocratique et prospère avant que la crise économique, l’enrichissement des oligarques, les déceptions du mirage occidental et les exactions des services de sécurité ne recolorent autrement le passé soviétique et ne mettent à mal ce premier horizon.

Chers amis  !

Il m’a été demandé de prononcer une conférence sur l’état de la mémoire historique dans la Russie d’aujourd’hui et, en particulier, sur le travail de l’organisation Mémorial. Je me permettrai de renoncer au genre de la conférence dans la mesure où je ne me considère ni comme une chercheuse en histoire, ni comme un membre de la communauté scientifique universitaire. Je suis une activiste civique et une gestionnaire. Je vais simplement essayer de vous parler de Mémorial, de son travail, de ses difficultés, et des différents contextes dans lesquels notre travail s’est déroulé et se déroule, et de la manière dont, personnellement je perçois ces problèmes et ces contextes.

En trente-cinq années d’existence, le mouvement «  mémorialiste  » a parcouru un long chemin  : de quelques groupes de personnes à l’origine de l’idée de fonder à Moscou un complexe mémoriel consacré à la préservation de la mémoire des victimes de la terreur stalinienne (d’où le nom de notre mouvement  : Mémorial) et jusqu’à un réseau de dizaines d’organisations dédiées à l’histoire et à sa compréhension ainsi qu’à la défense des droits humains, actives dans de nombreuses villes de Russie comme d’Ukraine, d’Allemagne, d’Italie, de Tchéquie et de France. Dès le début de notre long chemin, nous avons compris deux choses. Tout d’abord qu’un grand ensemble mémoriel fait de marbre et de granit pouvait attendre, car notre tâche principale était la collecte et la sauvegarde de la mémoire de la population sur la terreur qui, encore très peu de temps auparavant, était un sujet quasiment interdit, banni de la sphère publique. Et ensuite que, si nous n’accomplissions pas nous-mêmes cette tâche, personne d’autre ne l’accomplirait. Il était peu prudent de s’en remettre à l’État.

En janvier 1989, les représentants de différents groupes se réunissent en congrès au cours duquel est créée la société Mémorial historique et éducative. Puis, lors du démantèlement de l’URSS, en 1991, elle sera renommée Mémorial International.

Mythe fondateur. Lors des funérailles de Sakharov en décembre 1989, Gorbatchev dit à Elena Bonner : « Après les funérailles, nous réfléchirons à la manière de commémorer Andreï Dmitrievitch ». Et elle répond sans hésitation : « Pas besoin de réfléchir ! Enregistrez « Mémorial » – et cela sera immortalisé ». Un mois après la mort de Sakharov, la branche moscovite de Mémorial est autorisée sous le nom de société Mémorial historique et éducative.

À la fin des années 1980 et au début des années 1990 apparaît un nouveau champ d’action pour Mémorial  : la défense des droits humains. Comme vous le savez, à l’époque, de nombreux conflits éclatent sur le territoire de l‘ex-URSS, conflits le plus souvent inter-ethniques, dont certains se muent, à notre plus grande consternation, en véritables guerres. Il n’était guère facile de se pencher sur l’histoire de la violation des droits humains dans le passé, alors que tout autour on continuait à commettre des crimes.

Et Mémorial créa son Centre des droits humains, qui concentra son travail, avant toute chose, sur les «  points chauds  » de l’espace post-soviétique  : le Haut-Karabakh, la Transnistrie, l’Ossétie du Sud, le Tadjikistan, puis, plus tard, la Tchétchénie.

Pumpjacks on a spent oil field. Russia, Republic of Bashkortostan, 2014 © Danila Tkachenko

Il me semble important de définir la vision du monde qui, dès le début, nous a unis et qui nous a inspirés de manière implicite pendant toute cette époque dans nos activités historiques, culturelles, éducatives, civiques et de défense des droits humains. Il ne s’agit pas d’une idéologie au sens habituel du terme, il s’agit d’une vision du monde de base que j’appellerais «  antitotalitaire  ».

Je ne voudrais pas entrer dans le débat de ces dernières années sur l’actualité ou l’adéquation du terme de «  totalitarisme  », d’autant plus que je me tiens, si je comprends bien, devant un auditoire composé essentiellement de spécialistes en sciences sociales. Si le terme est vieilli et ne satisfait plus historiens, sociologues et politistes, et bien, il faudra en trouver un autre, plus approprié. Quant à nous, nous travaillons sur un sujet très concret  : l’histoire du régime terroriste soviétique et ses conséquences actuelles pour la Russie, l’Europe et le monde. Et notre objectif est de faire apparaître avec précision les aspects très concrets de ce fléau et ses conséquences.

Nous n’envisageons pas la terreur d’un point de vue idéologique, mais à partir de notre propre système de valeurs que je définirais comme émanant de la tradition humaniste et fondé sur la priorité de la vie et de la liberté humaines sur toute autre chose, y compris les intérêts de l’État, d’un parti, d’une classe sociale etc . Et, pour nous, la racine du mal, sa pierre angulaire réside dans la tentative de placer n’importe quelle catégorie abstraite, que ce soit une idée, une religion, une nation, un état, au-dessus de l’être humain. C’est pourquoi l’unité de mesure de toute connaissance historique, de tous ces blocs de mémoire historique que Mémorial collecte et sur lesquels il travaille, a toujours été et restera le destin unique de chaque individu.

Il est également important de souligner que nous ne considérons pas le totalitarisme soviétique (pardonnez-moi, je suis habituée à ce terme et continue à l’utiliser) comme un phénomène historique local. Ce régime, tout comme le nazisme hitlérien, est l’un des visages d’un mal international et universel. Aujourd’hui nous avons la terrible confirmation du fait que le mal que nous avons tenté d’éradiquer, est toujours vivant. Voyez avec quelle facilité et quelle rapidité – à l’échelle du temps historique – il a modifié sa façade idéologique, s’est débarrassé de ses guenilles communistes pour revêtir le costume de grande puissance impérialiste et représenter aujourd’hui pour le monde entier une menace presque plus sérieuse que l’ancien régime soviétique.

Qu’a donc fait Mémorial au cours des trente-cinq années passées  ?

Tout d’abord, nous avons réalisé ce que nous avions promis dès le départ  : nous avons constitué des fonds d’archives, des bibliothèques et des fonds de collections de musée.

L’archive et la trace sont les armes de Mémorial pour dévoiler, chiffrer et documenter la terreur et la violence de l’Etat totalitaire et rendre par ce travail la dignité à chaque individu et chaque famille soviétique. 

Être archiviste et historien à la fois, c’est l’ADN de Mémorial. Certains sont memorialtsy avant même de rejoindre Mémorial. C’est le cas de Nikita Petrov qui, alors étudiant en chimie, dépouille au début des années 1980, et de manière systématique, les journaux à la bibliothèque Lénine pour traquer les noms des cadres de la Terreur, tous ces tchékistes au service de Yagoda, Ezhov puis Beria. Il réalise une première base de données qui aurait pu le conduire en prison si la Perestroïka ne lui avait permis ensuite de poursuivre ce travail sans se cacher dans l’organisation Mémorial.

Dans nos collections d’archives se trouvent des documents personnels, des extraits d’instructions judiciaires, des lettres envoyées des prisons ou des camps, des journaux intimes, des mémoires, des collections d’éditions choisies du samizdat consacrées à la Résistance des années 1950-1980. Ces collections n’ont pas été constituées seulement à Moscou, mais aussi à Saint-Pétersbourg, Syktyvkar, Krasnoïarsk, Riazan, Tomsk et d’autres villes encore. À Moscou et Saint-Pétersbourg nous avons de grandes bibliothèques constituées autour du sujet de la terreur.

Tout est ouvert au public et accessible  : nos archives ont servi à des milliers de chercheurs du monde entier (mais essentiellement de Russie, bien sûr), à des étudiants, des journalistes, des cinéastes, des enseignants du secondaire comme du supérieur et à de simples particuliers intéressés par le sujet.

Les nombreux objets que nous avons réunis ont permis d’organiser des dizaines d’expositions aux quatre coins de la Russie comme à l’étranger.

Tout cet ensemble est devenu et demeurera une parcelle de l’héritage historique et culturel à la fois russe et mondial.

Certaines de nos ressources sont uniques. Sur notre site intitulé «  Victimes de la terreur politique en URSS  » on trouve des informations sur plus de trois millions de personnes ayant subi des répressions politiques, ce qui représente, d’après les estimations les plus modestes, un quart seulement du nombre total des victimes. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là de la base de données la plus importante au monde sur le sujet.

Des chercheurs de Mémorial, avec d’autres historiens de Russie et de l’étranger ont découvert, dans les archives du KGB, un très grand nombre de documents importants. Certains d’entre eux ont littéralement bouleversé notre vision des mécanismes et de l’ampleur des vagues de terreur. Et il me semble que Mémorial a bien œuvré pour informer le grand public de ces découvertes, comme pour débarrasser l’histoire de la terreur des mythes qui l’entouraient et l’entourent encore dans la conscience collective.

Au cours de ces années, nous avons publié autour de mille ouvrages et brochures, fait publier des milliers de textes dans des périodiques (ces dernières années il est devenu beaucoup plus difficile de faire passer ce type de textes, mais cela reste parfois possible). Nous avons organisé avec succès des centaines de «  soirées du souvenir  », de colloques, de séminaires ouverts au public et de tables rondes.

The world’s largest diesel submarine. Russia, Samara region, 2013 © Danila Tkachenko

Mémorial, c’est aussi une série de programmes historiques et éducatifs, essentiellement destinés aux jeunes. Tout comme les expéditions de recherche qui ont permis de découvrir nombre de fosses communes tenues secrètes, contenant les corps de fusillés ou de victimes des camps de travaux forcés. Ou encore les manifestations publiques du souvenir qui se tiennent régulièrement dans la Russie entière, et maintenant même à l’étranger. Mémorial, c’est tout cela.

Les jeunes se font aussi les auxiliaires du travail de mémoire et d’histoire engagé par Mémorial avec un réel succès et une belle inventivité. Les concours Mémorial proposent une liste de thématiques sur l’individu au XXe siècle (Человек в ХХ веке) aux prises avec les répressions et les supports proposés vont du research paper de 15 à 30 000 signes au post d’une histoire de famille sur un réseau social ou à l’interview d’un témoin, du clip ou jeu vidéo à la performance Tik Tok. Mémorial propose aussi des expéditions pour les jeunes, sur les fleuves de la mémoire Na reke pamiati. Ce tissu social dans toutes les régions et républiques de Russie que Poutine veut maintenant défaire en repoussant Mémorial, loin des écoles, en le stigmatisant agent de l’étranger depuis 2016 au nom d’un patriotisme pourtant tellement mieux servi par Mémorial que par l’État poutinien.

Mais à l’heure actuelle il est plus important de parler non pas de nos réussites, mais de ce que nous n’avons pas su, pas pu, pas eu le temps ou négligé de réaliser.

Les questions que vous allez entendre sont celles que nombre d’entre nous ne cessent de se poser, et auxquelles chacun apporte ses propres réponses.

Personnellement, ce qui m’emplit de tristesse et d’amertume, c’est que nous manquons de documents sur les témoins de l’époque  ; nous n’avons pas recueilli suffisamment d’interviews de ceux qui ont vécu les camps, la relégation, la déportation. Nos forces et nos ressources étaient trop faibles pour des programmes de «  transmission orale  » de l’histoire, et maintenant il est trop tard  : quasiment toute cette génération nous a quittés. C’est très dur.

Mais nous avons aussi des problèmes d’ordre plus général.

Avions-nous raison de concentrer le travail de Mémorial presque exclusivement sur le terrorisme d’État  ? Ne convenait-il pas d’accorder davantage d’attention à d’autres caractéristiques fondamentales de l’ordre soviétique  : à la répression totale des droits civiques et à l’anéantissement de la société civile, à la censure et à d’autres formes de contrôle de l’Etat sur la culture et la vie intellectuelle du pays. A la propagande omniprésente et totalement mensongère, aux inégalités sociales, à la dégradation de l’économie. Toutes ces questions tenaient une faible, trop faible place dans nos recherches et notre travail d’éducation à l’histoire. Et maintenant sur ces lacunes on voit fleurir le nouveau mythe du «  radieux passé soviétique  », terni seulement par quelques épisodes de répressions. En se développant, ce mythe repousse le souvenir-même de la terreur aux marges de la conscience collective. Bien sûr, Mémorial n’est qu’une ONG avec des ressources limitées et non le ministère de l’Education ou un ensemble de laboratoires et d’institutions de recherche. Nous avons tenté de promouvoir des recherches globales et interdisciplinaires de l’histoire de la période soviétique et, parfois, nous avons réussi. Mais je regrette tout de même que nous n’ayons pas su susciter au sein de la population un intérêt plus large pour le sujet.

Les historiens par conviction plus que par profession de Mémorial ont contribué de manière décisive à la connaissance de la Terreur stalinienne. C’est grâce au travail de Mémorial et son action pour l’ouverture des archives de la répression que l’on connaît les opérations de masse de la Grande Terreur, l’étendue de l’archipel du Goulag, la violence conjointe d’Hitler et de Staline faite aux personnes soviétiques. L’établissement de statistiques générales mais surtout la myriade d’histoires individuelles, celles des privés de droits, des sans droits du grand pays soviétique – pour reprendre la belle expression d’Hannah Arendt. 

Après le pustch d’août 1991 et la mise hors la loi par Boris Eltsine du Parti communiste en Russie, Mémorial pèse de tout son poids pour la déclassification des archives qui va de pair avec l’établissement des responsabilités, la réhabilitation des victimes, le droit d’accès à leur dossier et le droit à des indemnités. Des documents cruciaux de la Terreur stalinienne leur sont montrés. Il s’agit d’établir les preuves archivistiques dans le cadre de ce qui doit être un procès du Parti communiste mais le procès n’aura pas lieu. Archives et justice transitionnelle. Les documents décisionnaires du massacre de Katyn leur sont montrés. Archives et diplomatie. Boris Eltsine remet à Lech Walesa en 1992 les preuves de la responsabilité de Staline et de Beria dans le massacre.

Dans ce cadre, la première découverte porte sur un pan entier de la Grande Terreur que les révélations de Khroutchtchev lors du XXe congrès avaient soigneusement tu. Les opérations ultra-secrètes de 1937-1938 qui assassinent dans le plus grand secret 750 000 personnes et en déportent près d’un million. On voit sur une photographie prise à Moscou aux côtés des fondateurs de Mémorial dont vous Elena Zhemkova, Robert Conquest qui avait écrit en 1968 l’ouvrage de référence sur la Grande Terreur. Mais il faut réécrire cette histoire, car la purge des élites et les grands procès de Moscou ne représentent en fait que 10 % des victimes. L’historiographie occidentale s’en inspire aujourd’hui.

La réécriture de l’histoire soviétique à partir des archives qui s’ouvrent est un travail collectif entre nos pionniers de Mémorial, les nouveaux historiens du stalinisme en Russie et en Ukraine et les historiens d’Europe et des États-Unis. Des colloques, des conférences, des projets communs témoignent de la fin de la coupure entre Occident et bloc soviétique. Alexandre Gourianov, en lien avec l’organisation Karta en Pologne, établit de manière définitive l’histoire de l’opération polonaise en 1937-1938 et celle de Katyn.

Je dois dire que, au cours de toutes ces années, nous avons surtout cherché à documenter les crimes du régime soviétique  : nos archives, bibliothèques, bases de données sont des sources primaires d’information  :  une pure factographie, de la matière brute. Par contre, nous n’avons pas travaillé de manière suffisamment systématique sur l’interprétation de tous ces témoignages, sur l’introduction du narratif sur la terreur dans le contexte historique général.

Même s’il me semble que, à titre individuel, les historiens de Mémorial ont tout de même bien fait avancer la conceptualisation.

Nous sommes sans doute sur la bonne voie  ; c’est ainsi qu’il faut avancer  : des faits accumulés vers leur interprétation. Nous n’avons tout simplement eu le temps de parcourir ce chemin jusqu’au bout.

La question la plus difficile, la plus terrible est la suivante  : se peut-il que notre travail de trente-cinq ans ait été inutile  ? Le fait-même qu’une partie importante de la population de Russie reste indifférente aux événements actuels, et qu’une autre partie, apparemment non moins importante, soutienne activement l’« opération militaire spéciale  » en Ukraine, ne signifie-t-il pas que nous avons perdu sur toute la ligne  ?

En Lituanie, en Ukraine, Tchéquie, Slovaquie, Pologne la démocratie et la liberté ont eu peu ou prou gain de cause, et on a pu y solder le passé. Tandis que, on ne sait pas très bien pourquoi, cela n’a pas été le cas en Russie.

Les explications à cela peuvent être nombreuses  : certaines renvoient à des faits historiques concrets des années 1990, d’autres sont plus conceptuelles. Je m’attarderai sur l’une d’entre elles qui est, à mon sens, essentielle.

De tous les pays de l’espace post-soviétique la Russie était la seule à ne pas disposer de l’ «  alibi  » de pouvoir considérer la période soviétique comme une «  occupation étrangère  ». Laissons de côté la question difficile de savoir dans quelle mesure cet alibi correspond bien, chez nos voisins, à la réalité historique (en partie oui, en partie, pas toujours), mais le fait-même que cet «  alibi  » figure dans leur narratif historique et y joue un rôle, facilite la réponse aux questions les plus douloureuses sur la période soviétique dans leur histoire nationale. Il n’y a qu’en Russie que le passé soviétique (comme le passé impérial en général) continue à exister et à faire partie intégrante du narratif historique national. Nous n’avons personne à qui réadresser notre faute historique, nous sommes contraints d’assumer l’ensemble de notre héritage historique avec ses aspects positifs et négatifs, ses envolées et ses chutes, ses réalisations, ses victoires et ses crimes. C’est pourquoi, en Russie, la question de la faute et de la responsabilité se pose avec une acuité particulière  ; c’est pourquoi la question de la répartition des rôles de «  victime  » et de «  bourreau  » entre les acteurs de l’histoire y est incomparablement plus complexe et plus tragique que chez nos voisins. Il s’ensuit que, chez nous, les «  guerres de mémoire  » font partie de la vie politique courante et sont revenues, ces dernières années, au cœur de la politique intérieure du pays. Ces guerres sont chez nous des guerres civiles.

Mais avons-nous définitivement perdu «  la guerre pour l’histoire  » chez nous ?

Je ne cesse de me poser la question, et ne puis y répondre de manière univoque. Car elle pose le problème des critères du succès ou de l’échec ou bien, pour parler simplement, tout dépend de quel point de vue l’on se place.

J’ai déjà dit que tout ce que Mémorial a réalisé (tout comme d’autres organisations issues de la société civile, bien sûr) sans hâte, par un travail systématique et pédagogique de longue haleine n’a pas disparu et ne disparaîtra pas. Nos travaux sont toujours nécessaires à la société et la demande ne cessera de croître, vu les conditions actuelles, car la connaissance permet à chacun de faire un choix personnel adapté à la situation. Et l’activisme citoyen n’a pas disparu non plus. Aujourd’hui nous sommes les témoins, dans les capitales comme dans la province la plus reculée, d’une recrudescence contestataire, de manifestations spontanées contre la guerre, de slogans et de tracts sur les murs. Et ce dans des conditions de répression très violentes que nous avions eu le temps d’oublier au cours des trente dernières années.

Pour moi, la question de l’inutilité de notre travail de trente-cinq ans, de la bataille pour l’histoire perdue est difficile, mais pas essentielle. La question essentielle est ailleurs  : avons-nous l’intention de continuer notre travail dans les nouveau contexte actuel ? Et à cette question je réponds sans hésiter  : oui, nous en avons l’intention. Bien sûr, nous allons poursuivre tout notre travail des trente-cinq dernières années. La Cour Suprême de la Fédération de Russie a dissous Mémorial International  ? Et alors  ? Tant qu’il existera une demande pour notre travail, nous continuerons, et aucune Cour suprême ne pourra nous interdire de le faire. Et notre travail retrouvera, d’une manière ou d’une autre, de nouvelles formes et une nouvelle organisation.

La nécessité de notre travail éducatif dans le domaine de l’histoire, je le dis et je le répète, non seulement dans le domaine de la défense des droits humains, mais avant tout dans l’éducation à l’histoire, n’a non seulement pas disparu mais a considérablement augmenté au cours des dernières années. Et c’est naturel  : plus le régime actuel rappelle l’ancien régime soviétique, plus la répression devient dure et violente, plus la propagande officielle tente d’imposer d’anciens et de nouveaux mythes historiques, plus fort est le besoin, dans la partie active et responsable de la population, de comprendre la vraie histoire du pays, et plus forte est la demande d’informations aidant à la comprendre. Surtout chez les jeunes.

Airplane – amphibia with vertical take-off VVA-14. Russia, Moscow area, 2013 © Danila Tkachenko

Et j’en viens ici à la réponse à une autre question qui, il y a quelque temps encore, nous tourmentait. Nous ne cessions de nous interroger sur le fait de savoir si Mémorial ne serait pas «  le projet d’une seule génération  ». Pour ceux qui avaient vécu la terreur stalinienne les choses étaient claires  : Mémorial faisait partie d’eux-mêmes. Mais cette génération a quasiment disparu. Pour ceux nés dans les années 1950-1960, pas d’hésitation non plus  : ils avaient grandi dans une URSS poststalinienne, une époque dont le facteur déterminant était le passif stalinien non soldé. Au cours des années de la pérestroïka, nous avions 20-30-40 ans. Mais nous aussi quittons peu à peu la scène. Quel sera le sort de notre œuvre  ? A qui transmettrons-nous Mémorial  ?

Voilà que le passé stalinien et la langue totalitaire qui recouvre et transforme les faits ressurgissent. Voilà que le révisionnisme historique de la pire espèce sert le révisionnisme géopolitique et la guerre. Staline était un grand homme. Le sacrifice de la Terreur était nécessaire à la victoire. Les protocoles secrets étaient légitimes. Katyn n’est pas ce que l’on croit. Le régime de Poutine brutalise ainsi l’histoire et les mémoires. L’État se dresse contre la société civile et donc contre Mémorial

La loi sur les agents de l’étranger édictée en 2012 rejoue la partition de l’ennemi intérieur et extérieur consubstantiel du régime stalinien. Mémorial en est l’une des premières cibles. Les écoles qui travaillaient avec Mémorial sont sommées de laisser les jeunes en dehors de son influence occidentale et non patriotique. Les procès de décembre confirmés en appel, alors que la guerre a commencé en Ukraine, liquident Mémorial.

Et voilà que, depuis le début des années 2010, nous constatons avec étonnement un afflux important de jeunes  : non seulement à Moscou, toujours à l’avant-garde, non seulement à Saint-Pétersbourg, mais aussi dans nombre de nos bureaux régionaux. 

Il est vrai que notre passé n’est, malheureusement, pas resté dans le passé  : c’est notre défaite. Mais cette défaite est devenue pour nous source de force et garantie de notre existence future. Faut-il s’en réjouir ou s’en attrister  ? La question est à mon avis déplacée.  Il faut juste en tenir compte.

Bien entendu, au cours des quatre derniers mois, la situation a changé. Nous assistons à une émigration importante hors de Russie. Selon certaines informations, près d’un demi-million de personnes auraient quitté la Russie en un laps de temps très court. Il est évident que de nombreux activistes de la société civile, dont des membres de Mémorial, sont partis. Et avant tout des jeunes, car ils sont plus mobiles. S’agit-il d’un problème pour nous  ?

Pour nous, comme pour le pays tout entier, c’est un phénomène douloureux. L’émigration représente toujours un choix personnel difficile, accompagné de discussions interminables sur le fait de savoir s’il est moralement justifié de partir  ? ou moralement justifié de rester  ?

Ces échanges, qui se transforment parfois en invectives de part et d’autre, sont tout à fait dans la tradition historique et culturelle russes. Or, autour de Mémorial, ces discussions sont quasiment inexistantes. Parce qu’il est évident pour tous que, pour nous, il y a du travail des deux côtés de la frontière. Et que les moyens de communication modernes permettent de préserver l’unité de notre communauté, centrée autour de notre œuvre et de nos tâches communes, où que se trouvent nos membres.

Notre nom n’est pas seulement Mémorial, mais Mémorial International.

Pour conclure, je voudrais dire que le monde, et notre situation dans ce monde se transforment radicalement sous nos yeux. Faut-il que Mémorial réagisse de quelque façon que ce soit à ces transformations  ? Doit-il également se transformer de manière radicale  ? Je ne parle pas tant du contexte, par exemple la diminution permanente des possibilités d’actions légales dans le pays  ; il est évident que nous devrons nous y adapter, et donc modifier notre manière de travailler  : j’entends nos objectifs, nos tâches et les sujets qui nous préoccupent.

Mon opinion peut se résumer en trois points  :

Premièrement. Nous devons assurer la sauvegarde de tout le travail réalisé au cours des années passées, de l’intégralité de nos fonds qui sont uniques.

Ensuite. Dans tous les cas où cela sera, en principe, possible dans, nous devons poursuivre nos projets et programmes, développer tous les sujets qui nous occupaient jusqu’à présent.

Et enfin. Mémorial devra trouver sa place dans un monde radicalement différent. C’est un fait. Et, pour ce faire, nous-mêmes devons être prêts à des changements majeurs  : il nous faudra chercher et trouver de nouveaux sujets pertinents, nous familiariser avec de nouveaux domaines et moyens d’action, inventer de nouvelles formes d’organisation, de nouvelles formes d’engagement citoyen. Mais il est tout à fait aussi important de rester nous-mêmes. Rester Mémorial. Préserver notre identité coûte que coûte.

C’est précisément sur ces trois objectifs que nous travaillons en ce moment.

Permettez-moi de conclure là-dessus.

Je vous remercie de votre attention.

Crédits
Les deux discours sont disponibles sur le site de Mémorial France. Le discours introductif de Sabine Dullin est ici présenté par extraits, en introduction en commentaires au discours d'Elena Zhemkova.

Les images sont issues de la magnifique série 'Restricted Area'.
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