L’Afrique et la Maison commune

Comment aborder la dialectique entre l'Afrique et le monde ? Les auteurs du collectif L'Afrique et le monde : histoires renouées, dirigé par François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont, expliquent comment étudier, analyser, comprendre les connexions millénaires, plurielles et inégales du continent africain avec les autres régions du monde.

François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont (dir.), L’Afrique et le monde : histoires renouées. De la Préhistoire au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2022, 448 pages

« Nous parlons d’Afriques parties prenantes d’un Ancien Monde « eur-asi-africain » d’abord, puis vraiment global ; d’Afriques plurielles qui choisissent d’adopter ou pas, d’adapter ou pas, des innovations ; de sociétés africaines au sein desquelles se distinguent des individus et des classes « connectés », et d’autres non ; de régions d’Afrique tantôt contributrices, tantôt arrière-pays, de mondes globaux plus vastes qu’elles ; de provinces africaines de mondes faits d’autres provinces1 ». Les chercheurs ici mobilisés n’en sont plus à vouloir prouver que l’Afrique a une histoire mais bien à étudier ses connexions millénaires, plurielles et inégales avec les autres régions du monde. Nier l’histoire longue des sociétés africaines relève désormais davantage de la posture idéologique que de l’ignorance puisque le monde de l’édition n’hésite plus à soutenir les projets d’écriture sur l’histoire du continent à l’image de Belin consacrant un tome de sa collection Mondes anciens à l’Afrique ancienne, aux côtés des volumes sur la Grèce classique, Rome ou la Mésopotamie2. L’ouvrage édité par La Découverte s’inscrit dans une approche différente, celle de présenter, puis d’analyser les interactions entre le continent et les autres parties du monde. Cette rencontre a certes été marquée par la violence mais elle ne peut s’y résumer et doit également aborder les échanges botaniques, de marchandises, les circulations religieuses, techniques et culturelles. En outre, si la traite atlantique et la colonisation demeurent des stigmates indélébiles, le chercheur doit les aborder dans un paradigme plus global et moins dichotomique.

La dialectique de l’Afrique au monde reste enfermée dans une posture manichéenne  : au mieux le continent serait le berceau de l’humanité et un réservoir d’«  origines  » idéalisées3, au pire il serait resté en marge d’un monde en mouvement. Or, des sociétés chasseresses et collectrices au mouvement Black Lives Matter, l’Afrique a dialogué avec les autres parties du monde dans des temporalités différentes et selon des réalités plurielles. Observant et participant à ces mutations, les sociétés africaines ont proposé des innovations, se sont emparées d’autres venues de l’extérieur, tout en les adaptant avec pragmatisme ou en les laissant de côté en fonction de leurs besoins. Néanmoins, le pari des autrices et des auteurs est moins de composer un catalogue des présences africaines dans le monde, comme a pu le faire Toni Morrison pour les États-Unis en tant qu’éditrice avec The Black Book4, que de donner un sens à ces rencontres.

Une conversation millénaire

Le premier chapitre5 remonte aux prémices du dialogue entre l’Afrique et des espaces plus ou moins voisins durant la Préhistoire. Pour cela, des empreintes fossilisées récemment découvertes en Tanzanie permettent d’établir des hypothèses sur les déplacements des populations concernées. Les échanges s’intensifient avec le début de l’Holocène, période au cours de laquelle les sociétés de la partie égyptienne de la vallée du Nil développent la culture de céréales, de légumineuses et la domestication de certains animaux tels la vache, le mouton, le porc et la chèvre. La néolithisation du monde6 ouvre une interrelation fructueuse matérialisée par la circulation de plantes à haut rendement, à l’origine de la première «  globalisation alimentaire  ». Celle-ci repose sur la translocation de blé mésopotamien vers l’Inde, de millets chinois vers l’Europe, de riz chinois en Afrique orientale ou de millets du Soudan dans d’autres régions africaines et en Inde mise en évidence par l’archéobotanique. 

Sur le temps long, les interactions entre les sociétés africaines et le monde reposent sur trois produits  : l’or, l’ivoire et les esclaves, en échange desquels elles recevaient des métaux, des étoffes et des denrées alimentaires. Bien que les sources s’avèrent particulièrement insistantes sur la présence d’or, il demeure difficile d’en mesurer les quantités échangées. Ce ne sont d’ailleurs pas toujours les régions productrices qui en profitent le plus, à l’image du Ghāna devenu au VIIIe siècle le «  pays de l’or  » par sa capacité à le vendre et non à le produire. Pour sa part, l’ivoire africain, principalement d’éléphants mais aussi d’hippopotames, est jugé plus souple que son homologue asiatique. Il permet par exemple une importante production artisanale de bracelets en Afrique du Sud entre les VIIe et XIIIe siècles. Après le XVe siècle, c’est le commerce d’esclaves qui se développe entre l’océan Indien, la mer Rouge, puis le Sahara d’un côté et la traite atlantique de l’autre. Cette dernière marque durablement les relations entre le monde et l’Afrique, puis les mémoires des sociétés africaines et afrodescendantes.

Une confrontation protéiforme

La traite et la colonisation forment des moments structurels et traumatiques dans la relation de l’Afrique au monde, puis le sens que leur donnent les sociétés africaines. Au-delà de ce postulat, l’histoire contemporaine du continent a longtemps été rédigée au prisme d’un diptyque accolant les brutalités de la colonisation et les résistances des populations locales. Même si les autrices et les auteurs adoptent une approche plus complexe, ils ont à cœur de rappeler toute cette violence dans ses multiples dimensions. Si la traite transatlantique a concerné 12,5 millions d’individus, 2 à 5 millions ont aussi perdu la vie au cours des marches forcées7 alors que 10 % des captifs décédaient après leur débarquement en Amérique. La colonisation introduit pour sa part une violence, accentuée par le nationalisme, le racisme et l’industrialisation, qui prend la forme d’une annihilation avec le génocide des Herero et des Nama en 1904-1908. 60 000 à 100 000 d’entre eux meurent dans des conditions terribles au cours d’une «  répression  » conduite par le général Lothar von Trotha (1848-1920). Face à la colonisation, une résistance protéiforme se met en place depuis le boycott d’un tournoi de football en 1936, au cours duquel les footballeurs congolais avaient l’obligation de jouer pieds nus, jusqu’aux résistances armées à la conquête (guerres des royaumes d’Ashanti ou d’Abomey), en passant par les stratégies d’évitement face au recrutement8. La violence coloniale s’exerce aussi contre la faune, objet de toutes les prédations, à l’instar des 65 000 éléphants abattus chaque année à partir de 19009.

Cette confrontation est depuis passée dans le champ des mémoires derrière la diaspora africaine, construite au fil des siècles par des communautés qui maintiennent un lien avec le continent. La traite transatlantique occupe, en ce sens, une place centrale dans la littérature, le cinéma ou la musique mais aussi dans la construction de l’identité africaine et afrodescendante. En effet, les Européens n’ont pas caractérisé les populations subsahariennes par leur ethnie, leur religion ou leur langue mais seulement comme noires. L’un des objectifs des divers panafricanismes, à l’image de William Edward Burghart Du Bois (1868-1963), est alors de «  retisser les filiations des Afrodescendants américains avec le « Continent »  »10 rompues par la traite. 

Historienne/Historien de l’Afrique, mode d’emploi

Dans sa présentation de l’Histoire mondiale de la France, Patrick Boucheron affirmait, au nom des 122 auteurs, que cette histoire était collective non pas par défaut mais par conviction. Si l’ouvrage dirigé par Anne Lafont et François-Xavier Fauvelle enforcit cette logique, l’analogie entre ces deux livres s’arrête ici. Le projet incarné par Patrick Boucheron aspirait à «  écrire une histoire de France accessible et ouverte, en proposant au plus large public un livre innovant mais sous la forme d’une collection de dates  »11, alors que celui présenté par les éditions La Découverte est résolument scientifique et les entrées thématiques. L’équipe restreinte de treize chercheuses et chercheurs est formée de profils divers et le lecteur comprend rapidement que les consignes des directeurs de l’ouvrage ont été de fuir le solipsisme, afin de ne pas rédiger une série de monologues depuis une expérience ou un point de vue. Ainsi, Guillaume Blanc, spécialiste des sociétés éthiopiennes dans leur environnement aux XIXe-XXe siècles12, appuie son propos sur des exemples pris dans son espace de prédilection mais aussi sur l’ensemble du continent comme la lutte des Occidentaux contre les pratiques du pâturage et des feux de forêt dans l’Est de l’Algérie, puis le parcours Sarah Baartman ramenée du Cap à Londres où elle devient la «  Vénus hottentote  », avant d’être exhibée à Paris. Chacun des chapitres répond donc à une attente commune  : s’appuyer sur son domaine de spécialité mais l’élargir, autant que faire se peut, à l’ensemble du continent. Il s’agit probablement de la plus grande réussite de cet ouvrage  : encourager les autrices et les auteurs à sortir de leur «  zone de confort  » pour construire une histoire pleinement collective. 

Le chapitre proposé par l’historienne Marie-Laure Derat constitue, en ce sens, une remarquable réussite13. Spécialiste de l’Éthiopie médiévale, son texte n’en couvre pas moins quatre millénaires et propose un convaincant tour de l’Afrique en moins de trente pages, tout en respectant un certain équilibre régional. Marie-Laure Derat identifie les trois pans les mieux éclairés de l’histoire africaine  : la navigation entre la Méditerranée, la mer Rouge et l’océan Indien, les traversées sahariennes autour de l’usage du dromadaire à partir du premier millénaire avant notre ère, puis le Nil dans son articulation avec la mer Rouge. Son propos montre que l’Afrique a pleinement participé à construire l’oekoumène, comme maison commune grâce aux mers. Dans les ports somaliens et yéménites ont ainsi été retrouvés des céramiques romaines, du verre mosaïqué égyptien, puis des céramiques nubiennes et aksumites. 

L’équipe emmenée par Anne Lafont et François-Xavier Fauvelle a accompli un travail enrichissant aussi bien sur le fond que sur la forme, dans la continuité des appels à une histoire exigeante et ambitieuse du continent14. Chacun des chercheurs est certes parti de son champ d’étude mais a dû sortir de ses bornes spatiales et temporelles pour proposer une histoire collective, tout en connectant et situant chacun des territoires abordés. Si l’historienne et l’historien de l’Afrique ont souvent été enfermés sous le terme d’africaniste, mettant dans la même catégorie les spécialistes du Maroc de Lyautey et ceux des sociétés swahilies, ils en ont finalement fait une force. Avec méthode et humilité, les auteurs parviennent ici à accomplir un tour de force confirmant ce que François-Xavier Fauvelle a maintes fois affirmé  :

«  Être historien ou historienne de l’Afrique, ce n’est pas tout à fait comme être historienne ou historien tout court  » 15

Cette histoire s’avère aussi indispensable pour penser les sociétés actuelles  : le mouvement Black Lives Matter, le déboulonnement de certaines statues, la volonté d’élargir le champ des possibles pour baptiser le nom des rues ou encore le positionnement de nombreux pays africains vis-à-vis des Occidentaux dans le conflit ukrainien ne peuvent être complètement compris sans saisir les interactions entre l’Afrique et le monde depuis au moins quatre siècles. 

Sources
  1. François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont (dir.), L’Afrique et le monde : histoires renouées. De la Préhistoire au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2022, p. 6-7.
  2. François-Xavier (dir.), L’Afrique ancienne. De l’Acacus au Zimbabwe (20 000 avant notre ère – XVIIe siècle), Paris, Belin, 2018.
  3. p. 6
  4. The Black Book, Randhom House, 1974.
  5. François Bon et François-Xavier Fauvelle, «  Les archives africaines du monde. Empreintes, fossiles, vestiges et récits de la Préhistoire  », p. 17-43.
  6. p. 27.
  7. p. 94.
  8. Voir le chapitre de Pascale Barthélémy, «  La colonisation, nouvel être-au-monde de l’Afrique  », p. 229-252.
  9. p. 210.
  10. p. 174.
  11. Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2017, p. 8.
  12. Guillaume Blanc, Le colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Eden africain, Paris, Flammarion, 2020.
  13. «  L’Afrique dans la maison commune. Circulations commerciales et interactions religieuses (2 500 avant notre ère – 1 500 de notre ère)  », p. 45-71.
  14. François-Xavier Fauvelle, Penser l’histoire de l’Afrique, Paris, CNRS éditions, Les grandes voix de la recherche, 2022. Voir notre compte-rendu.
  15. Ibid., p. 9.
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