Retrouver les Afriques du Moyen Âge

Dans ce travail épistémologique, François-Xavier Fauvelle aborde son champ d’étude comme un puzzle sans bords, dans lequel les pièces manquantes ne constituent pas des dissonances mais une invitation à explorer l’ensemble des champs du possible afin d’approcher, au plus près, les sociétés médiévales africaines.

François-Xavier Fauvelle, Penser l’histoire de l’Afrique, Paris, CNRS éditions, «Les Grandes Voix de la Recherche», 2022, 98 pages, ISBN 9782271142627

«  Être historien ou historienne de l’Afrique, ce n’est pas tout à fait comme être historienne ou historien tout court  »1. Ce constat de François-Xavier Fauvelle pourrait presque paraître banal puisque chaque spécialiste entend faire ressortir les caractéristiques propres à son domaine de recherche et donc le distinguer des autres. Il est toutefois difficile de voir ici un truisme tant les suspicions sont légion envers les savoirs présentés sur le continent. L’historien de l’Afrique doit surmonter davantage de barrières que ses confrères, qui n’ont rien à voir avec les langues, la complexité de l’archéologie ou encore l’immensité des territoires. Nos connaissances sur les mondes africains, notamment médiévaux, seraient par nature suspectes car l’idée d’un continent sans histoire a particulièrement imprégné nos sociétés, y compris dans les milieux cultivés. Là où le récit d’un spécialiste des Capétiens demeure largement accepté, le doute s’érige devant les savoirs présentés sur les sociétés africaines du Moyen Âge. Souvent confronté à ce doute, François-Xavier Fauvelle montre à quel point le chercheur de l’Afrique doit fournir un travail plus dense que les autres pour la recevabilité de ses travaux. 

François-Xavier Fauvelle retrace ici son parcours mais s’efface rapidement devant l’histoire de l’Afrique qui constitue le cœur de l’ouvrage. Le lecteur suit le narrateur à travers ses réussites, ses échecs assumés et ses interrogations. L’histoire selon le professeur au Collège de France se définit comme une construction constante, qui se remet en question, avance par l’hypothèse, la vérification, l’erreur, et s’avère éminemment collective. Dans la continuité de sa leçon inaugurale au Collège de France2, François-Xavier Fauvelle se refuse à faire de l’Afrique la mère des civilisations, et donc à verser dans l’afrocentrisme, mais s’interroge sur les causes du déni d’historicité porté envers le continent, sans en trouver les réponses. 

Historien et archéologue

Dans cet essai qui relève davantage de l’épistémologie que de l’ego-histoire, François-Xavier Fauvelle rappelle avec franchise son parcours. Force est de constater que sa nomination au Collège de France en 2019 n’était guère prévisible mais s’inscrit dans un itinéraire cheminant entre trois continents et qui s’est affranchi, en partie, des frontières entre les disciplines.  S’il rentre à l’université par la Philosophie, il avoue avoir opté pour cette voie car la queue y était la moins longue lors des inscriptions à Tolbiac. Il suit son cursus en dilettante, ne se renseigne pas sur les concours et finit par abandonner sa thèse. Il y découvre toutefois une appétence bien plus évidente pour le commentaire de texte que pour la philosophie. Après deux-trois années de petits boulots, il entame une formation d’archéologue sans que le théâtre africain ne s’impose d’emblée. À Paris I, François-Xavier Fauvelle peut reprendre ses études grâce aux possibilités offertes par Jean Boulègue et Bernard Hirsch. Ses lectures sur l’Afrique sont alors prises entre l’afrocentrisme de Cheikh Anta Diop et la nostalgie de la colonisation de Bernard Lugan, qui malgré leurs approches dichotomiques se focalisent sur le Noir et le Blanc, tout en oubliant le village et le potier, parmi de nombreux acteurs du quotidien. 

Son mémoire de DEA, il le mène sur les écrits de Cheikh Anta Diop, pour lequel l’Égypte serait une civilisation noire et donc l’Afrique fille de l’Égypte3. Par la déconstruction de ce discours, François-Xavier Fauvelle se confronte au schéma d’une civilisation inscrite dans un processus qui passe d’un territoire à l’autre et duquel certaines régions auraient été exclues. Cette réflexion ne le quittera plus. La thèse porte ensuite sur la représentation des Khoekhoe (Khoïkhoï) dans la littérature occidentale où ils sont désignés par le terme péjoratif de Hottentots. Là encore, les textes de Rousseau et de Voltaire décrivent une population restée en bordure de l’humanité. L’historien comprend dès lors que pour retrouver les Khoekhoe, il doit dépasser les textes pour aller découvrir, puis explorer leurs territoires. 

De la quête à l’enquête

Sa quête historique devient alors celle des Khoekhoe, pour les retrouver tels qu’ils étaient et pas seulement au prisme du regard des Européens. Au cours de ce cheminement, l’amateur de textes se mue peu à peu en archéologue qui arpente le terrain, équipé de chaussures de marche et d’une carte sur les genoux pour traverser l’immensité des seuils du continent. L’archéologie lui ouvre de nouvelles perspectives dans la recherche tout en le forçant à l’humilité. Au fil de ses investigations, en Namibie et en Afrique du Sud, il localise progressivement ces sociétés dans les sites des méandres intérieurs des rivières sur les basses terrasses. Le lecteur se prend au jeu de l’enquête et partage la joie du chercheur qui finit par découvrir avec son équipe deux kraals khoekhoe, des enclos dans lesquels vivaient des vaches en très grand nombre. Si le propos relève bien du panégyrique de l’archéologie, l’historien n’en perd pas pour autant le sens profond de sa quête au fil des découvertes, qui peuvent paraître futiles pour le néophyte à l’image des fragments d’une pipe hollandaise. Le travail en demeure éminemment complexe et les déconvenues jalonnent le parcours  : «  les Khoekhe s’éloignaient à mesure que je m’en approchais  ». 

François-Xavier Fauvelle guide son lecteur au travers de ses recherches, lui fait ressentir ses déceptions, puis ses découvertes comme l’Awfât, capitale d’un royaume musulman qui n’était connue que par des textes guèzes et arabes. C’est en Éthiopie qu’il poursuit sa carrière d’archéologue et rejoint le laboratoire Traces à Toulouse en 2009. L’un des points les plus stimulants de sa réflexion concerne les sources. En effet, si les sources écrites sur l’Afrique existent bel et bien, contrairement à ce que voudrait un lieu commun, il faut s’en méfier car elles sont la plupart du temps écrites par des sociétés extérieures. Dans tous les cas, la documentation est souvent fragmentaire, ce qu’il assume avec Le Rhinocéros d’or4. Afin d’étudier cette figure, il part en effet sur le site de Mapungubwe en Afrique du Sud, bien que cette société n’ait laissé aucune source écrite. Il est donc impossible pour l’auteur d’enfermer un récit dans le narratif, que certains imaginent rassurant, d’une dynastie. Plus que la narration d’une région, d’une dynastie ou d’une société, le récit des Khoekhoe recouvre l’ensemble de ces schémas. En fonction des pièces, fréquemment imparfaites, dont il dispose, l’historien élabore plusieurs scénarios et doit justifier pourquoi il en privilégie un plutôt qu’un autre. La supposition doit aussi faire partie du métier de l’archéologue, c’est d’ailleurs sur l’une d’entre elle que nous laisse l’auteur pour la capitale du Mâli au XIVe siècle, que nous sommes toujours incapables de situer.

La pluridisciplinarité au service de l’Afrique du Moyen Âge

L’histoire, François-Xavier Fauvelle la définit avant tout comme une aventure collective par nécessité et très certainement par conception de la recherche. Par nécessité car la pluridisciplinarité n’est pas, selon lui, l’accumulation de compétences plus ou moins bancales dans plusieurs champs disciplinaires par la même personne mais bien la collaboration entre différents spécialistes. Le «  je  » est systématiquement dilué dans le collectif. Les relations sont d’abord verticales au moment où il est reçu par Jean Boulègue et Bertrand Hirsch pour reprendre ses études. Leur compréhension et leur aide s’avèrent décisives pour la reprise des études et sa réussite en DEA. Cette dette, il la rembourse par ses travaux mais aussi en formant de nouvelles générations d’archéologues, notamment éthiopiens, en Éthiopie et à Toulouse. Le collectif se retrouve à toutes les étapes de la recherche mais aussi dans l’écriture. Si pour rédiger, L’Afrique ancienne5, le choix du collectif était indispensable, la rédaction de l’Atlas historique de l’Afrique avec une équipe relève davantage de sa façon de penser l’histoire. Il choisit de le diriger avec la contemporanéiste Isabelle Surun et ensemble, ils font appel aux spécialistes des sujets abordés pour rédiger une à deux double-pages6

En 2019, quand François-Xavier Fauvelle entre au Collège de France, expérience qu’il évoque peu dans cet ouvrage, il a alors bien conscience qu’à travers sa personne, ce sont l’ensemble des historiennes et des historiens de l’Afrique qui voient leur champ d’étude reconnu. Souvent dans une position défensive face à ceux qui niaient l’historicité du continent, de nombreux chercheurs insistaient soit sur la banalité de ses sociétés passées, soit sur leur caractère exotique, François-Xavier Fauvelle les invite à renverser le paradigme pour insister sur des trajectoires qui peuvent paraître singulières comme la diversité linguistique, les choix technologiques ou encore les royaumes courtiers médiévaux, afin de les réintégrer dans le cadre d’une étude globale. Il s’agit de repenser ces éléments avec et depuis l’Afrique. L’historien de l’Afrique n’a donc pas rougir de son sujet, de ses sources et de leurs lacunes, qu’il compense en partie par leur pluralité et le dialogue avec les autres sciences.

Quelques mois après Catherine Coquery-Vidrovitch7, François-Xavier Fauvelle livre aussi son rapport à l’Afrique. Les deux historiens n’en sont certes pas au même stade de leur carrière, mais là où la première livre un travail d’ego-itinéraire, le second se cantonne à quelques pages sur lui-même pour laisser la place à un travail épistémologique, entamé dès ses premiers écrits. Si certains ont voulu compenser le déficit de crédibilité des sujets africains dans le champ scientifique par une surévaluation de la place du continent dans l’histoire, le professeur au Collège de France n’a jamais cédé à ces deux impasses. Il privilégie une approche humble et ambitieuse qui aborde son champ d’étude comme un puzzle sans bords, dans lequel les pièces manquantes ne constituent pas des dissonances mais une invitation à explorer l’ensemble des champs du possible afin d’approcher, au plus près, les sociétés médiévales africaines.

Sources
  1. François-Xavier Fauvelle, Penser l’histoire de l’Afrique, CNRS éditions, 2022, p. 9.
  2. François-Xavier Fauvelle, Leçons de l’histoire de France, Collège de France/Fayard, 2020.
  3. François-Xavier Fauvelle, L’Afrique de Cheikh Anta Diop, Karthala, 1996.
  4. François-Xavier Fauvelle, Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Âge africain, Alma, 2013.
  5. François-Xavier Fauvelle (dir.), L’Afrique ancienne. De l’Acacus au Zimbabwe (20 000 avant notre ère-XVIIe siècle), Belin, 2018.
  6. François-Xavier Fauvelle et Isabelle Surun (dir.), Atlas historique de l’Afrique. De la préhistoire à nos jours, Autrement, 2019.
  7. Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Choix de l’Afrique. Les combats d’une pionnière de l’histoire africaine, La Découverte, 2021.
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