Le son du futur est déjà dans l’air

À l’heure où l’Histoire montre à nouveau son visage le plus cruel, le nouveau de roman de Kateryna Poladjan rappelle une chose essentielle : le régime et les hommes en Russie sont deux réalités différentes qu’il faut distinguer.

Katerina Poladjan, Zukunftsmusik, Fischer Verlag, 2022, 192 pages, ISBN 9783103971026, URL https://www.fischerverlage.de/buch/katerina-poladjan-zukunftsmusik-9783103971026

Dans Zukunftsmusik (Son du futur), Katerina Poladjan dresse un portrait de la société russe juste avant l’ère Gorbatchev. Le son du futur est déjà dans l’air, mais pour l’heure la vie continue dans un entre deux tantôt comique, tantôt tragique. Une histoire racontée avec beaucoup d’humour et de tendresse à l’aube d’un grand tournant historique, dont nous vivons aujourd’hui encore les conséquences. 

Nous sommes le 11 mars 1985. Quelque part en Sibérie, à des milliers de kilomètres de Moscou, une grand-mère, une mère, une fille et une petite-fille vivent dans une kommunalka — ces fameux appartements communautaires typiques de l’Union soviétique. Dans la cuisine, la marche funèbre de Chopin sort d’un vieux transistor et résonne ce jour-là à travers tout le pays comme à chaque fois que l’Union soviétique pleurait l’un de ses grands hommes d’État. Et, comme chacun le sait, cela arrivait souvent à cette époque.

Après la mort de Brejnev en 1982, Iouri Andropov inaugura la série de décès de vieux chefs d’Etat séniles, à peine deux ans après sa prise de fonction, puis le 11 mars 1985 ce fut le tour du camarade secrétaire général Konstantin Tchernenko qui avait passé l’essentiel de son court règne à la tête de l’Etat à l’hôpital et donna ainsi de lui l’image d’un  «  fantôme à l’article de la mort  ». «  Le triomphe du marxisme-sénilisme  », titrait à l’époque Le Canard enchaîné. Il en découlait en effet un découragement du peuple russe face à cette valse des vieux caciques du régime, signe de la déliquescence de la toute-puissante Union soviétique.

Mais, dans ce roman, personne ne se doute encore qu’elle n’est plus si toute-puissante et que Gorbatchev, qui succédera à Tchernenko, fera bientôt s’écrouler le colosse. Ainsi, dans la Kommunalka, chacun vaque d’abord à ses occupations quotidiennes.

La grand-mère Varvara, sage-femme retraitée, continue à mettre au monde des enfants, sa fille Maria poursuit son travail au musée d’histoire naturelle où elle rêve d’amour au pied d’un vieux mammouth, tandis que sa fille Janka bloque la baignoire de la salle de bain commune, au grand dam de ses colocataires. Elle doit se détendre car ce soir, dans la cuisine de la Kommunalka, elle présentera ses nouvelles chansons et — avec un peu de chance — le célèbre rockeur léningradois Boris Grebenshiko viendra la voir pour enfin découvrir son talent. 

Il lui manque juste sa guitare sur laquelle Andrej, l’un des potentiels pères de sa petite Kroshka, est «  tombé ivre mort  » il y a quelques jours. Mais comme il passe ses journées à boire dans le parc d’à côté, Pawel, l’autre possible géniteur, a pour mission d’en trouver une autre. Et c’est ainsi que le malheur suit son cours et que la critique du système soviétique s’introduit doucement dans ce roman. 

Incapable de rassembler les 200 roubles pour une nouvelle guitare, Pawel se rend au mystérieux Institut Strugazki où se trouve une grande centrifugeuse «  dans laquelle sont étudiés les effets d’un multiple de la force de gravité terrestre sur l’organisme humain  ». Une expérimentation top secret dont Pawel ne sort pas vivant. Mais que vaut la vie d’un homme comparée à la gloire d’un grand pays ?

Pas grand-chose, comme le sait également Varvara pour avoir perdu son mari «  tombé sur le ventre, un matin en allant au travail, son baiser encore sur les lèvres  ». «  Votre mari est mort d’un arrêt cardiaque  », lui dit-on ; mais, entre les lignes, le lecteur comprend que son cœur ne s’est pas arrêté tout seul. «  Ambitions dissidentes, interrogatoires, une fois, deux fois, puis chaque semaine, toujours à neuf heures…  », tout le monde connaît l’histoire que l’auteur rappelle ici quasi en passant, de manière subtile et sans s’apitoyer sur le sort de ses personnages. Ce qui rend sa critique d’autant plus poignante.

Fine observatrice de notre époque, Katerina Poladjan, née en 1971 en Russie et vivant aujourd’hui à Berlin, est considérée comme l’une des voix européennes majeures de la littérature allemande contemporaine. Cet ouvrage est son quatrième roman, et tous ont été récompensés par de nombreux prix. Avec Zukunftsmusik, elle signe de nouveau un grand livre «  beau et clair et aussi fort que 30 romans  », comme le résume avec justesse la poétesse Monika Rinck.

Grand aussi par sa force symbolique. Car tout dans cette histoire est symbole d’immobilisme et de gloire révolue : le musée d’histoire naturelle avec ses vieux mammouths dévorés par les mites, Gagarine, le chat au pelage terne qui passe ses journées à somnoler dans la cuisine de la Kommunalka et la Kommunalka elle-même bien sûr avec «  ses vieilles moulures effritées  » qui finira par être «  détruite ou transformée, personne ne le sait vraiment encore  ».

Sans trop réfléchir, ses habitants quittent leur immeuble — véritable cellule originelle de la cohésion soviétique — qui semble s’effondrer tout seul, sous le poids d’un système devenu trop lourd. Sans guerre ni révolution, l’immobilisme prend fin soudainement et les personnages ne savent pas encore comment les choses vont évoluer. L’Histoire l’a montré : six ans plus tard, l’Union soviétique s’est écroulée.

«  Des ruines sont sorties des gens qui ne ressemblaient pas du tout aux fidèles du Parti et du gouvernement tels qu’ils avaient été dépeints par le régime soviétique. L’armée a refusé de tirer sur son peuple, et le tout-puissant parti communiste s’est effondré comme un château de cartes — le monde avait changé et il ne restait plus qu’à remettre l’horloge à l’heure  », a récemment écrit l’auteur russe Sergueï Lebedev, non sans rappeler que les révolutions et les guerres en ex-URSS sont arrivées plus tard. En Tchétchénie, Géorgie, et maintenant en Ukraine.  

Et à l’heure où l’Histoire montre à nouveau son visage le plus cruel, le roman de Kateryna Poladjan rappelle une chose essentielle : le régime et les hommes en Russie sont deux réalités différentes qu’il faut distinguer. Et qui sait ? Peut-être sommes-nous à un nouveau tournant historique en Russie : les images des manifestations anti-guerre à Moscou et à Saint-Pétersbourg et celles des soldats russes sortant de leurs chars pour ne pas faire la guerre peuvent donner ce vague espoir.

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