Dans cet article, Lina Tsrimova revient sur une affaire de banditisme qui montre la persistance des préjugés impériaux et des croyances tchétchènes à la suite de leur déportation, en février 1944. Malgré la répression quotidienne dans les colonies spéciales d’Asie centrale où ils avaient été déportés, certains Tchétchènes ont tenté de défendre leur intégrité et de défier les autorités soviétiques en ayant recours à des vols et à des assassinats. Fondé sur un document d’archive rare, son analyse de cas, celui du procès intenté à la bande du shaykh Hamid Gaziyev, permet d’entrer au cœur des relations de violence entre le pouvoir soviétique et des figures d’autorité tchétchènes. Nous poursuivons ce dimanche notre série hebdomadaire « Violences impériales » co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé. Pour recevoir les nouveaux épisodes de la série, abonnez-vous au Grand Continent.

La réhabilitation des crimes du stalinisme en cours en Russie contemporaine s’est heurtée en 2023 à la résistance du président tchétchène Ramzan Kadyrov, qui a appelé à ne pas reproduire les vieilles accusations de collaboration et de banditisme à l’encontre des « peuples punis ». Le manuel d’histoire, que le conseiller du président russe Vladimir Medinsky a présenté en août 2023, affirmait que les Karatchaïs, les Kalmouks, les Tchétchènes, les Ingouches, les Balkars et les Tatars de Crimée avaient été déportés dans les régions orientales de l’URSS « sur la base des faits de coopération avec les occupants » allemands1. Cependant, à la demande de Kadyrov, le chapitre sur les déportations a été modifié et ces lignes ont été retirées du manuel. La réaction de Kadyrov s’explique notamment par le fait que les récits de ces déportations staliniennes continuent de jouer un rôle central dans la mémoire collective des peuples concernés. Lors du dégel qui a suivi la mort de Staline en 1953, mais surtout après la chute de l’URSS en 1991, les questions de « réhabilitation » définitive et de ®établissement des frontières des peuples déportés ont entraîné des conflits régionaux et structuré les mobilisations politiques, dans le Caucase comme dans les diasporas.

« Le banditisme caucasien » a une longue histoire. À dater de l’avancée de l’Empire russe au Caucase à la fin du XVIIIe siècle, les fonctionnaires impériaux ont lutté contre ce qu’ils appelaient la « prédation » des Caucasiens. Après la fin de la conquête, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, l’administration impériale n’eut de cesse de combattre « le banditisme caucasien », désigné du terme spécifique abretchestvo. Au lendemain de la révolution de 1917, les bolcheviks considérèrent ce phénomène social comme un mouvement de résistance à l’oppression tsariste. Les autorités soviétiques qui cherchaient à fonder une nouvelle identité civique préféraient parler du « banditisme » comme d’un phénomène général propre à tous les peuples soviétiques. Toutefois la situation changea radicalement sous Staline. Accusés collectivement d’avoir collaboré avec l’ennemi nazi — sans que les territoires tchétchènes et ingouches aient jamais été occupés — et de s’être livrés au banditisme, 310 000 Tchétchènes, 80 000 Ingouches, 40 000 Balkars et 68 000 Karatchaïs ont été déportés en 1943-44, après le départ des troupes nazies du Caucase du Nord, en tant que « peuples punis »2. Jusqu’en 1956-57, ces déportés ont été soumis au régime juridique des colonies spéciales, specposelency, qui restreignait considérablement leurs droits.

Les autorités soviétiques qui cherchaient à fonder une nouvelle identité civique préféraient parler du « banditisme » comme d’un phénomène général propre à tous les peuples soviétiques.

Lina Tsrimova

Malgré la déportation, les autorités soviétiques au Caucase du Nord comme en Asie centrale continuaient à combattre le « banditisme » des Caucasiens. Dans cet article, il est question de l’histoire de Bersanaka Gabayev, un vétéran de la Deuxième Guerre mondiale et membre du parti communiste qui a été exécuté par les autorités soviétiques après avoir été accusé de faire partie du « gang » du shaykh tchétchène Hamad Gaziyev (1954-1956). Pourquoi Gabayev, ancien soldat de l’Armée rouge et communiste, a-t-il rejoint le groupe de Gaziyev durant son exil au nord du Kazakhstan ? Que nous apprend cette affaire sur la vie des déportés en Asie centrale et sur leurs relations avec les autorités soviétiques ?

Déportés sans exception 

En 1942, les troupes allemandes occupèrent le Caucase du Nord. Après leur départ, les autorités soviétiques élaborèrent des plans de déportation des montagnards caucasiens. Les Karatchaïs (novembre 1943) furent les premiers touchés. En février 1944, ce fut le tour des Ingouches et des Tchétchènes. Beria avait présenté à Staline un plan de déportation intégrale de ces peuples, y compris de ceux qui vivaient dans les républiques voisines. Les membres de l’élite soviétique autochtone, ainsi que les individus mobilisés dans l’Armée rouge, devaient être déportés séparément. En huit jours, il était prévu de déporter d’abord plus de 300 000 personnes des villes et des plaines, puis 150 000 personnes vivant dans les montagnes. Malgré les conditions difficiles de la guerre mondiale, d’importantes forces de l’Armée rouge, jusqu’à 19 000 agents du NKVD, du NKGB et du SMERSH et environ 100 000 officiers et soldats des troupes du NKVD ont été stationnés dans la république à cette fin3. Toute résistance était punie par la mort. Le sort des habitants du village de Khaibakh dans le district de Galantchoi, au cœur des montagnes tchétchènes, devint le symbole de la cruauté des troupes soviétiques. Ne pouvant pas les transporter, les autorités prirent la décision de brûler vifs tous les habitants de Khaibakh — de 200 à 600 voire 700 personnes — rassemblés dans les étables des fermes collectives4

Femmes, hommes et enfants, vieillards, malades et femmes enceintes, chassés de leur terre natale en quelques jours, étaient tous entassés dans des wagons mal équipés. La maladie, le froid et la faim sévissaient parmi les déportés : l’épidémie de typhus ne se résorba qu’en 19465. Pendant l’acheminement, les soldats ordonnaient que les cadavres fussent enterrés à la hâte ou abandonnés dans les gares. La déportation dans des conditions d’hiver particulièrement rigoureuses au Kazakhstan et au Kirghizstan entraîna des taux de mortalité très élevés. En outre, les autorités locales ne furent pas en mesure de fournir aux déportés de la nourriture ni de réunir les conditions matérielles indispensables pour leur installation. Les fonds alloués à l’installation des « colons spéciaux » furent massivement détournés ou dépensés pour d’autres besoins. Près d’un quart des Ingouches et Tchétchènes déportés moururent de faim et de maladies au cours des deux premières années en Asie centrale6.

Femmes, hommes et enfants, vieillards, malades et femmes enceintes, chassés de leur terre natale en quelques jours, étaient tous entassés dans des wagons mal équipés.

Lina Tsrimova

Épuisés par le voyage, les nouveaux « colons spéciaux » furent répartis sur de vastes territoires des républiques kazakhe et kirghize. Ils y étaient constamment surveillés par des bureaux de commandement spéciaux (speckomendatura). Comme tous les « colons spéciaux », ils étaient soumis à un système de laissez-passer  : ils avaient l’interdiction de circuler au-delà de trois kilomètres de leur lieu de résidence obligatoire, subissaient des contrôles systématiques attestant de leur présence et étaient contraints au travail forcé. La plupart d’entre eux vivaient dans des baraquements, des abris, ou bien étaient logés chez l’habitant au sein de la population locale qui les traitait avec méfiance. Malgré les mesures strictes de contrôle policier, les autorités soviétiques constatèrent rapidement, dès les premiers temps de la déportation, la présence d’éléments dits « antisoviétiques » et de « bandits », ainsi que de chefs religieux et d’autres leaders.

Après s’être plaints pacifiquement de l’insuffisance des approvisionnements, les déportés en vinrent aux actions violentes. Les documents font état de cas de refus de travailler — dans les conditions d’une exploitation quasi illimitée —, de menaces à l’égard des chefs des kolkhozes, de bagarres, de vols7. Les organes de surveillance s’inquiétaient également de l’activité illégale des confréries religieuses traditionnelles punie sévèrement par la loi en vigueur8. Comme les déportations étaient organisées en suivant les principes territoriaux et que des villages entiers étaient déplacés vers l’Asie centrale, les formes de solidarité territoriale et tribale (teyps) ont non seulement survécu mais se sont intensifiées parmi les Tchétchènes et les Ingouches déportés.

Communiste, vétéran de guerre et… « bandit » ?

L’affaire criminelle du groupe du shaykh Hamad Gaziyev illustre comment, même dans les conditions de la déportation, les autorités soviétiques continuaient à lutter contre le « banditisme caucasien » et de quelle manière les fonctionnaires locaux exploitaient les déportés, en les traitant de « bandits » — qu’ils fussent d’anciens vétérans de la Deuxième Guerre mondiale ou non. En outre, cette affaire montre combien la résistance des déportés s’appuyait sur des formes d’appartenance religieuse, tribale et territoriale traditionnelles. La source utilisée pour cet article est un dossier pénal en plusieurs volumes conservé dans les archives d’État du Kirghizstan sur le « gang » du shaykh Hamad Gaziyev. Celui-ci braqua un certain nombre de banques et assassina des patrons d’usine en URSS entre 1954 et 1956.

L’affaire Gabayev montre combien la résistance des déportés s’appuyait sur des formes d’appartenance religieuse, tribale et territoriale traditionnelles.

Lina Tsrimova

Le shaykh Gaziyev avait pour bras droit Bersanaka Gabayev qui, comme d’autres membres du groupe et de sa famille, fut forcé de travailler dans une grande usine chimique à Alga dans la région d’Aqtöbe au nord de la République soviétique du Kazakhstan, non loin de la frontière russe. Les conditions de travail y étaient particulièrement difficiles et les déportés touchaient un maigre salaire, ce qui les poussait à essayer d’améliorer leur paie en dépassant le plan ou du moins en faisant croire qu’ils le dépassaient. Affamés, ils étaient dépendants des potagers de l’usine et la plupart d’entre eux souffraient aussi de problèmes de santé. En outre, ils se plaignaient de mauvais traitements, les patrons de l’usine les qualifiant de « bandits ». Le contremaître Pogorelov faisait partie de ces patrons. Les ouvriers de l’usine firent maintes fois appel aux autorités soviétiques pour demander protection, mais, ne recevant aucune réponse, certains tentèrent de tuer Pogorelov. C’est finalement l’ouvrier tchétchène Gabayev, sous l’ordre du shaykh Gaziyev, qui parvint à éliminer Pogorelov.

Gabayev était un frontovik, c’est-à-dire un soldat et un héros de la Deuxième Guerre mondiale. Mobilisé, selon ses dires, en 1940, il s’était distingué en tant que militaire du renseignement dans les batailles visant à lever le siège de Léningrad. Malgré ses faits de guerre et une grave blessure, il fut déporté et dut rejoindre en 1945 ses parents à Alga. Il survécut à cette période grâce à un potager que le contremaître de l’usine, Pogorelov, qui n’avait pas combattu pendant la guerre, l’empêchait d’irriguer, puis qu’il tenta de lui confisquer. Ni son statut d’ancien combattant, ni son appartenance au parti communiste ne le préservaient des injustices du quotidien9.

Contrairement à de nombreux autres vétérans qui constituèrent des gangs à travers l’URSS, Gabayev fit le choix de rejoindre le groupe de son parent éloigné, natif d’Elistanzhi, le shaykh Hamad Gaziyev.

Lina Tsrimova

Comme beaucoup d’autres vétérans, Gabayev vivait mal cette injustice. Cependant, contrairement à de nombreux autres vétérans qui constituèrent des gangs à travers l’URSS, Gabayev fit le choix de rejoindre le groupe de son parent éloigné, natif d’Elistanzhi, le shaykh Hamad Gaziyev. Comme il l’expliqua dans son témoignage, il rencontra Gaziyev par hasard alors qu’il rendait visite à des parents. Sa perception de Gaziyev, ancien enseignant du village, changea radicalement lorsque ce dernier quitta son emploi et commença à prêcher l’islam. Les activités religieuses de Gaziyev devinrent alors la base de son autorité et du fonctionnement de son groupe armé. Gabayev s’en expliqua au cours de son interrogatoire dont nous reproduisons ici un extrait, tiré du dossier pénal  :

« Avant que je ne sois enrôlé dans l’armée jusqu’en 1940, nous habitions avec Hamad dans le même village, où vivait également Susurkayev Emi, que je connais aussi depuis l’enfance. Après avoir été démobilisé en 1945 et m’être installé à Alga en 1946, je suis allé rendre visite à mon parent Baskhanov Abdrahman dans le district de Martuk, dans le kolkhoze de Kommuna, la région d’Aqtöbe [à 150 km environ], j’ai rencontré Gaziyev Hamad, qui, à l’époque, vivait également dans le kolkhoze de Kommuna et travaillait comme enseignant dans une école. Je n’avais pas de relation particulière avec lui à l’époque, mais je lui parlais simplement dans la rue lorsque je le rencontrais. […]

Au début, je n’ai pas remarqué de qualités particulières chez lui, il vivait plus ou moins modestement. Mais à partir de 1955 environ, j’ai remarqué un changement en lui, connaissant bien l’arabe, il s’est intéressé à la religion, a commencé à lire et à prêcher le Coran […].

À partir du moment où Hamad a commencé à s’engager dans des activités religieuses et à prêcher le Coran, une doctrine musulmane sacrée, son autorité parmi les Tchétchènes a commencé à croître rapidement ; en se référant au Coran, il a commencé à prédire le destin des gens et des événements, et les Tchétchènes ont commencé à se soumettre à son influence. Il a commencé à être considéré par les jeunes et les moins jeunes de la religion musulmane, et à se faire passer pour une figure religieuse  ; il a commencé à être appelé « tamada » [chef en langue tchétchène] et à donner des instructions et des conseils qui étaient considérés comme obligatoires parce qu’ils venaient d’une autorité religieuse.

Une fois, au printemps 1955, alors que je me rendais chez les Baskhanov dans le district de Martuk et que je rentrais à Alga en train, Gaziyev Hamad est monté dans le wagon avec moi et m’a dit que mes camarades d’Alga, Susurkayev Emi et Darayev Daud, pratiquaient des vols et faisaient partie d’une bande qu’il dirigeait, que ce gang était encore petit et qu’il fallait l’agrandir. En même temps, Hamad m’a proposé de rejoindre leur bande et de voler avec eux. J’ai été très effrayé par cette proposition et je lui ai dit que je n’avais jamais volé de ma vie et que j’avais peur de le faire. Hamad a répondu que si c’était lui qui le disait, il ne se passerait rien et qu’il n’y avait pas de raison d’avoir peur, en disant que s’il « l’autorisait », il fallait le faire.

À la suite de cette conversation, je l’ai reconnu comme un « tamada » et comme un « homme saint » et j’ai été forcé d’accepter de voler, de rejoindre un gang dirigé par lui, et ainsi il a « béni » le fait que je commette des crimes. »

La sainteté au cœur de l’organisation du « gang »

Afin d’éclairer les conditions qui régnaient dans les colonies spéciales, il est important de souligner que, selon le dossier pénal, les premiers vols commis par le groupe de Gaziyev intervinrent en 1954, soit après la mort de Staline. L’année 1954 marqua le début d’une libéralisation relative des conditions régnant dans la colonie spéciale. Les déportés se virent accorder le droit de se déplacer au sein des républiques d’Asie centrale et de retrouver leurs familles disséminées au Kazakhstan et au Kirghizistan. Ce premier assouplissement provoqua une véritable effervescence parmi les « colons spéciaux » qui s’attendaient à être bientôt autorisés à rentrer chez eux, sur leurs terres. Selon les témoignages rassemblés dans le dossier, Gaziyev convainquit ses compères qu’ils leur seraient bientôt permis de retourner dans le Caucase et qu’ils auraient besoin d’argent pour s’y rendre et s’y réinstaller, leur suggérant de dévaliser les caisses des kolkhozes et des banques dans le but d’assurer leur retour au pays. Dans le cas des Tchétchènes et des Ingouches, le retour fut particulièrement difficile car non seulement les autorités soviétiques avaient installé, en leur absence, d’autres populations sur leurs terres, mais elles interdirent en plus la réinstallation d’une partie des communautés montagnardes qui durent s’établir soit dans les plaines soit près des grandes villes. De manière générale, c’était aux déportés eux-mêmes de réclamer leurs maisons ou de financer leur réinstallation dans leurs républiques.

De manière générale, c’était aux déportés eux-mêmes de réclamer leurs maisons ou de financer leur réinstallation dans leurs républiques.

Lina Tsrimova

Gabayev était une figure clef du groupe en raison de son expérience militaire. Après une première tentative manquée de s’emparer de la caisse d’un kolkhoze, Gaziyev ne participa plus personnellement aux vols, mais les membres du groupe étaient convaincus de sa présence mystique. Le pouvoir mystique de Gaziyev était le principal élément structurant des actions du groupe, les rapports de Gaziyev avec les autorités soviétiques et sa capacité à éviter toute sanction pendant plus de deux ans étant considérés comme des preuves de son pouvoir surnaturel.

La plupart des membres du groupe furent arrêtés en juillet-août 1956. En tant que communiste et vétéran, Gabayev avait reçu l’autorisation de retourner dans le Caucase avec sa famille avant même que le reste des Tchétchènes ne fussent autorisés à rentrer. Les biens de sa famille étaient déjà partis lorsque les enquêteurs de Moscou, envoyés exprès en Asie centrale pour mener des investigations sur ces vols, l’arrêtèrent. Gabayev et Susurkayev furent jugés et condamnés à être exécutés. Les autres membres furent condamnés à de longues peines, ainsi qu’au remboursement de l’argent à l’État. Le shaykh Gaziyev réussit quant à lui à s’enfuir et à se cacher en Tchétchénie où il demeura jusqu’à la fin des années 1960.

La trajectoire de Bersanaka Gabayev témoigne de la complexité et de la contradiction du régime de colonie spéciale auquel furent soumis les déportés. Des peuples entiers furent relégués en exil pour collaborationnisme et banditisme, alors que certains d’entre eux, comme les Tchétchènes et les Ingouches, ne se trouvèrent jamais sous occupation. Les autorités soviétiques n’hésitèrent pas à déporter des soldats et des officiers de l’Armée rouge qui s’étaient battus contre les troupes nazies. Si, officiellement, le régime de colonie spéciale ne limitait les exilés que dans leur droit à se déplacer, il nivelait en réalité les statuts soviétiques — y compris ceux de « vétéran » ou de « membre du parti communiste » — et laissait les déportés à la merci des autorités locales.

La trajectoire de Bersanaka Gabayev témoigne de la complexité et de la contradiction du régime de colonie spéciale auquel furent soumis les déportés.

Lina Tsrimova

Les archives attestent des mauvais traitements subis par les « colons spéciaux » de la part des services spéciaux et des komendatura, mais de la violence et de l’injustice émanant des patrons d’usine locaux. En tant que vétéran soviétique et membre du parti communiste, Bersanaka Gabayev vécut très mal ces injustices et ne supportait pas les qualificatifs infâmants de bandit et de « collabo » au point de rejoindre, en 1955, un groupe composé d’individus originaires de son village. La mise en cause de ses statuts soviétiques renforça, dans son cas, son appartenance tribale et religieuse. Si l’objectif déclaré des déportations était d’intégrer les montagnards du Caucase — Tchétchènes, Ingouches, Balkars et Karatchaïs — en les dispersant dans les vastes étendues de l’Asie centrale, la stigmatisation et la répression des déportés eurent, dans les faits, l’effet inverse, empêchant cette intégration. 

La mémoire de la résistance à la déportation

La déportation des « peuples punis » constitue l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire des répressions staliniennes. Ces déportés durent survivre dans les conditions extrêmes de l’hiver centre-asiatique  ; ils subirent la perte d’êtres chers et la famine. Toute résistance à un régime de répression aussi brutal devait paraître impossible. Pourtant le cas du groupe de Hamad Gaziyev montre que les sociétés déportées, en l’occurrence les Tchétchènes, continuèrent à résister à la dispersion et au délitement des familles, à la stigmatisation et à la violence des autorités locales. Après la mort de Staline, ils profitèrent de l’assouplissement du régime de détention de la colonie spéciale pour réclamer leur droit au retour sur leurs terres ancestrales.

La déportation des « peuples punis » constitue l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire des répressions staliniennes.

Lina Tsrimova

L’expérience de la déportation détermina l’évolution des formes d’appartenance ethnique, religieuse ou tribale des « peuples punis ». Au fil du temps, la mémoire de cette expérience traumatique nourrit les aspirations des Tchétchènes à gagner l’indépendance. À la fin de la période soviétique, la figure de Gaziyev restait proscrite de l’espace public, tout en se maintenant au sein des familles de ses descendants. À la suite de l’effondrement de l’URSS, des revues républicaines tchétchènes présentèrent Gaziyev et son groupe comme des « abreks », c’est-à-dire comme des combattants de la libération nationale et des « vengeurs du peuple ». Censurée pendant la période soviétique, l’histoire de la déportation devint ainsi l’un des principaux récits mémoriels mobilisés par les indépendantistes tchétchènes. Aussi des personnages comme Gaziyev, symbolisant la résistance à la destruction du peuple tchétchène et de sa culture, trouvèrent-ils une nouvelle vie.

Depuis la fin des guerres de Tchétchénie, la censure concernant la violence coloniale russe est revenue en Russie, empêchant la figure de Gaziyev de s’étendre au-delà de sa région natale de Vedeno. En 2017, deux historiens tchétchènes, les Garsayev, des parents éloignés originaires du même village, ont publié à son sujet un livre, dans lequel il est présenté non plus comme un combattant pour la libération nationale, mais comme un gardien de l’islam et un opposant au régime soviétique athée10.

Sources
  1. https://holod.media/2023/09/23/uchebniki-istorii-chechnya/#
  2. Isabelle Ohayon, « La déportation des peuples punis vers l’Asie centrale », in P. Causarano et al. (dir.)., Le XXe siècle des guerres, Paris, Éditions de l’Atelier, 2004, p. 172.
  3. V. A. Kozlov, Vajnahi i imperskaâ vlastʹ : problema Čečni i Ingušetii vo vnutrennej politike Rossii i SSSR : načalo 19 – seredina 20 v (Les Vainakhs et le pouvoir impérial : le problème de la Tchétchénie et de l’Ingouchie dans la politique intérieure russe et soviétique : début XIXe-moitié XXe), Mosсou, ROSSPEN, Fonds Pervogo Prezidenta Rossii B.N. Elʹcina, 2011, p. 644.
  4. Pavel Polân, Ne po svoej vole : istoriâ i geografiâ prinuditelʹnyh migracij v SSSR (Pas par choix : l’histoire et la géographie de la migration forcée en URSS), Moscou, OGI, Memorial, 2001, p. 122-123.
  5. V. A. Kozlov, Vajnahi i imperskaâ vlastʹ, op. cit., p. 687.
  6. Lidiâ Nikolaevna Dʹâčenko, Deportirovannye narody na territorii Kyrgyzstana : problemy adaptacii i reabilitacii (Les peuples déportés sur le territoire du Kirghizistan : problèmes d’adaptation et de réhabilitation), Bichkek, 2013, p. 211.
  7. V. A. Kozlov, Vajnahi i imperskaâ vlastʹ, op. cit., p. 693.
  8. Ibid., p. 696.
  9. Sur les conditions des déportés d’autres régions de l’URSS, voir Alain Blum et Emilia Koustova, Déportés pour l’éternité. Survivre à l’exil stalinien, 1939-1991, EHESS/Ined, 2024.
  10. L. M. Garsaev, Èlistanžhoj v istorii i kulʹture čečenskogo naroda [Elistanzhoy dans l’histoire et la culture du peuple tchétchène], Grozny, 2017, en russe.