Les peuples d’Europe centrale et orientale ayant fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive, tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. En introduction de notre série « Violences impériales », Juliette Cadiot, vice-présidente de Mémorial-France et directrice d’études au CERCEC à l’EHESS, propose un tour d’horizon historique des répressions nationales en URSS. Pour recevoir les nouveaux épisodes de la série, abonnez-vous.

À l’été 1940, le processus d’annexion de la Lituanie à l’URSS est en passe d’aboutir. À Moscou, Andreï Vyschinskij, le procureur des grands procès de Moscou devenu vice-président du Conseil des commissaires du peuple, a un bref échange avec Vincas Kreve-Mickiewiczius, le président du conseil des Ministres de Lituanie. Alors que l’Armée rouge occupe déjà son pays, ce dernier demande à Viatcheslav Molotov, le commissaire soviétique des Affaires étrangères, qu’il puisse conserver des attributs de sa souveraineté  : sa propre monnaie, ses frontières douanières, son armée et son administration. Vyshinksij opposa un refus au motif que les Nazis avaient l’intention de diviser le pays, en proposant un plan de partage de la Lituanie entre l’Union soviétique et l’Allemagne. Il conclut par ce paradoxe : seule une complète annexion à l’URSS permettra de préserver l’unité territoriale de la Lituanie.

Kreve-Mickiewiczius expliqua alors craindre que son pays, intégré à l’Union soviétique, ne perdît son identité nationale (nacionalinis savitumas) et que les Lituaniens ne fussent russifiés (surusinti). Vyshinskij lui répondit  : « En ce qui concerne ces craintes, force est de constater qu’elles ne reposent sur aucun argument sérieux car l’expérience des peuples de l’Union soviétique montre que de 1918 à 1940, c’est-à-dire pendant 22 ans, pas une seule nation de l’Union soviétique n’a connu la russification. Elles développent librement leur culture nationale, interagissent librement avec les autres peuples soviétiques ». Aussi conclut-il d’autorité : « Le peuple lituanien connaîtra les mêmes opportunités »1.

Cette déclaration fut précédée de menaces et d’intimidation, l’Union soviétique venant tout juste d’annexer 23 millions de nouveaux habitants à son territoire sous la menace, aux moyens d’ultimatum et d’élections truquées, associés à leur présence militaire in situ. Toutefois, Vyshinskij se prévalait d’une expérience soviétique originale, fondée sur la reconnaissance de la diversité nationale de l’URSS, qui se présente comme un modèle intégrateur et égalitaire selon le principe du fédéralisme. Ce modèle cachait cependant une dimension proprement impériale et impérialiste dont cet article se propose de suivre les évolutions. Elles permettent de mieux comprendre les relations actuelles entre la Russie et ses pays voisins. 

1er juin 1965. Cosaques du Don dans le village de Veshenskaya © Valeriy Shustov/Sputnik

L’héritage de l’empire finissant de Russie 

Le premier et unique recensement de l’empire de Russie en 1897 comptabilisa 194 peuples, ce qui reflétait l’extraordinaire diversité culturelle, linguistique, religieuse d’un empire-continent, dominant un immense espace depuis les confins polonais jusqu’à l’océan Pacifique, depuis la Finlande et le Grand-Nord jusqu’aux frontières de l’Afghanistan et de la Chine. On y comptait plus de musulmans que dans l’empire ottoman voisin. À la faveur de ce recensement, la direction du pays constatait que les Russes n’étaient pas majoritaires en leur empire, à moins d’agréger en un même peuple, les « grands-russes », les « petits russes » (Ukrainiens) et les « Russes blancs » (Belarusses).

Contesté par les révoltes et révolutions qui commencèrent souvent dans les périphéries, le pouvoir autocratique entreprit une politique de promotion de la culture et de l’élément russes, en envoyant, par exemple, des paysans orthodoxes coloniser les terres orientales récemment acquises en Asie centrale, en favorisant l’apprentissage du russe dans les écoles des régions frontalières et en censurant certaines langues nationales, comme la langue ukrainienne. 

Le centre politique se heurtait pourtant à des mouvements qualifiés de nationalistes ou encore d’autonomistes fédéralistes, en quête d’égalité et de liberté politique, aspirant à un changement de régime et à la reconnaissance de leurs droits culturels et confessionnels, ainsi qu’à une large autonomie régionale, certains luttant plus ouvertement pour leur indépendance et pour recouvrer leur souveraineté historique2.

Contesté par les révoltes et révolutions qui commencèrent souvent dans les périphéries, le pouvoir autocratique entreprit une politique de promotion de la culture et de l’élément russes.

Juliette Cadiot

Le projet ethnophile des Bolcheviks 

Les Bolcheviks prirent le pouvoir par la force, en octobre 1917, à la faveur de circonstances dramatiques dans une Russie exsangue, épuisée par l’expérience de la Première Guerre mondiale et l’affrontement des quatre empires centraux. À propos de ce que les contemporains appelaient « la question nationale », ils se distinguaient des élites impériales, ou libérales, y compris de celles qui avaient accédé au pouvoir après la révolution de février 1917 et l’abdication du tsar3. Lénine et Staline avaient reconnu le caractère révolutionnaire et le potentiel libérateur des exigences des minorités nationales, et ils firent des élites « grand-russes » un de leur premier ennemi.

Bien qu’ayant perdu les régions polonaise, finnoise, et baltes, les Bolcheviks entreprirent la reconquête du territoire de l’ex-empire. Ils y parvinrent en usant d’un mélange d’affrontements et d’intimidations armés contre des États autoproclamés souverains, qu’ils qualifièrent de « bourgeois nationalistes », mais aussi en nouant des alliances avec des leaders nationaux. Ils élaborèrent ainsi un programme promettant la reconnaissance des nations, selon le droit à l’autodétermination des peuples et le développement libre des cultures nationales et linguistiques. Pour ce faire, ils procédèrent à une vaste opération d’enregistrement des personnes en fonction de leur nationalité et à une cartographie de la composition ethnique des territoires.

Quand elle fut proclamée en décembre 1922, l’Union soviétique se présenta comme une fédération, regroupant Républiques et régions autonomes nationales. Les frontières entre les Républiques fédérales, ou autonomes, les régions autonomes, ou nationales, devaient correspondre à la composition ethnique des territoires. Ainsi les grandes minorités furent territorialisées et institutionnalisées, de même que les minorités elles-mêmes à différentes échelles, depuis la région, le district ou le village, singularisées dans leur représentation nationale. Des districts ou des villages polonais, finnois, juifs ou allemands furent ainsi délimités dans les confins occidentaux du pays. Sur le terrain, le dessin des frontières internes de l’Union soviétique fit l’objet d’amples négociations, et à l’échelle des Républiques, elles devaient permettre aussi de constituer des unités économiquement viables sous le modèle d’États-Nations. 

« L’ethnophilie » des années 1920 se manifesta par la mise en valeur des identités nationales, à différentes échelles régionales. Elle aboutit à la création de cultures nationales modernes par le biais d’une normalisation et standardisation linguistique, du développement d’une littérature dans les langues nationales et de l’enseignement dans ces mêmes langues. Ces processus étaient encouragés par des politiques publiques et par le discours du parti communiste. Afin d’asseoir de nouvelles traditions nationales, les autorités et leurs savants — ethnographes, linguistes, géographes — initièrent des programmes de stabilisation des alphabets et des écritures de plus de cent langues, procédèrent à l’inventaire des patrimoines nationaux et à l’écriture d’autant d’histoires nationales. Ces mesures pouvaient prendre un caractère artificiel, voire instrumental, comme dans le cas de la Bessarabie de l’est, région correspondant à l’actuelle Transnistrie. Les Soviétiques entreprirent d’y reconnaître une langue moldave, différente de la roumaine, langue devenue obligatoire dans les écoles pour la Région autonome de Moldavie. Le but était de créer une identité moldave distincte de celle de la Grande Roumanie voisine.

Les Soviétiques mirent aussi en place un programme de promotion de nouvelles élites — prolétaires certes, mais aussi nationales — dont la visée était de faire des anciens exploités par le « chauvinisme grand-russe », les nouveaux maîtres du nouvel État. La politique d’indigénisation, de promotion de cadres in situ, fut qualifiée de politique « d’affirmation positive » par des historiens dans la mesure où elle assurait la préférence aux nationaux, et non aux Russes, pour un même poste4. Elle fut mise en place avec vigueur dans les années 1920, des statistiques attestaient de l’avancée de la nationalisation des cadres — à quelques exceptions notoires néanmoins, comme l’appareil de sécurité. Il fallait aussi trouver au sein des Républiques ou régions non russes, des élites éduquées capables d’administrer à la soviétique. 

Ces mesures semblent exceptionnelles sur le papier. Si on en trouve les traces dans les archives aux divers échelons de l’administration soviétique, elles furent néanmoins très diversement appliquées sur le terrain, dans un pays pauvre et encore instable. Elles eurent une influence là où elles pouvaient accompagner un mouvement national préexistant, et elles permirent aussi aux dirigeants soviétiques de mieux contrôler et surveiller les élites nationales déjà engagées sur le plan culturel et politique.

À partir des années 1930, l’ethnophilie des années 1920 fit place à une xénophobie d’État.

Juliette Cadiot

Les contours d’une répression multiforme

Dans sa réponse à Kreve-Mickiewiczius, Vyshinskij s’était enorgueilli de la singularité de la politique des nationalités soviétique en omettant de mentionner son volet répressif. À partir du début des années 1930, pourtant, les purges, discriminations et mises sous surveillance en Union soviétique ne se fondèrent plus seulement sur l’appartenance de classe mais bien sur l’origine nationale des citoyens. En 1934, la police politique produisit une liste des nationalités suspectes. En 1938, une russification débuta avec l’imposition du russe comme matière obligatoire dans les écoles.

La politique de reconnaissance des appartenances nationales se retourna contre ceux qui avaient pu en être les bénéficiaires  : certains étaient désormais fichés comme membres de nationalités suspectes, potentiellement déloyales. Dans les formulaires d’embauche, dans les papiers d’identité s’uniformisant avec l’introduction du passeport intérieur en 1933, la nationalité des citoyens soviétiques étaient indiquée. 

RSS d’Ouzbékistan, sur le toit de la mosquée de Tillya Sheikh le 1er mars 1989. © N. Utarbekov/Sputnik

Dans un monde où les identités étaient encore fluides, elles se figèrent bientôt : les enquêtes statistiques, les papiers d’identité établissant une nationalité unique avec l’introduction du passeport intérieur en 1933. Les districts nationaux furent démantelés. L’ethnophilie des années 1920 fit place à une xénophobie d’État. De 1932 à 1953, 3,6 millions de personnes représentant une cinquantaine de peuples déplacés de force partiellement, auxquels s’ajoutent les 17 peuples déportés en totalité, furent victimes de la répression en raison de leur appartenance ethnique5. Des recherches sont encore en cours pour mieux documenter ces répressions nationales et en préciser l’ampleur.

Dans le cours des années 1930, le régime considérait comme suspectes un nombre toujours plus important de nationalités, estimant qu’elles étaient intrinsèquement réfractaires à certaines politiques, telle la collectivisation des terres, ou qu’elles rejoindraient les rangs de l’ennemi en cas d’attaque contre l’Union soviétique. Au sein des élites, les hommes étaient envoyées dans les camps du Goulag quand ils n’étaient pas assassinés  ; des familles entières furent exilées dans les colonies spéciales, interdites de séjour dans leur terres d’origine, ou dans les grandes villes  ; d’autres étaient placées sous surveillance et perdaient leur emploi du fait de leur origine nationale. Les régions peu peuplées de Sibérie et d’Asie centrale reçurent des millions de nouveaux habitants, déplacés de force au cours de différentes opérations nationales, notamment pendant et après la Seconde Guerre mondiale, comme l’illustre cette carte concernant la seule République du Kazakhstan.

National Digital History Project, Qazaqstan tarihy portal

Liste des peuples déportés dans les années 1930-1950 :

Les grandes étapes de la répression à caractère national sont connues  : elles commencèrent dès la guerre civile contre les élites qualifiées de « bourgeoises nationalistes » et contre les membres des clergés  ; elles se manifestèrent, de façon continue, par des politiques de réquisitions et de collectivisation visant les paysans récalcitrants et aboutirent à une terrible famine au cours de laquelle moururent 4 millions d’Ukrainiens (Holodomor) et disparurent un tiers des Kazakhs en 1932-1933. Elles prirent la forme d’un nettoyage ethnique des frontières sous prétexte d’empêcher toute potentielle cinquième colonne de passer à l’ennemi en cas de conflit majeur. 

Depuis le milieu des années 1930, cette répression s’exerça dans les confins. Les Bolcheviks avaient dans un premier temps envisagé de s’appuyer sur la force des liens ethniques de part et d’autre des frontières extérieures pour étendre l’influence soviétique dans les États voisins. Au tournant des années 1930 à l’inverse, ces liens furent perçus comme un facteur de risque, les États frontaliers pouvant aussi instrumentaliser les populations pour commettre des actes de diversion, recruter des agents, espions et saboteurs, alimenter des projets irrédentistes. Les « nationalités transfrontalières », nationalités diasporiques furent progressivement déportées hors de la zone frontalière d’Ukraine, soit un total de 457 000 Polonais et Allemands de 1932 à 1941.

Les grandes étapes de la répression à caractère national prirent la forme d’un nettoyage ethnique des frontières sous prétexte d’empêcher toute potentielle cinquième colonne de passer à l’ennemi en cas de conflit majeur.

Juliette Cadiot

La passeportisation introduite en 1933 délimitait des territoires à régime spécial où le permis de séjour était obligatoire et soumis à l’autorisation de la police. Elle devint un instrument majeur de discriminations à l’encontre des nationalités suspectes. Le régime spécial s’étendit aux grandes capitales et à l’immensité des périphéries de l’Union soviétique  ; dans ces territoires, les membres de minorités stigmatisées, étaient expulsés. Ces opérations avaient pour objectif de « nettoyer » les régions de confins et s’étendirent aux grandes villes jugées stratégiques par le régime, débarrassées de leurs « éléments suspects », délinquants et membres des nationalités suspectes, dans un contexte de tensions avec la Pologne, et bientôt avec l’Allemagne nazie. Selon une logique de prophylaxie, les Allemands, les Polonais, les Finnois, les Lituaniens et Lettons par exemple, furent expulsés de la région de Leningrad en 1937.

En cette même année 1937, les Coréens furent les premières victimes d’une déportation collective, d’un peuple tout entier, soit les 172 000 Coréens transférés de force depuis l’Extrême-Orient vers l’Asie centrale en raison de leur proximité géographique et de leur collusion supposée avec le Japon, dont les ambitions expansionnistes s’affirmaient en Asie. Enfin, au cours des seize mois que dura la « Grande terreur » d’août 1937 à novembre 1938, des centaines de milliers de représentants de « nationalités suspectes », dont la liste était déjà établie, furent victimes d’une campagne punitive. Les « opérations nationales de masse », selon les termes utilisés dans les ordres secrets, firent 335 000 victimes, dont 247 000 furent condamnées à mort et exécutées6  ; elles visèrent des dizaines de milliers d’Allemands, de Polonais, de Finnois, de Lettons, de Lituaniens, de Grecs, de Roumains, d’Estoniens, mais aussi des Chinois, des Iraniens, des Afghans, des Bulgares de Macédoine, et même des Russes de Mandchourie, des Juifs… 

Les répressions ethniques pendant et après la Seconde Guerre mondiale

Toujours plus violentes, ces différentes offensives à l’encontre des peuples se transformèrent pendant la Seconde Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre, en une politique de terreur et de destruction des entités nationales des nationalités dites « ennemies ». En Union soviétique, des groupes nationaux furent déportés en totalité selon une logique de prophylaxie, comme cela avait été le cas des Coréens. Ainsi, en août 1941, deux mois après l’attaque de la Wehrmacht contre l’Union soviétique, 950 000 Allemands de la Volga furent déplacés de force en moins d’un mois, comme le furent aussi les Finnois. Communauté installée depuis le XVIIIe siècle, les Allemands de la Volga étaient suspectés par le Kremlin de pouvoir collaborer avec l’Allemagne nazie.

Les opérations, qui répondaient au régime spécial, avaient pour objectif de « nettoyer » les régions des confins et s’étendirent aux grandes villes jugées stratégiques par le régime, débarrassées de leurs « éléments suspects »

Juliette Cadiot

Au cours de la guerre, le nettoyage ethnique des frontières se poursuivit visant des minorités locales, accusées de collaboration, comme les Finnois, les Suédois, les Norvégiens, les Lettons, les Allemands, les Grecs, les Turcs Meshkètes, les Kurdes, les Afghans, les Arméniens, les Iraniens… En 1943-1944,  les « peuples punis » furent accusés de collaboration avec les nazis  : les Tatars de Crimée, les Ingouches, les Tchétchènes, les Kalmouks, les Balkars, les Karatchaï, furent déportés au cours d’opérations menées dans le secret par les services de sécurité, chargés de transferts de population de masse en plein conflit mondial7. À l’instar des Allemands de la Volga, ils perdirent la reconnaissance de leur existence en tant que nations, Républiques ou régions autonomes, ces dernières disparaissant en tant qu’entités territoriales. 

Les déportations nationales furent aussi associées à la punition des combattants nationalistes des provinces annexées par l’URSS en 1939-1940, puis en 1944. En 1939-1941, 23 millions de personnes furent rattachées de force à l’Union soviétique. Le pouvoir soviétique réalisa alors les premières purges pour se débarrasser de potentiels espions et saboteurs, mais aussi afin d’initier un processus de « soviétisation », en déportant les élites bourgeoises, paysans koulaks. De Lituanie, 200 000 personnes furent déportées  ; d’Ukraine occidentale, 490 000. D’autres le furent depuis la Biélorussie occidentale, la Moldavie, l’Estonie et la Lettonie8.

Récolte dans les champs de la ferme collective de Leninsky Put. © Georgij/Sputnik

Les déportations reprirent après la libération de ces territoires par l’Armée rouge, alors qu’une longue guérilla opposa cette dernière et les services de sécurité soviétiques aux combattants indépendantistes qui constituèrent autant de guerres civiles localisées de 1944 à 1953. Si les « combattants des forêts » baltes ou les Ukrainiens de l’« OUN », étaient assassinés ou condamnés à des peines de camps au Goulag, leurs familles étaient déportées dans les villages spéciaux. La stigmatisation des élites et des koulaks se poursuivit aussi, donnant lieu à différentes opérations de déportation dont le modus operandi était rôdé. Préparées la nuit, elles se déroulaient au petit matin par l’arrestation à domicile de familles entières, emmenées de force dans les gares et acheminées dans des wagons dans les lieux éloignés de leur déportation, au Kazakhstan, au Kirghizistan ou en Sibérie.  

La résistance à l’annexion, la répression qui s’abattit sur les populations des territoires annexés, l’ampleur et la brutalité des déportations, marquèrent profondément la mémoire des Ukrainiens, des Moldaves, des Lituaniens, des Lettons et des Estoniens qui qualifient aujourd’hui le passé soviétique de période d’occupation totalitaire.  

Cette énumération — du reste incomplète — ne vise ici qu’à démontrer la centralité et l’importance de l’histoire des répressions nationales en Union soviétique. Cet éclairage permet de comprendre les conflits mémoriels qui depuis les années 2000 enveniment les relations entre la Fédération de Russie et les pays qui ont appartenu à l’Union soviétique et/ou au Pacte de Varsovie. En Pologne, en Lituanie, en Estonie, en Lettonie, et plus récemment en Moldavie et en Ukraine, des musées sur l’occupation soviétique réunissent des archives et des témoignages sur les déportations des peuples dans les villages spéciaux du Goulag. Cette mémoire est encore vivante et les survivants, enfants au moment de la déportation, jouent un rôle important dans sa diffusion. 

L’ampleur et la brutalité des déportations marquèrent profondément la mémoire des Ukrainiens, des Moldaves, des Lituaniens, des Lettons et des Estoniens qui qualifient aujourd’hui le passé soviétique de période d’occupation totalitaire. 

Juliette Cadiot

à Riga, le musée de l’occupation de la Lettonie, constitue un lieu central sur la carte de la ville  ; à Chisinau, des wagons ayant servi aux déportations d’après-guerre sont aujourd’hui exposés  ; à Kiev, le musée du mémorial aux victimes du Holodomor, la grande famine de 1932-1933, est visité par des milliers d’écoliers depuis son inauguration en 2006. Les instituts de la mémoire nationale font un travail approfondi de documentation des crimes de masse soviétiques. Dans les années 2000, la présidence de chacun des États baltes a financé des travaux d’historiens afin qu’ils retracent l’histoire contemporaine de ces pays et documentent les crimes de masse, soviétiques et nazis. Enfin, les archives de ces pays ont été largement ouvertes aux historiens et leurs directions poursuivent un travail rigoureux de numérisation et de mise en ligne. 

La mobilisation au service de la mémoire des victimes de Staline explique les réactions de colère face au récit historique poutinien, largement négationniste. Nos voisins considèrent l’agression de la Russie contre l’Ukraine comme une résurgence de l’impérialisme russe et soviétique et, à ce titre, comme un risque majeur pour la sécurité de l’Europe.

Sources
  1. SSSR i Litva v gody vtoroj mirovoj vojny. Sbornik dokumentov, tom 1 (L’URSS et la Lituanie pendant la seconde guerre mondiale. Recueil de documents, tome 1), Lietuvos istorijos instituto leidykla, Vilnius, 2006, p. 719-721.
  2. Michel Tissier, L’Empire russe en révolutions. Du tsarisme à l’URSS, Armand Colin, 2019. 
  3. Sur la question des nationalités en Union soviétique  : Juliette Cadiot, Le laboratoire impérial, Russie-URSS, Paris, CNRS éditions, 2007. Isabelle Ohayon, « Gouverner la diversité. La question nationale », dans Alain Blum, Françoise Daucé, Marc Elie et Isabelle Ohayon (dir.), L’Age soviétique. Une traversée de l’Empire russe au monde postsoviétique, Armand Colin, 2021.
  4. Terry Martin, The Affirmative Action empire. Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Cornell University Press, 2001.
  5. Viktor Berdinskikh, Spetsposelentsy. Politicheskaja ssylka narodov Sovetskoj Rossii (Les déportés spéciaux. L’exil politique des peuples de la Russie soviétique), Moscou, Novoe Literaturnoe Obozrenie, 2005, en russe, p. 15.
  6. Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938, Paris, Tallandier, 2009.
  7. Pavel Polian, Against their Will. The History and Geography of Forced Migrations in the USSR, CEU Press, 2003.
  8. Alain Blum, Emilia Koustova, Déportés pour l’éternité. Survivre à l’exil stalinien, Paris, Editions de l’EHESS-Ined Éditions, 2024.