Macron crée la panique outre-Rhin

La réponse ouverte du président Macron à la question de l’envoi hypothétique de troupes occidentales en Ukraine, lors de la réunion de ce lundi, 26 février à Paris, a été reçue avec fracas en Allemagne. Mardi 27 février, le chancelier a réitéré dans un message sur X (anciennement Twitter) son opposition à toute présence de troupes occidentales sur le sol ukrainien : « Nous sommes tombés d’accord hier à Paris que tous doivent faire plus pour l’Ukraine. Elle a besoin d’armes, de munitions et de défenses anti-aériennes. Nous y travaillons. Mais il est clair qu’il n’y aura pas de troupes de pays européens ou de l’OTAN. Il n’y a aucun doute »1. Une position confirmée par le ministre de la Défense Boris Pistorius pour lequel « l’envoi de troupes n’est pas une option pour l’Allemagne ». Les partis de la coalition au pouvoir ont aussi rapidement pris leurs distances : le co-président des Verts, Omid Nouripour, a déclaré : « c’est absolument hors de question, en Allemagne ou au sein d’une alliance ». Seule Marie-Agnes Strack-Zimmermann (FDP), présidente de la commission de la Défense du Bundestag, a voulu voir dans les propos du président français une expression de « l’ambiguïté stratégique » qui pourrait dissuader efficacement Poutine, sans partager cette option.

L’extrême-gauche comme l’extrême-droite allemande, qui font preuve de complaisance vis-à-vis de Moscou et appellent à la reconnaissance de l’annexion du territoire ukrainien occupé, sont allées plus loin : le parti Alternative für Deutschland (AfD) a ainsi accusé le président français de « jouer avec le feu »  et le parti — récemment fondé dans la perspective des élections européennes — de l’ancienne dirigeante de Die Linke Sarah Wagenknecht, Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), a parlé de « folie dangereuse »2.

La presse allemande s’est également rapidement étonnée des propos du président français : « Il n’est quand même pas sérieux » (Frankfurter Allgemeine Zeitung), poursuivant « Ah Macron. La France n’a pas pu se défaire d’un seul char Leclerc pour l’Ukraine et maintenant, le président français parle d’envoyer des troupes au sol »3. Le quotidien Bild a martelé pour sa part que le « bavardage de Macron sur les troupes est dangereux »4.

Le dilemme des Taurus

S’exprimant également à propos du refus allemand persistant de livrer à l’Ukraine des missiles de croisière Taurus, Olaf Scholz a réaffirmé lundi sa position selon laquelle ces armes risqueraient de faire changer le statut de l’Allemagne dans la guerre en Ukraine : « L’Allemagne est le plus grand soutien militaire de l’Ukraine en Europe. Elle le restera. Mais il est clair que nous ne deviendrons pas co-belligérant — ni directement ni indirectement. Ces deux principes dirigent toutes mes décisions ».

Cependant, ni l’Angleterre, ni la France, qui livrent à l’Ukraine des systèmes d’armes similaires (les missiles de croisière SCALP/Storm Shadow), ne sont considérées pour autant comme co-belligérantes « indirectes » — un statut qui d’ailleurs n’existe pas en droit international5. C’est ce qu’a confirmé Marie-Agnes Strack-Zimmermann, démentant en outre que le maniement de missiles Taurus nécessiterait la présence de troupes allemandes sur le terrain6. Cet argument selon lequel un système d’armes ferait entrer le pays le fournissant dans un statut de co-belligérance rappelle d’ailleurs la défense employée par Scholz pour refuser l’envoi de chars de combat Leopard jusqu’à ce qu’il change d’avis en janvier 2023 après quasiment un an de tergiversations.

Ursula von der Leyen et les chrétiens-démocrates veulent « créer une union de la défense »

Publiée le 24 février, une tribune écrite à quatre mains avec le président de l’Union démocrate-chrétienne (CDU) Friedrich Merz dans la FAZ7 sur le thème de la souveraineté européenne marque une différence nette avec la position très prudente du chancelier et la véritable entrée en campagne d’Ursula von der Leyen et de la CDU pour les élections de juin.

Cette rare prise de position commune d’Ursula von der Leyen et du président de la CDU commémore les deux ans du début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine et présente des propositions sur la défense européenne. Cette tribune ne renverse pas la table mais dévoile au moins le consensus transpartisan sur la signification historique de la guerre en Ukraine considérée comme une rupture d’époque (« Epochenbruch ») et une attaque contre l’ordre de paix en Europe. Pour y répondre, von der Leyen et Merz fixent trois grandes lignes politiques : la poursuite du soutien militaire à l’Ukraine, une politique de défense européenne principalement sur le plan de l’équipement made in Europe, et enfin une défense contre les outils de guerre asymétriques.

Rationaliser la défense communautaire

Les deux dirigeants appellent de leurs vœux un poste de commissaire à la Défense dans la prochaine équipe exécutive européenne, dans ce qui constitue aussi l’acte de candidature d’Ursula von der Leyen pour un second mandat. Si jusqu’ici Friedrich Merz et la présidente de la Commission ne s’étaient guère affichés ensemble, cette tribune commune montre que cette dernière est la candidate de la CDU et du PPE. Tandis que la question écologique avait été au centre des préoccupations de tous les partis en 2019, la défense et le militaire seront un des axes de l’élection de 2024. Par ailleurs, il y a quatre ans, Ursula von der Leyen n’avait pas vraiment fait campagne pour la présidence de la Commission, ayant été choisie après l’élection par les chefs d’État plutôt que Manfred Weber dont la France ne voulait pas. Aujourd’hui, la présidente sortante de la Commission se replace donc devant sa force politique. Le programme de défense européenne rapidement esquissé reprend des thématiques avant tout industrielles. Standardisation, production et acquisition en commun, mise sur pied au niveau national de forces armées dont la qualité et la quantité les rendent aptes à servir dans l’alliance atlantique. Si les deux dirigeants chrétiens-démocrates annoncent qu’il faudra payer un prix plus élevé pour notre sécurité en Europe à l’avenir, leur approche reste largement additive : ils ne proposent pas de réflexion à proprement parler sur l’emploi ou le commandement des forces dans le cadre commun d’une union de la défense. 

Parler enfin le langage de la souveraineté

Bien sûr, l’éventualité d’un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche accentue ce retour des chrétiens-démocrates à une posture davantage pro-européenne, mais il est indéniable que Merz et von der Leyen embrassent la rhétorique de la souveraineté européenne. Dans cette tribune, l’Union européenne est comprise comme un système d’alliance à part entière — une position qui rappelle la conception française. Le texte fait également allusion à l’institution mise en place par la France pour lutter contre les campagnes de désinformation sur internet, qui devrait servir de modèle pour créer une agence européenne contre la désinformation.La France comme les chrétiens-démocrates allemands semblent cependant avoir mis de l’eau dans son vin par rapport à 2019, lorsque le président français décrivait l’OTAN comme « en mort cérébrale », ou encore par rapport à l’époque où la ministre de la Défense d’Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer — qui s’est depuis retirée de la vie politique —, avait apporté une réponse très sèche à l’entretien du président pour le Grand Continent, en décrivant l’idée de souveraineté européenne comme une illusion. Autre temps, autres mœurs.