Nous poursuivons notre série de publications sur la guerre d’Ukraine et ses conséquences pour l’Europe. Abonnez-vous pour recevoir nos dernières cartes et analyses.

1 — Les Européens s’identifient toujours au conflit en Ukraine

Le conflit ukrainien est-il un lointain héritage post-soviétique ou est-il au contraire un conflit sur notre sol qui touche chaque Européen ? Depuis décembre 2022, la réponse majoritaire des Européens est inflexible1 : l’attaque russe contre l’Ukraine est une attaque contre toute toute l’Europe. Ils sont 64 % à l’affirmer en décembre 2023, en baisse mais seulement légèrement depuis fin 2022 (68 %). Parmi les sept pays étudiés (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Pologne) représentatifs de l’échantillon, le taux d’approbation est le plus faible en Allemagne (57 %) et le plus élevé en Espagne (74 %), devant la Pologne (70 %).

D’ailleurs, il est intéressant de noter que cette association des Européens au conflit n’est pas l’apanage d’intellectuels urbains qui tendraient à exagérer la portée de la guerre. Ce soutien moyen à 63 % reste relativement constant selon le niveau d’éducation ou le degré d’urbanisation du lieu de vie des répondants.

2 — Le soutien militaire à l’Ukraine est en baisse, et les Italiens s’y opposent franchement

Mais même si les Européens se sentent directement attaqués par la Russie dans ce conflit aux confins ukrainiens, ils ne sont plus si prompts à soutenir militairement la guerre. Lorsqu’on demande aux Européens s’ils souhaitent que l’Union européen livre des armes à l’Ukraine, 55 % répondent oui fin 2023, 45 % non. Au début de la guerre, en mars 2022, ils étaient 62 % à soutenir les livraisons militaires, à un moment où justement celles-ci étaient relativement faibles, et bien avant que plusieurs pays (l’Allemagne ou le Danemark, par exemple), n’entament leur mutation vers des dépenses de défense accrues. Pour autant, ce soutien reste majoritaire.

Au niveau des pays en revanche, les courbes se sont croisées. Pour la première fois depuis le début de la guerre, une majorité d’Européens (52 %) ne souhaitent pas que leur pays livre des armes à l’Ukraine. En réalité, les livraisons d’armes au niveau de l’Union sont essentiellement des livraisons d’armes nationales, les États étant ensuite remboursés par la Facilité européenne pour la paix. Pour autant, ce décalage montre combien les Européens souhaitent conserver un arsenal national… quitte à réduire le soutien aux Ukrainiens.

La situation est contrastée selon les pays. L’Italie tranche avec le reste des grands pays de l’Union : les trois cinquièmes des Italiens s’opposent aux livraisons d’armes, au niveau européen ou au niveau national… et ce de façon quasi constante depuis le début de la guerre. Les Polonais sont ceux qui soutiennent le plus les livraisons d’armes, à hauteur de 73 % en décembre 2023, malgré une nette baisse depuis le niveau atteint un an plus tôt.

Cette lassitude au sujet des livraisons d’armes peut être interprétée comme un grand pessimisme européen sur l’issue de la guerre : dans une autre étude récente publiée par le Conseil européen pour les affaires étrangères (ECFR), le 21 février 2024, seuls 10 % des Européens pensent que l’Ukraine va gagner la guerre, 20 % pensent que ce sera la Russie, et 37 % pensent que Russie et Ukraine devront trouver un compromis.

La lassitude au sujet des livraisons d’armes peut être interprétée comme un grand pessimisme européen sur l’issue de la guerre.

Olivier Lenoir

3 — Les Européens sont toujours favorables à l’accueil des réfugiés… mais un peu moins lorsqu’ils sont déjà nombreux

Au-delà de la guerre et de sa dimension militaire, la guerre en Ukraine est aussi marquée par d’importants mouvements de population et l’arrivée de millions d’Ukrainiens dans l’Union. Le Haut commissariat des Nations unies aux réfugiés compte actuellement 6 millions de réfugiés ukrainiens en Europe depuis le 24 février 20222. Alors que l’accueil des Ukrainiens fuyant la guerre a bénéficié d’un soutien massif au début de la guerre (86 %), il a stagné légèrement en-dessous de 80 % en 2022, avant de décliner et d’atteindre 71 % en décembre 2023. L’accueil est donc largement majoritaire, mais il baisse, à l’heure où des milliers d’Ukrainiens qui ont obtenu la protection temporaire vont bientôt devoir demander le renouvellement de leur titre de séjour.

Dans le détail, on observe que les deux pays les moins favorables à l’accueil des réfugiés ukrainiens sont ceux qui en comptent le plus, de loin, parmi les Ukrainiens qui ont fui leur pays depuis le début de la guerre : Allemagne et Pologne. Pour les cinq autres pays, la corrélation ne tient cependant plus. L’étude précitée de l’ECFR montrait qu’en moyenne 23 % des Européens considèrent les migrants ukrainiens comme une menace pour leur pays, contre 40 % des Polonais, 37 % des Hongrois et 35 % des Roumains, les trois pays d’Europe où ce taux est le plus élevé.

Les deux pays les moins favorables à l’accueil des réfugiés ukrainiens sont ceux qui en comptent le plus, de loin, depuis le début de la guerre : Allemagne et Pologne.

Olivier Lenoir

4 — Les Européens sont de plus en plus sceptiques sur l’efficacité des sanctions 

Soutien militaire à l’Ukraine, soutien humanitaire aux Ukrainiens… la guerre russe en Ukraine est aussi une guerre économique de l’Europe contre son voisin russe. Depuis le début de la guerre, l’Union européenne a adopté un total de 13 paquets de sanctions contre la Russie, dont le treizième pas plus tard qu’hier. Le PIB russe a chuté de 1,2 % en 2022 selon le FMI3 et le pays est entré en déficit budgétaire, après un historique de régulier excédent4. Pour autant, la petite musique selon laquelle les sanctions seraient inefficaces a fait son chemin, entre contournement des sanctions, ouverture de nouveaux débouchés et image d’une société de consommation russe résiliente.

Ce scepticisme s’est répandu dans l’opinion publique européenne, qui n’a d’ailleurs jamais pensé majoritairement qu’elles auraient une quelconque efficacité. En décembre 2023, 59 % des Européens pensaient que les sanctions étaient inefficaces. La plupart des États gravitent autour de 55-60 %, dans une fourchette qui va des Néerlandais (52 %), les plus optimistes, aux Français (63 %), les plus sceptiques.

L’opinion publique européenne n’a jamais pensé majoritairement que les sanctions auraient une quelconque efficacité.

5 — Quel sursaut européen ? L’indépendance énergétique légèrement rattrapée par les inquiétudes en lien avec l’inflation 

Une grande part des sanctions contre la Russie a consisté à restreindre les importations énergétiques russes en Europe. Or, à mesure que les Européens soutiennent de moins en moins les sanctions, ils sont de plus en plus réticents à consentir à une hausse des prix énergétiques en raison des sanctions. Quand l’inflation a surgi en Europe, le soutien à l’indépendance énergétique a baissé. Alors que l’inflation revient à des taux beaucoup plus faibles, il n’y a pas de réel regain d’intérêt pour l’indépendance énergétique. Pour autant, celui-ci reste majoritaire : en décembre 2023, encore 63 % y sont attachés (contre 74 % en mars 2022).

Parmi les pays représentatifs de l’échantillon, l’Allemagne est celui qui était le plus dépendant de la Russie pour son approvisionnement énergétique avant la guerre. Logiquement, les Allemands sont donc aussi ceux qui sont le moins sensibles à l’indépendance énergétique, avec seulement 56 % de soutien.

6 — Quel sursaut européen ? Plus de défense européenne, une constante de la guerre

Si les questions énergétiques récoltent encore quelques hésitations au niveau européen, ce n’est pas le cas de la défense. À l’heure des débats sur l’Europe de la défense, sur une armée européenne et sur une autonomie stratégique, les Européens sont particulièrement sensibles et favorables à ces concepts.

Au total, 78 % des Européens pensent que l’Union européenne doit jouer un rôle plus actif dans les affaires mondiales, 70 % qu’elle a besoin de davantage de puissance militaire, et 87 % qu’elle a besoin d’une politique étrangère commune. Ces niveaux ont été formidablement stables au fil de la guerre : en mars 2022, ils étaient respectivement de 81 %, 70 % et 89 %. Ils sont aussi transnationaux et plutôt équivalents entre les pays. L’État le plus favorable à une politique étrangère commune est l’Espagne, avec 94 %.

Et ce n’est encore pas une fois une lubie d’élites urbaines déconnectées : en ville ou à la campagne, qu’on n’ait pas de diplôme ou qu’on soit diplômé de l’université, on pense en moyenne à peu près pareil dans l’Union.

À l’heure des débats sur l’Europe de la défense, sur une armée européenne et sur une autonomie stratégique, les Européens sont particulièrement sensibles et favorables à ces concepts — en ville comme à la campagne.

Olivier Lenoir

7 — Les partis face à l’Ukraine : clivage droite-gauche, extrêmes

Comme souvent dans les questions européennes, il faut se demander si les positionnements sont guidés par l’intérêt national ou l’intérêt idéologique. Au fond, y a-t-il plus de convergences entre un Italien de droite et un Italien de gauche, ou bien entre un socialiste italien et un socialiste néerlandais ? La guerre en Ukraine n’échappe pas à ce dilemme, et l’étude Eupinions dévoile quelques tendances. Les enquêteurs ont demandé aux répondants de quel parti ils se sentaient le plus proche, avant de leur poser les autres questions. Nous avons associé les partis à leur groupe parlementaire européen et à leur orientation politique (centre, gauche, droite)5. Rappelons que cette analyse est partielle puisqu’elle porte sur les partis de six pays : Allemagne, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Pologne6.

D’abord, en matière d’orientation politique, il n’y a pas a priori une immense rupture entre droite et gauche au sujet de la guerre en Ukraine, à une exception près : l’accueil des réfugiés ukrainiens. En moyenne, 68 % des électeurs de droite y sont favorables, contre 82 % des électeurs de gauche. Au-delà, le centre, autour du groupe parlementaire Renew, semble plus enclin à soutenir l’Ukraine et l’autonomie stratégique que la moyenne des électeurs de droite et de gauche, sauf justement sur l’accueil des réfugiés, où il se situe à mi-chemin entre gauche et droite.

Dans le détail des groupes parlementaires européens, la question de l’accueil des réfugiés poursuit bien cette gradation : en simplifiant, plus on va à droite, moins on souhaite accueillir les réfugiés ukrainiens. Pour les autres questions en revanche, il semble que les extrêmes se rejoignent. Sur la question des livraisons d’armes à l’Ukraine, les groupes d’extrême-gauche GUE et d’extrême-droite ID sont bien plus proches qu’ils ne le sont de leurs voisins directs dans l’hémicycle (respectivement, les Verts et les CRE). Idem pour le soutien à une politique étrangère commune ou pour l’indépendance énergétique européenne.

Il n’y a pas a priori une immense rupture entre droite et gauche au sujet de la guerre en Ukraine, à une exception près : l’accueil des réfugiés ukrainiens.

Olivier Lenoir

8 — Les partis face à l’Ukraine : exceptions nationales

La double logique de persistance du clivage droite-gauche sur certaines questions, et de rapprochement des extrêmes sur d’autres, est-elle la même partout en Europe ? Au fond, les groupes parlementaires européens sont très divers ; entre le FDP allemand et le Modem français, tous deux membres du groupe Renew, il y a fossé ; même chose entre la Coalition civique polonaise et les Républicains français. 

En se focalisant sur deux questions, la livraison d’armes à l’Ukraine et l’indépendance énergétique au risque d’inflation des prix de l’énergie, on retrouve quelques exceptions nationales, qui rendent les partis parfois plus proches de l’opinion publique dominante dans leur pays plutôt que de leur affiliation idéologique. À la droite du PPE, les partisans du RN français ou du PPV néerlandais sont presque trois fois plus favorables aux livraisons d’armes à l’Ukraine que les partisans de l’AfD allemande. En Pologne, la coalition Droite unie menée par le parti Droite et justice (PiS) soutient à 83 % les livraisons d’armes ; c’est un niveau plus élevé que n’importe quel groupe parlementaire européen, les Verts eux-mêmes n’étant qu’à 80 %.

À la gauche des sociaux-démocrates, on trouve les mêmes ambivalences. 42 % seulement des partisans de la nouvelle Alliance Sahra Wagenknecht souhaitent renforcer l’indépendance énergétique allemande, contre 70 % des partisans de Die Linke et 95 % des membres du Parti communiste français. Au sein des Verts, en ce qui concerne les livraisons d’armes, le taux d’approbation de la livraisons d’armes à l’Ukraine est plus faible de 27 points chez Volt aux Pays-Bas par rapport à Volt en Allemagne. 

Les Européens pensent et choisissent en fonction de leurs désirs politiques, mais aussi de leurs réalités nationales.

On pourrait continuer longtemps, par exemple en affirmant que 48 % seulement des partisans du Parti démocratique italien (S&D) veulent livrer des armes à l’Ukraine, contre 74 % des partisans du Parti social-démocrate allemand (S&D), ou que 80 % des partisans de Fratelli d’Italia (CRE) veulent accueillir des réfugiés ukrainiens, contre 62 % des partisans du PiS polonais (CRE). Au fond, les Européens pensent et choisissent en fonction de leurs désirs politiques, mais aussi de leurs réalités nationales.

9 — Après la guerre : la reconstruction ukrainienne, un fardeau

Au bout de deux années de guerre, les Européens commencent à imaginer l’après et, en particulier, à quoi pourrait ressembler la reconstruction du pays détruit par la Russie. Et ils sont plutôt sceptiques : en décembre 2023, 59 % pensent qu’il s’agira d’un fardeau pour l’Union. Le niveau était équivalent en septembre 2023. En particulier, moins du tiers des Allemands pensent qu’il s’agira d’une opportunité, alors que c’est le cas de près de la moitié des Italiens et des Espagnols.

10 — Après la guerre : l’Ukraine dans l’Union, une idée majoritaire, sauf à l’extrême-droite

Au terme de cette étude, la question même des représentations des citoyens européens par rapport aux Ukrainiens est-elle si pertinente ? Au fond, l’Ukraine a entamé son chemin pour rejoindre l’Union. Justement, les perceptions des Européens au sujet de l’élargissement de l’Union à l’Ukraine sont ambivalentes. Le soutien à la candidature ukrainienne est majoritaire et emporte 60 % des Européens, mais il a perdu 9 points depuis mars 2022 et, surtout, il est de 5 points plus faible que le soutien plus général à l’élargissement. On pourrait en déduire qu’une partie des Européens préféreraient que d’autres États rejoignent l’Union avant l’Ukraine.

Parmi les États représentatifs, un seul est majoritairement défavorable à l’adhésion de l’Ukraine : l’Allemagne, avec seulement 48 % de soutien en décembre 2023, suivie de près par les Pays-Bas (52 %), alors que 78 % des Espagnols souhaitent accueillir l’Ukraine. D’un point de vue politique, les partisans de l’élargissement ne sont pas toujours là où on les imagine. Les électeurs dits centristes y sont favorables à hauteur de 65 % environ, contre 71 % en moyenne pour les partisans des Conservateurs et réformistes européens, tirés par le PiS polonais (75 %). Au niveau des partis cependant, on retrouve la logique nationale, et les plus grands soutiens font exploser la bipolarisation politique espagnole : les deux premiers groupes de partisans de l’adhésion de l’Ukraine en Europe votent pour le PSOE (88 %) et le PP (83 %), à égalité avec le parti Renaissance français (83 %).

Le 24 février, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen s’est rendue à Lviv, dans l’ouest ukrainien, pour l’anniversaire des deux ans de la guerre. Elle a déclaré : « Plus que jamais, nous sommes fermement attachés à l’Ukraine. »

Sources
  1. La plateforme Eupinions étudie chaque trimestre les représentations des résidents de l’Union, ainsi que de sept pays (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Pologne) au sujet de la guerre en Ukraine et de l’Europe de la défense. La dernière version publiée le 14 février 2024 inclut les données de la vague 33 de l’étude, réalisée en décembre 2023 sur un échantillon représentatif de 11909 résidents européens, pondéré selon plusieurs critères démographiques (âge, sexe, niveau scolaire, lieu de vie). Nous remercions Isabell Hoffmann et Daniela Schmidt pour la mise à disposition des données.
  2. Données au 15 février 2024 : https://data.unhcr.org/en/situations/ukraine
  3. World economic outlook du Fonds monétaire international, en janvier 2024 : https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2024/01/30/world-economic-outlook-update-january-2024
  4. Lire plus.
  5. Tous les partis au cœur de l’étude peuvent se retrouver dans les chapitres dédiés aux différents pays sur le site de l’étude. Nous les avons associés à leur groupe au Parlement européen lorsque cela était possible. Lorsque le parti n’est pas représenté au Parlement, nous les avons quand même associés à un groupe s’ils ont expressément affiché un intérêt pour un groupe, ou si une grande majorité d’analystes ont confirmé une tendance politique européenne. Ces choix portent sur les partis suivants : en Espagne, Sumar, associé à GUE ; aux Pays-Bas, SP associé à GUE, Bij1 associé à GUE, NSC associé au PPE, BBB associé au PPE, DENK associé à S&D ; en Allemagne, ASW associé à GUE. Le seul parti non affilié à aucun groupe est le Mouvement cinq étoiles italien. Enfin, l’étude associait dans les réponses deux partis néerlandais : GL (membre des Verts) et PvdA (membre de S&D). Par simplification, nous avons associé la coalition GL-PvdA à S&D. Nous considérons que les groupes parlementaires PPE, CRE et ID sont de droite, que les groupes S&D, GUE et Verts sont de gauche et que le groupe RE est centriste.
  6. Nous avons exclu les partis politiques belges car ils sont, dans l’étude, divisés entre partis présents en Flandres et partis présents en Wallonie, ce qui introduit beaucoup de complexités et opacifie l’analyse.