Les sept piliers de la diplomatie en temps de guerre selon Dmytro Kouleba

Pas de tabou, pas de formalité, pas de « plan B ».

Peut-on encore être diplomate lorsque son pays est en guerre totale ? Depuis plus de deux ans, la diplomatie ukrainienne disrupte les canaux usuels de la conversation westphalienne, définissant un style et une direction singulières qui ont permis à Kiev d’obtenir des résultats concrets. En 7 points, le ministre des Affaires étrangères Dmytro Kouleba définit sa méthode.

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Le Grand Continent
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© Michael Kappeler/dpa via AP

Depuis le 24 février 2022, principalement par la voix de son président Volodymyr Zelensky et de son ministre des Affaires étrangères Dmytro Kouleba, l’Ukraine invente une nouvelle forme de diplomatie. Ses fondements mêmes heurtent les principes de la théorie et de la pratique diplomatique occidentale traditionnelle. Pour comprendre quels sont ses ressorts, le Forum de la diplomatie en temps de guerre (Wartime Diplomacy selon l’expression consacrée par les diplomates ukrainiens), qui s’est tenu à Kyiv le 12 avril 2024, a offert une occasion de revenir sur les succès et les défis de l’action internationale de l’Ukraine. Au cœur de cet événement, le ministre des Affaires étrangères, Dmytro Kouleba, a présenté pour la première fois de manière si complète les règles et principes diplomatiques adoptés par l’Ukraine face à un conflit de grande envergure. 

Autour d’un concept clef — lancé dès février 2022 : la diplomatie en temps de guerre1 — il articule sept principes qui guident sa pratique des négociations. S’en dégage non seulement une ligne de conduite et un style désormais reconnaissable, mais aussi une voix singulière et une manière originale d’engager avec les Suds. Il faut la suivre de prêt à l’heure où les chancelleries occidentales essayent de changer d’approche.

Un ensemble de principes spécifiques différencient la diplomatie de guerre de la diplomatie classique.

Avant de les aborder, il est crucial de souligner que la diplomatie militaire aurait été impossible sans les alliés de l’Ukraine pendant la guerre. Et je tiens à exprimer ma gratitude envers tous les pays amis, partenaires et alliés.

De même, une telle diplomatie n’aurait pas été faisable sans la nécessité de convaincre d’autres pays. Il existe des nations dans le monde qu’il faut persuader, qui demandent des efforts supplémentaires. Les diplomates ukrainiens maîtrisent parfaitement ce qu’il faut dire à Bruxelles et à Washington, quels sont les arguments pertinents. Mais trouver des arguments et des approches opératoires en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud est un art que nous avons principalement acquis grâce à la diplomatie militaire.

La diplomatie militaire ukrainienne a été mise en place par le président Zelensky dès les premières heures de l’invasion. Initialement, ses conversations téléphoniques et ses déclarations semblaient trop dures et controversées pour les observateurs extérieurs — mais ce ton a finalement porté ses fruits.

Dans une situation normale, le comportement des individus peut changer lors d’une crise. Tout comme nous marchons différemment dans la rue lorsque nous sommes confrontés à des voleurs, les États révèlent des caractéristiques différentes en temps de guerre. Certains qui semblaient forts en temps de paix peuvent se révéler lâches et faibles au combat, tandis que d’autres se révèlent être des leaders efficaces en temps de conflit.

Cette observation souligne l’importance de reconnaître le changement fondamental de comportement entre la période de la paix et celle de la guerre.

Au cours des deux dernières années, nous avons formulé sept principes de diplomatie militaire. Et malgré les défis rencontrés, ces principes se sont révélés efficaces.

Premier principe : la ténacité

Chaque négociation de l’Ukraine concernant des contrats d’armement a débuté par un refus catégorique et sans équivoque. Chaque fois.

Dans des circonstances normales, un diplomate aurait sans doute abandonné après plusieurs refus, reportant les pourparlers indéfiniment. Mais le diplomate du temps de guerre n’a pas cette option. Il doit persévérer jusqu’à obtenir un oui. Il doit se battre jusqu’à obtenir un oui.

C’est ainsi que nous avons dû surmonter à maintes reprises les barrières des mauvaises idées et des obstacles artificiels, jusqu’à ce que nous obtenions enfin une réponse positive. Les armes antichars, l’artillerie de l’OTAN, les systèmes de roquettes à lancement multiple, les systèmes de défense aérienne de pointe, les chars, les missiles à longue portée et les avions modernes — tous ces types d’armement ont finalement été débloqués au niveau politique.

La ténacité de la diplomatie militaire ne concerne pas seulement les armes, mais s’applique à presque toutes les initiatives ou négociations internationales.

Deuxième principe : ne pas avoir peur de mettre ses amis mal à l’aise

Généralement, nous entretenons des relations particulièrement amicales avec nos proches.

Mais en temps de guerre, il y a une différence fondamentale entre vous et vos amis : si vous mourez, ils mettront des fleurs sur votre tombe, se souviendront de votre amitié et continueront leur vie. Vous, en revanche, vous resterez mort.

Par conséquent, si la clef de votre survie implique de pousser vos amis hors de leur zone de confort, vous devez le faire.

Ce principe est celui qui soulève le plus de débats, le plus de questions : « Comment osez-vous nous parler ainsi ? »

Nous osons, tout simplement.

Parce que la survie de notre pays est en jeu : si une conversation amicale en privé ne porte pas ses fruits, il est nécessaire de parler franchement avec vos amis en présence de tiers. Jusqu’à obtenir un résultat.

Troisième principe : il n’y a pas de « plan B »

Ce principe a également suscité des débats animés après l’une de mes déclarations. En effet, dans la diplomatie classique, il est souvent considéré comme essentiel pour un diplomate d’avoir une « exit strategy », une alternative au cas où son initiative originale échouerait.

Dans une interview accordée à CNN le 3 janvier 2024, en réponse à une question de Christina Amanpour sur le plan B de l’Ukraine au cas où le Congrès américain n’approuverait pas l’aide, Kouleba avait répondu : « il n’y a pas de plan B, nous sommes confiants dans le plan A ».

L’absence de besoin d’un « plan B » ne signifie pas que l’on est naïf ou que l’on n’a pas envisagé de solution de repli. Simplement, en diplomatie militaire, soit vous atteignez votre objectif — soit c’est la fin.

Récemment, un officier a partagé avec moi une anecdote intéressante. Lorsqu’il présentait à ses subordonnés un « plan A » — par exemple, prendre un pont — ils lui demandaient souvent : « Et si nous ne prenons pas le pont, que faisons-nous ? » À quoi il répondait simplement : « Eh bien, nous nous regrouperons au carrefour, à un kilomètre du pont. »

À chaque fois, ils finissaient au carrefour. Parce qu’il était impossible de réaliser les tâches et que les unités choisissaient un plan de secours.

À chaque fois !

Il a alors changé de tactique en ne communiquant plus que le plan A à ses subordonnés. Cela ne signifiait pas qu’il n’avait pas de plan de secours, mais dans la brutalité de la guerre, il était crucial de se concentrer uniquement sur la réalisation du plan A.

Hier soir dans le train, alors que je rentrais en Ukraine, j’échangeais avec une connaissance qui me demandait quand la guerre se terminerait et comment.

Je lui ai répondu : « Je ne sais pas quand, mais elle se terminera par notre victoire ».

Il m’a répondu : « D’accord, mais avez-vous un vrai plan ? En privé ? ». J’ai répondu : « Oui, j’en ai un. La victoire. Il n’y a qu’un seul plan ». Il demande : « Peut-être y a-t-il des compromis ? ». Non, il n’y a pas de compromis.

Ce type de conversation est l’une caractéristique du temps de guerre.

Même lorsqu’on décide pour soi-même, l’idée d’avoir un « plan B » exerce une pression psychologique — comme dans cette anecdote du front où le carrefour sûr à un kilomètre du pont devient le refuge récurrent.

J’ai également remarqué cette tendance chez les diplomates.

Récemment, lors d’une réunion avec un groupe d’ambassadeurs sur la fourniture de systèmes Patriot, j’ai immédiatement identifié les ambassadeurs qui envisageaient déjà le « plan B ». Au lieu de se concentrer uniquement sur la tâche principale : « obtenir ce fichu Patriot ».

Quatrième principe : réduire autant que possible le temps de prise de décision

La diplomatie, ce sont des procédures.

Dans la diplomatie classique, les questions sont soumises à de multiples filtres, et il est préférable de prendre son temps pour prendre une décision, de laisser les choses « mûrir ». On espère ainsi que les circonstances pourraient évoluer, que de nouveaux éléments pourraient émerger.

Mais en temps de guerre, il n’y a pas de temps à perdre.

C’est pourquoi les protocoles et les procédures sont souvent négligés. Quand des vies sont en jeu, ils passent au second plan.

Au cours de ces deux années, j’en ai personnellement vécu de nombreux exemples, tout comme nos ambassadeurs, où l’on nous a dit : « Nous ne pouvons pas agir aussi rapidement, car il y a une procédure à suivre… » Mais il se trouve que si le processus est bien construit, chaque pays dispose d’une marge de manœuvre considérable pour accélérer la prise de décision — quelle qu’elle soit ! Il suffit de trouver la bonne approche.

Cinquième principe : la flexibilité des solutions « à la carte »

Toute personne ayant une expérience dans l’analyse de la diplomatie ou dans la théorie ou la pratique diplomatiques, a certainement entendu des phrases du type « ce n’est pas à la carte ». L’idée selon laquelle « vous ne pouvez pas choisir parmi une liste de principes ou d’exigences, vous devez tout accepter » est souvent avancée.

Mais la diplomatie demande à la fois rigueur, respect des principes et flexibilité.

Comme l’a écrit Sun Tzu, la guerre est à la fois une offensive et une manœuvre.

L’offensive représente la fermeté et le respect des principes — la manœuvre incarne la souplesse.

Lorsque le président Zelensky a présenté l’idée du « plan de paix », il incluait un élément de flexibilité : chaque partie peut choisir les points sur lesquels elle souhaite s’engager, ceux qu’elle voudrait traiter.

Cette approche est unique pour un plan de paix et a été délibérément conçue pour impliquer autant de pays que possible.

Je pense que ce « plan de paix » à l’initiative du président entrera dans l’histoire de la diplomatie. Non seulement parce que, pour la première fois, les conditions de la fin d’une guerre sont déterminées par le pays agressé — et non par le pays agresseur ou une tierce partie. Il restera également dans l’histoire comme un exemple de sélectivité constructive.

Sixième principe : tout le monde parle à tout le monde

Dans un pays en guerre, de la plus haute autorité aux secrétaires et assistants, chacun doit dialoguer avec ses homologues des pays concernés pour résoudre des problèmes spécifiques. Un exemple marquant de cette approche est la réunion que j’ai eue avec Andriy Yermak, en compagnie du ministre hongrois des Affaires étrangères, Peter Szijjarto. Nous avons délibérément voyagé ensemble pour témoigner de la volonté de l’Ukraine de résoudre les problèmes.

À la tête de l’administration présidentielle depuis 2020, Andriy Yermak est une personnalité clef du premier cercle de la décision en Ukraine. Considéré comme l’un des plus proches conseillers de Zelensky — dont il est aussi un ami intime — il est un interlocuteur privilégié des alliés de l’Ukraine depuis le début de la guerre.

Le bureau du président, le cabinet des ministres, le ministère des Affaires étrangères et d’autres ministères ont tous des contacts directs avec leurs homologues étrangers à tous les niveaux.

Certes, cette approche peut parfois compromettre la cohérence des efforts.

Mais le problème n’est pas que tout le monde parle à tout le monde. Au contraire, c’est nécessaire, car en temps de guerre, un seul ministère des Affaires étrangères ne peut pas physiquement gérer l’énorme masse des communications nécessaires. Le modèle classique de diplomatie où « tout passe par le ministère des Affaires étrangères » — encore en vigueur dans certains pays — ne fonctionne tout simplement pas en temps de guerre.

Le problème survient lorsque chacun commence à exprimer des points de vue divergents.

C’est pourquoi la fonction du ministère des Affaires étrangères évolue et ne consiste plus à coordonner qui parle à qui, mais ce que ces personnes disent. Car il est crucial, évidemment, que tous expriment la même position.

Septième principe : des déclarations claires, directes et circonstanciées

Il est bien connu qu’un diplomate doit traditionnellement souvent s’exprimer de manière nuancée et courtoise. Cette diplomatie consiste à inclure plusieurs scénarios dans une seule phrase courte par précaution face à l’incertitude de l’avenir et pour éviter toute maladresse.

Or en temps de guerre, il vaut mieux paraître maladroit que de parler de manière inefficace.

Si l’escrime verbale est nécessaire en temps de paix, en temps de guerre, il est essentiel de transmettre rapidement le signal au public approprié. Pour y parvenir, il est crucial de comprendre parfaitement son auditoire et de s’exprimer de manière concise, directe et sans détour.

Cela est d’autant plus efficace aujourd’hui — notamment parce qu’une génération de personnes ayant grandi avec les réseaux sociaux est déjà entrée dans la diplomatie, et qu’elle comprend les déclarations courtes, directes et dures.

Sources
  1. Voir le site gouvernemental ukrainien : https://wartimediplomacy.mfa.gov.ua/en.
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