À partir d’aujourd’hui et jusqu’au 24 février, nous lançons une série de publications sur l’Ukraine en guerre, deux ans après la tentative d’invasion à grande échelle de la Russie. Vous pouvez par ailleurs retrouver toutes nos publications sur cette guerre ici et vous abonnez pour recevoir nos dernières cartes et analyses par ici.
L’application Air Alert clignote sur mon téléphone : « Dirigez-vous immédiatement vers l’abri le plus proche ». Je clique sur la carte qui apparaît sur mon écran : du rouge s’étend sur le pays depuis l’Est, comme une tache de sang sur une chemise. Durant les premiers jours de 2024, alors que la Russie lançait un barrage massif de missiles et de drones sur des cibles civiles dans les villes ukrainiennes, toute la carte était rouge. Quand on est en Ukraine il faut télécharger cette application, mais je la garde active en permanence pour me rappeler que la plus grande guerre en Europe depuis 1945 fait rage depuis plus de deux ans, depuis le 24 février 2022.
Au début, nous étions choqués et terrifiés. Nous disions qu’il ne fallait pas « normaliser » la guerre. Mais nous l’avons fait. Alors que les équipes de télévision ont quitté l’Ukraine pour Israël, pour couvrir les violences à Gaza, ce conflit est devenu une guerre comme une autre, dans un pays lointain. Une question semble s’imposer : en quoi le fait qu’il s’agisse d’une guerre « en Europe » est-il vraiment important ? Non pas parce que la vie d’un Palestinien, d’un Israélien, d’un Yéménite ou d’un Soudanais a moins de valeur que celle d’un Ukrainien ou d’un Français, mais parce que nous nous trouvons en Europe et que notre propre sécurité est plus directement affectée. Lorsque les Européens ont dit « plus jamais cela » après 1945, ils voulaient surtout dire plus jamais cela en Europe. Quand la guerre est de nouveau arrivée, en dévastant l’ex-Yougoslavie, nous avons à nouveau dit « plus jamais cela ! » Aujourd’hui, Boutcha a rejoint Srebrenica dans la longue liste des actes de barbarie sur notre continent. D’une certaine manière, ce « jamais » n’arrive jamais.
La guerre entre la Russie et l’Ukraine se distingue par son ampleur autant que par sa brutalité. Quatre Ukrainiens sur cinq affirment qu’un membre de leur famille ou un ami proche a été tué ou blessé. Le gouvernement de Zelensky ne publie pas de chiffres, mais l’été dernier, les autorités américaines ont estimé qu’environ 70 000 Ukrainiens étaient déjà morts au combat — plus d’Ukrainiens sont morts en 18 mois que d’Américains en deux décennies de guerre au Viêt Nam — et plus de 100 000 blessés. À l’heure actuelle, les chiffres sont encore plus élevés. Lorsque j’ai visité pour la première fois le cimetière militaire de Lviv en décembre 2022, il y avait deux longues rangées de tombes fraîches. Lorsque j’y suis retourné en octobre dernier pour déposer des fleurs sur la tombe d’un volontaire courageux que j’avais rencontré l’année précédente, les rangées s’étendaient désormais sur quatre longues lignes : plus de 500 soldats originaires d’une seule ville gisaient dans la terre. À Kiev, les clichés des soldats tombés au combat affichés sur les murs extérieurs du monastère Saint-Michel semblent sans fin.
Pourtant il n’y pas que les morts. À la fin de l’année dernière, dans le Centre national de réhabilitation НЕЗЛАМНІ (en français : « Impossible à briser ») de Lviv, les couloirs regorgeaient de soldats sans bras, sans jambes, sans mains, sans pieds, principalement victimes des terribles champs de mines russes sur les fronts du Sud et de l’Est. Sans oublier les millions de réfugiés internes de villes telles que Marioupol, qui pleurent leurs maisons qu’ils ne reverront peut-être jamais. Personne n’est épargné. Je me suis rendu quatre fois en Ukraine depuis le début de la guerre à grande échelle, le 24 février 2022, et à chaque fois, j’ai été frappé par l’épuisement, le traumatisme et la frustration de mes amis et de mes connaissances.
D’immenses espoirs étaient placés dans la grande contre-offensive de l’année dernière, qui était censée faire une percée jusqu’à la mer d’Azov et briser le « pont terrestre » de Vladimir Poutine entre le Donbass et la Crimée. En réalité, seules de petites bandes de territoire ont été récupérées et les forces russes sont à l’offensive dans l’Est. Après l’annexion de la Crimée en 2014 et la prise de contrôle d’une partie de l’est de l’Ukraine, la Russie occupait quelque 42 000 km², soit un territoire plus grand que la Belgique. À la fin de l’année dernière, la Russie avait conquis environ 108 000 km², soit l’équivalent du Portugal et de la majeure partie de la Slovénie.
En soignant le moignon partiellement cicatrisé d’un pied arraché par une mine russe, Maksym, un sniper de l’armée ukrainienne à la carrure impressionnante originaire de Poltava que j’ai rencontré dans la clinique de Lviv, m’a dit qu’il pensait que la victoire ne serait pas envisageable pour l’Ukraine en 2024. « La victoire ne peut arriver que si Poutine meurt ou s’il y a un coup d’État. Sinon, cette guerre durera pendant des années, voire des décennies ». Après tout, « les Russes ont plus d’hommes ». Toutefois, ajoute-t-il, si lui et ses camarades recevaient beaucoup plus d’armes et d’entraînement de la part de l’Occident, ils pourraient finalement reconquérir les provinces de Kherson et de Zaporijia, rompant ainsi le pont terrestre et annulant la plupart des progrès réalisés par la Russie depuis février 2022. Les principaux experts militaires occidentaux que j’ai consultés sont largement d’accord avec Maksym.
Toutefois, avant d’envisager ce qui pourrait se produire, il faut s’attarder sur une victoire que l’Ukraine a déjà remportée.
Zelensky : comme Churchill avec un iPhone
L’entrée pour l’Ukraine dans la 11e édition de l’Encyclopaedia Britannica, publiée en 1910-11, se situe entre « Ukaz » (un édit impérial russe) et « Ulan » (cavalerie d’Europe centrale). Voici l’intégralité de ce qu’on peut y lire :
UKRAINE (« frontière »), nom donné autrefois à une région de la Russie européenne, comprenant aujourd’hui les gouvernements de Kharkov, Kiev, Podolie et Poltava. La partie située à l’est du Dniepr est devenue russe en 1686 et la partie située à l’ouest de ce fleuve en 1793.
Les entrées « Ukaz » et « Ulan » sont toutes deux plus longues et fouillées.
L’Ukraine d’aujourd’hui est le fruit d’un siècle de lutte pour la reconnaissance d’un pays européen distinct et d’un État indépendant. Dès 1918, l’historien ukrainien Mykhaïlo Hrouchevsky, spécialiste de la construction de la nation, a écrit un essai sur « l’orientation européenne » du pays. Au cours de la période révolutionnaire qui a suivi immédiatement la Première Guerre mondiale, des versions concurrentes de l’État ukrainien ont brièvement vu le jour. L’entité qui a prévalu, la République socialiste soviétique d’Ukraine, a d’abord bénéficié d’une autonomie limitée au sein de l’Union soviétique, avant d’être écrasée par Joseph Staline à l’aide d’une famine forcée, l’Holodomor.
Cette lutte a eu une dimension interne et externe. Lorsque l’Ukraine a organisé un référendum sur l’indépendance en décembre 1991, toutes les régions du pays — y compris la Crimée — ont voté pour. Mais il n’y avait pas un fort sentiment d’identité nationale partagée et « l’orientation européenne » ne rassemblait pas l’ensemble du pays, notamment dans l’Est et le Sud-Est à prédominance russophone. C’est une grave erreur de confondre le fait d’être russophone avec le fait d’être russe, comme le fait Poutine. Si tel était le cas, le président Volodymyr Zelensky, russophone de naissance, serait un Russe. Toutefois, dans un sondage d’opinion réalisé en 1997, 56 % de la population se déclarait « uniquement ukrainienne », 11 % « uniquement russe » et 27 % « à la fois ukrainienne et russe ». Aucune majorité nationale ne se dégageait en faveur de l’adhésion à l’Union européenne et encore moins à l’OTAN.
Il a fallu trois grands moments nationaux pour unir l’Ukraine autour de ce qui est aujourd’hui un engagement passionné et partagé pour être un pays européen indépendant et souverain, fermement ancré dans l’Europe et l’Occident. Le premier a été la révolution orange de 2004. Je n’oublierai jamais la soirée glaciale de décembre 2004 où je me trouvais à Maïdan, la désormais célèbre place centrale de Kiev — je n’ai jamais eu aussi froid de ma vie — depuis laquelle je contemplais une forêt de drapeaux ukrainiens et européens. Pourtant, en 2013 encore, un sondage réalisé par l’Institut international de sociologie de Kiev (KIIS) montrait que les opposants à l’adhésion à l’Union étaient majoritaires, tant dans l’est que dans le sud du pays.
Le deuxième moment catalyseur a été la « révolution de la dignité » ou Euromaïdan (l’indice est dans le nom) en 2014, déclenchée par la décision de Viktor Ianoukovitch, le président de l’époque, de revenir sur sa promesse de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Cela s’est terminé par l’arrivée d’un nouveau gouvernement qui a signé l’accord, mais aussi par l’annexion de la Crimée par Poutine et le début, dans l’est de l’Ukraine, de la guerre russo-ukrainienne qui — comme les Ukrainiens nous le rappellent toujours — dure depuis près de dix ans. Après 2014, le pays a déployé des efforts considérables pour se réformer et se préparer à une éventuelle adhésion à l’Union, obtenant également l’exemption de visa pour ses citoyens en 2017.
La campagne de Zelensky pour l’élection présidentielle de 2019 était fortement axée sur l’Europe. Dans son discours d’investiture, il déclarait : « Notre pays européen commence avec chacun d’entre nous. Nous avons choisi un chemin vers l’Europe, mais l’Europe n’est pas quelque part là-bas. L’Europe est ici » — et il pointait du doigt sa tête. Mais c’est une chose de vouloir être un pays européen, c’en est une autre d’être accepté comme tel par le reste de l’Europe. Pendant des décennies, cette acceptation a fait défaut. Interrogée en 2005 sur les chances de l’Ukraine de devenir un candidat à l’adhésion à l’Union européenne, une porte-parole de la Commission déclarait : « Il faudra d’abord poser la question de savoir si un pays est européen ». (Ironie de l’histoire : cette même porte-parole était britannique).
Même après l’annexion de la Crimée par Poutine et le début de la guerre en 2014, l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt se permettait de considérer que « jusqu’en 1990, l’Occident ne doutait pas de l’appartenance intégrale de la Crimée et de l’Ukraine à la Russie…. Les historiens ne sont pas d’accord sur l’existence même de la nation ukrainienne. » La résistance à l’adhésion à l’Union européenne a duré encore plus longtemps. Quatre jours seulement avant l’invasion massive de Poutine, un conseiller clef d’Olaf Scholz me disait que la position de l’actuel chancelier allemand était claire : l’Union devrait s’élargir pour inclure les Balkans occidentaux, mais pas au-delà.
La guerre change tout, en profondeur. L’invasion du 24 février 2022 a été le troisième et dernier catalyseur, tant sur le plan interne qu’externe. Sur le plan interne, il existe désormais un consensus écrasant sur le fait que le pays devrait rejoindre l’Union européenne et l’OTAN dès que possible. Dès le mois de mai 2022, les mêmes sondeurs du KIIS ont constaté une majorité de 81 % en faveur de l’adhésion à l’Union, avec un taux impressionnant de 94 % dans l’ouest de l’Ukraine et de 76 % même dans l’est du pays. Cette évolution s’est accompagnée d’une profonde répulsion à l’égard de la Russie et de tout ce qui est russe. En 2010, le KIIS a constaté que 92 % des Ukrainiens avaient une attitude généralement positive à l’égard de la Russie ; en mai 2022, ils n’étaient plus que 2 %. Un universitaire m’a raconté que ses étudiants écrivaient désormais le mot « russie » avec un « r » minuscule — « je ne les corrige pas », a-t-il ajouté.
La prise de conscience extérieure est encore plus remarquable. J’avais comparé le 2022 de l’Ukraine au 1940 de la Grande-Bretagne : le moment de défi national en temps de guerre qui définit la nation pour les décennies à venir, à la fois à ses propres yeux et à ceux du monde. Zelensky comme « Churchill avec un iPhone ». Mais personne ne doutait avant 1940 que la Grande-Bretagne fût un grand pays indépendant. Le changement et la percée de l’Ukraine sont donc doublement exceptionnels. Peu avant sa mort, Henry Kissinger déclarait avec grandiloquence que « l’Ukraine est devenue un État majeur d’Europe centrale pour la première fois dans l’histoire moderne ». Plus simplement, Tetiana, une jeune activiste et tatoueuse à temps partiel que j’ai rencontrée à Lviv, me disait que lorsqu’elle voyageait à l’étranger auparavant, les étrangers « pensaient que l’Ukraine faisait partie de la Russie », mais qu’aujourd’hui « le monde découvre enfin ce qu’est l’Ukraine ».
Le même Scholz qui, à la mi-février 2022, était convaincu que l’Union ne devait pas s’élargir au-delà des Balkans occidentaux, s’est retrouvé moins de quatre mois plus tard dans le centre de Kiev, aux côtés de trois autres dirigeants de l’Union européenne et du président Zelensky, pour déclarer qu’il fallait ouvrir à l’Ukraine le statut de candidate à l’adhésion à l’Union. Les négociations d’adhésion débuteront cette année. Mais c’est bien l’issue de cette guerre qui déterminera si l’Ukraine rejoindra effectivement l’Union, quand et sous quelle forme — territoriale, démographique, militaire, économique et politique.
Une guerre longue face à l’imprévisible
L’histoire est pleine de surprises, et personne n’en est plus surpris que les historiens. Il reste toutefois peu probable que le conflit trouve une solution en 2024. Pourtant, les choix faits cette année détermineront qui la gagnera en 2025, ou en 2026, ou quand elle se terminera enfin.
La Russie est à la fois l’acteur le plus prévisible et le moins prévisible. Il s’agit d’une dictature dont le dictateur est totalement déterminé à vaincre l’Ukraine. L’avenir de Poutine — peut-être même sa vie — en dépend. Son idée de la victoire implique de manière cruciale que l’Ukraine ne devienne pas un pays souverain qui puisse décider de faire partie de l’Occident. À cela s’ajoute le fait qu’il a officiellement décrété que quatre provinces ukrainiennes, les oblasts de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporizhia, dont des larges parties (y compris deux de leurs capitales) ne sont pas contrôlées par ses forces, sont déjà incorporées à la Fédération de Russie — un engagement sur lequel il est difficile de revenir.
Utilisant tous les avantages d’une dictature, Poutine a rapidement intensifié la production d’armes et de munitions par le biais d’un commandement central. Il a également obtenu des drones de l’Iran, des missiles de la Corée du Nord et des technologies à double usage de la Chine. Les sanctions économiques occidentales se sont avérées moins efficaces que ce que beaucoup espéraient, car des économies non-occidentales ont pris la place des partenaires occidentaux. L’Inde achète une bonne partie du pétrole que les Européens n’achètent plus, tandis que le commerce chinois avec la Russie est monté en flèche. Les opposants politiques nationaux ont été assassinés, emprisonnés, ou ont fui le pays. Poutine bombarde l’Ukraine et cherche à remporter quelques victoires symboliques sur le champ de bataille avant ses soi-disant élections présidentielles de mars. Il attend surtout que Donald Trump soit élu pour un second mandat à la présidence des États-Unis et qu’il mette fin au soutien américain à l’Ukraine.
Pourtant, ces régimes présentent de profondes fragilités. Ils sont plus sensibles que les démocraties à des évolutions soudaines et non linéaires. Ils ne plient pas, mais parfois ils se brisent. Personne n’avait prédit l’épisode extraordinaire de la mutinerie d’Evgueni Prigojine et de la marche éclair vers Moscou de l’année dernière. Il est vrai que cela s’est terminé par la mort de Prigojine dans un accident d’avion bien organisé, mais une pression extérieure soutenue pourrait éventuellement provoquer une autre fracture cachée ou ouverte du régime. Si nous ne pouvons pas compter sur cette évolution politique, il serait tout aussi insensé d’exclure cette possibilité.
L’Ukraine est déterminée à maintenir une forte pression. Mais après deux ans de guerre, elle est confrontée à d’immenses problèmes. L’état lamentable de son économie, les attaques incessantes contre ses infrastructures énergétiques ne sont qu’une partie de ses problèmes. Le défi succinctement identifié par Maksym : « les Russes ont plus d’hommes » est particulièrement difficile à affronter. Les survivants des forces armées ukrainiennes sont épuisés. Étonnamment, l’âge moyen d’un soldat ukrainien est d’environ 40 ans. Malgré toute la ferveur patriotique, le pays compte des dizaines de milliers de réfractaires. L’armée a cruellement besoin de sang neuf — dans ce contexte, cette expression est terriblement littérale. Jusqu’à présent, les hommes de moins de 27 ans étaient exclus de la conscription. Le gouvernement propose maintenant d’abaisser cet âge à 25 ans et d’enrôler jusqu’à 500 000 hommes. Mais il est inquiétant de constater que cette proposition a contribué à encore plus fracturer les relations entre Zelensky et le désormais ancien commandant en chef des forces armées, le général Valeri Zaloujny.
Cela renvoie à un autre problème ukrainien, propre à toutes les démocraties en guerre : la tension entre l’unité nationale et la démocratie. Selon le calendrier habituel en temps de paix, des élections législatives auraient dû avoir lieu à l’automne dernier et une élection présidentielle ce printemps. Mais la loi martiale, en vigueur depuis février 2022, ne permet pas la tenue d’élections. Une concurrence démocratique loyale est manifestement impossible tant que toutes les principales chaînes de télévision n’ont qu’un seul programme d’information 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, United News, qui est effectivement contrôlé par le gouvernement. Il y a encore un large consensus sur le fait que si le pays mène une guerre pour sa survie, il ne peut pas risquer de devoir faire face aux divisions qui ne manqueraient pas d’apparaître au cours d’une campagne électorale.
Néanmoins, la politique est de retour à l’intérieur du pays. À Kiev, j’ai entendu de vives critiques sur les tendances autoritaires et centralisatrices de l’administration présidentielle. Outre ses relations tendues avec Zaloujny, le président est en conflit avec le maire de Kiev, Vitali Klitschko, un poids lourd, et entretient une rivalité amère avec l’ancien président Petro Porochenko. Lors d’une conversation l’été dernier, le vice-président du parlement, Oleksandr Kornienko, a déclaré à notre délégation de l’European Council on Foreign Relations (ECFR) que le parlement ne pourrait pas rester des années sans élections.
Lorsque ce moment approchera, il y aura de nouveaux candidats, tels que Serhiy Prytula, qui a commencé, comme Zelensky, en tant que star de la télévision, mais qui a acquis une grande popularité, notamment parmi les jeunes, en dirigeant une organisation caritative qui fournit directement à l’armée ukrainienne les munitions et les équipements dont elle a besoin. Que Zaloujny se lance ou non dans la course, d’autres personnalités militaires pourraient troquer leur uniforme contre une tenue civile — et la conduite de la guerre deviendra un enjeu électoral. Les décideurs politiques occidentaux qui rêvent d’un règlement négocié ne comprennent pas que tout homme politique ukrainien qui suggérerait publiquement des concessions territoriales à la Russie commettrait un suicide électoral. Les sondages indiquent que l’opinion publique, loin d’être prête à accepter un compromis territorial, est aujourd’hui très favorable à la récupération de l’ensemble du territoire souverain légitime de la nation, y compris la Crimée.
Le choix ukrainien de l’Europe
Le troisième acteur, et le plus décisif, sera l’Occident qui, jusqu’à présent, a simplement fait le nécessaire pour empêcher la défaite de l’Ukraine, mais pas assez pour lui permettre de remporter la victoire. Même avant le désastre probable de la réélection de Trump à la présidence des États-Unis en novembre, il est clair que le déclin du soutien de l’opinion publique américaine, l’hyperpolarisation de la politique au cours d’une année électorale et la priorité concurrente de la guerre entre Israël et le Hamas signifient que l’administration Biden aura du mal à maintenir son niveau actuel de soutien militaire et économique à l’Ukraine, et encore moins à l’augmenter. Mais sans une hausse significative du soutien occidental, il est très peu probable que l’Ukraine récupère des quantités importantes de territoires. La suite des événements dépend donc de l’Europe — le seul groupe de pays ayant à la fois des intérêts vitaux dans ce conflit et les ressources nécessaires pour faire la différence. À elle seule, l’Allemagne a une économie deux fois plus importante que celle de la Russie ; l’Union, sept fois plus. Dans ce contexte, le Royaume-Uni, l’un des principaux soutiens de l’Ukraine, fait également partie intégrante de l’Europe.
À l’heure actuelle et de façon un peu confuse, l’Europe n’assume pas avec cohérence son choix. Si le soutien à l’Ukraine se maintient au niveau actuel d’ampleur et d’audace, la Russie aura réussi à s’emparer d’environ un cinquième du territoire du pays. En privé, certains décideurs politiques dans les principales capitales d’Europe occidentale espèrent soit un conflit gelé, soit un règlement négocié sur cette base. Certains s’imaginent même un résultat dans lequel « l’Ukraine ne perd pas, mais la Russie ne gagne pas ». Au fond la perspective d’une adhésion à l’Union et d’une certaine forme de garanties de sécurité, pouvant éventuellement déboucher sur une adhésion à l’OTAN, pour les quatre cinquièmes de son territoire, ne devrait-elle pas contenter l’Ukraine ? Comment ces pénibles Européens de l’Est peuvent-ils être aussi déraisonnables ?
En réalité, ni la Russie ni l’Ukraine ne sont prêtes à négocier ou à geler le conflit. Toutefois, si la ligne de partage actuelle, ou quelque chose qui s’en approche, venait à être gelée, Poutine pourrait revendiquer sa fameuse victoire. Il s’agirait d’une énorme défaite pour l’Ukraine. Des millions d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens auraient à choisir entre ne jamais rentrer chez eux ou vivre sous une dictature détestée, parler une langue qu’ils ne veulent plus parler et voir leurs enfants endoctrinés à l’école par une falsification grotesque de leur propre histoire. Le reste de l’Ukraine serait démoralisé, démotivé et dépeuplé, avec des millions d’Ukrainiens supplémentaires vivant en permanence à l’étranger. Leur pays s’embraserait d’un populisme en colère, fait de discordes internes et de récriminations amères à l’encontre de l’Occident.
Aux yeux du monde, l’Ukraine ne serait pas la seule à avoir été vaincue. Un sondage réalisé par l’ECFR, en partenariat avec mon projet de recherche de l’Université d’Oxford sur « Europe in a Changing World », montre que 57 % des Chinois interrogés, une majorité des personnes en Arabie saoudite et en Turquie, et des majorités relatives en Afrique du Sud, en Indonésie et en Corée du Sud, pensent que les États-Unis sont désormais en guerre contre la Russie. Nombre d’entre eux pensent également que la Russie gagnera en Ukraine et que l’Union s’effondrera dans les vingt prochaines années. La sortie de guerre envisagée d’une manière incohérente par certains décideurs politiques européens signifierait aux grandes puissances non-européennes que la faiblesse de l’Europe et des démocraties occidentales dans leur ensemble est un fait inévitable. Et si Poutine peut s’emparer d’un territoire plus grand que le Portugal juste à côté de l’OTAN et de l’Union, Xi Jinping pourrait être encouragé à penser qu’il peut s’emparer de Taïwan, une île située dans l’arrière-cour de la Chine.
Il y a une alternative : l’Europe peut faire ce qu’il faut pour permettre à l’Ukraine de rompre le pont terrestre et de récupérer au moins les provinces de Kherson et de Zaporizhia en 2025. Qu’est-ce que cela implique ? Renforcer rapidement et massivement les défenses aériennes de l’Ukraine. Fournir des missiles à longue portée, tels que le Taurus allemand, afin que Kiev puisse continuer à repousser la flotte russe de la mer Noire — son seul grand succès militaire en 2023 — et à faire pression sur la Crimée, qui revêt une importance à la fois stratégique et symbolique pour Poutine. Travailler avec l’OTAN et les États-Unis pour fournir aux forces ukrainiennes l’entraînement à grande échelle, sur plusieurs semaines, nécessaire à la réussite des opérations combinées. Se diriger réellement vers ce que le président Emmanuel Macron se contente d’évoquer : une « économie de guerre ». Dans les démocraties de marché, contrairement à la dictature de Poutine, cela signifie que les autorités nationales et européennes garantissent des commandes coordonnées à long terme d’armes et de munitions, auxquelles l’importante industrie de défense du secteur privé européen répondrait certainement. Ainsi, l’Europe serait en mesure de répondre au prochain président américain qu’elle s’occupe davantage de sa propre défense, ce qui est le point le plus proche de « l’autonomie stratégique » qu’elle puisse atteindre de manière réaliste en un an seulement.
Que se passera-t-il lorsque l’Ukraine aura repoussé les forces d’occupation à proximité des lignes qu’elles occupaient à la veille de l’invasion totale en février 2022 ? Ce mouvement catalysera-t-il un changement de politique ou même de direction à Moscou ? Y a-t-il une ouverture possible à la négociation, avec peut-être un statut spécial démilitarisé proposé pour la Crimée ? Ou bien un Poutine affolé essaiera-t-il de jouer l’escalade, avec une arme nucléaire sur l’Ukraine ? Nous devons nous préparer à toutes ces éventualités, mais le premier impératif est de mettre l’Ukraine dans une position où elle est clairement gagnante et peut véritablement choisir de négocier en position de force.
L’Ukraine a fait son choix européen. L’Europe doit maintenant faire avec cohérence son choix ukrainien. La voie que j’ai esquissée est la seule qui vaille, non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour l’Europe, pour une paix durable et pour la crédibilité mondiale de nos démocraties. Nous, Européens, devons prendre une décision et agir rapidement. Si nous continuons à tergiverser, à la manière de Hamlet, nous finirons par faire le mauvais choix par défaut — avec des conséquences désastreuses pour les décennies à venir.