Depuis février 2022 et la décision russe d’envahir l’Ukraine, l’Union européenne est en guerre. C’est une guerre atypique sans confrontation directe, mais caractérisée par une mobilisation constante de ressources de haut niveau, un fort engagement politique derrière le gouvernement ukrainien et un soutien international total à la cause ukrainienne. Dans cette situation unique pour laquelle l’Union n’était pas vraiment préparée,  l’Europe a apporté une réponse efficace à l’agression russe. De fait, l’Union a agi rapidement, avec un esprit de solidarité sans précédent et une générosité de moyens rarement vue par le passé.

Pourtant, un paradoxe découle de cette remarquable réaction : après 18 mois de conflit, le sentiment général ressenti dans toute l’Europe demeure marqué par les nombreux défis auxquels l’Union est confrontée à mesure que le conflit se prolonge. Cette inquiétude n’est pas seulement — ni principalement — liée à l’incertitude actuelle qui règne sur le champ de bataille ukrainien ; elle est ancrée dans une perception plus profonde d’une Europe parvenue aujourd’hui à un tournant majeur de sa longue histoire. Les dirigeants européens comprennent, ne serait-ce qu’intuitivement, que leur ancienne conception des politiques et de la gouvernance de l’Union doit évoluer. Les batailles qui furent trop souvent menées dans le passé sur des bases purement idéologiques, tout comme les solutions faciles qui furent alors privilégiées, doivent céder la place à une nouvelle approche. La guerre en Ukraine a apporté une nouvelle dimension géopolitique à l’Europe, avec un besoin urgent de relance économique, de montée en puissance militaire et d’agilité diplomatique. Les dirigeants reconnaissent tacitement que pour traiter toutes les problématiques découlant du conflit ukrainien, une stratégie plus clairvoyante et une sélection rigoureuse des priorités seront nécessaires. De manière plus cruciale encore, beaucoup d’entre eux perçoivent, souvent à contrecœur, qu’il est désormais temps de partager une vision commune de ce qu’une Europe plus intégrée signifie aujourd’hui.

Les dirigeants reconnaissent tacitement que pour traiter toutes les problématiques découlant du conflit ukrainien, une stratégie plus clairvoyante et une sélection rigoureuse des priorités seront nécessaires.

Pierre Vimont

Une réponse efficace et globale à la guerre en Ukraine

Comme le montrent les situations observées au cours des précédentes crises qui ont frappé l’Europe sur les 15 dernières années — dette grecque, migrations, pandémie —, l’Union a eu tendance à réagir aux crises de manière désorganisée au départ avant d’améliorer progressivement sa réponse. En revanche, dans le cas de l’invasion russe de l’Ukraine, la réponse des institutions européennes a été remarquablement efficace. Dès le début, elle a été rapide et unie, couvrant avec fluidité tous les domaines nécessaires. 

Un tour d’horizon rapide — et non exhaustif — des décisions prises par les institutions européennes témoigne de cette performance sans besoin de s’appesantir :

  • l’introduction immédiate du statut de protection temporaire pour tous les réfugiés ukrainiens pour le délai d’un an, renouvelé depuis lors pour une année supplémentaire. Remarquons que cette décision n’avait jamais été mise en œuvre pendant la crise migratoire de 2015-2016 malgré l’importance des flux migratoires à cette époque ;
  • la pleine mobilisation du réseau d’assistance humanitaire de l’Union à hauteur de plus de 7,5 milliards d’euros ;
  • l’utilisation immédiate de la Facilité européenne pour la paix (FEP) pour fournir à l’Ukraine une assistance militaire à hauteur de 500 millions d’euros. Cette aide a été régulièrement renouvelée et atteint aujourd’hui un montant total de 4,6 milliards d’euros, une huitième tranche étant actuellement débattue au Conseil ;
  • le lancement d’une mission de la politique de sécurité et de défense commune dédiée à la formation militaire ukrainienne sur les systèmes d’armes occidentaux et d’autres opérations ad hoc (par exemple, le déminage) ;
  • l’adoption d’une assistance macro-financière s’élevant à un total de 33 milliards d’euros pour 2022 et 2023 ;
  • la mise en place de sanctions personnelles, financières et économiques contre la Russie au travers d’une série de décisions du Conseil totalisant, depuis 2022, 11 paquets de mesures restrictives, avec des actions supplémentaires prévues contre les entreprises qui contourneraient les sanctions européennes ; 
  • et enfin, tout un ensemble de mesures prises dans le secteur de l’énergie, allant des achats communs à la supervision des prix de l’électricité pour aider les États membres de l’Union dans leurs efforts pour se détourner du gaz naturel russe.

Cela ne signifie pas pour autant que toutes les décisions ont été prises sans heurts. Les États membres n’ont pas cessé de défendre leurs intérêts nationaux. On l’observe au demeurant avec les débats récurrents sur chaque nouvelle proposition de sanctions supplémentaires qui pèsent de plus en plus sur la cohésion du Conseil. Il s’agit peut-être là des premiers symptômes d’une certaine « fatigue ukrainienne », la perception croissante parmi les États membres d’un conflit amené à durer influençant sans doute les discussions du Conseil.

Quoi qu’il en soit, deux caractéristiques ressortent de cet ensemble de décisions de l’Union. 

La première est le fonctionnement quasi irréprochable du système institutionnel, chaque institution s’en tenant à ses compétences et agissant rapidement et efficacement en termes d’initiative et de décision. Que ce soit la Commission, le Conseil ou, au-dessus d’eux, le Conseil européen, la machine administrative de l’Union a fonctionné, avec un sens de la responsabilité largement partagé par tous les participants.

Que ce soit la Commission, le Conseil ou, au-dessus d’eux, le Conseil européen, la machine administrative de l’Union a fonctionné, avec un sens de la responsabilité largement partagé par tous les participants.

Pierre Vimont

L’autre fait marquant a été la large unité affichée par les États membres tant que les questions débattues étaient directement liées au conflit en Ukraine. Lorsque le débat s’est éloigné du champ de bataille pour s’intéresser aux conséquences plus indirectes de la guerre, dans le secteur de l’énergie par exemple, les débats sont devenus plus tendus et parfois même acrimonieux, avec de nettes divisions entre les États membres.

Il est intéressant de noter qu’en ces temps de guerre, l’Union a été souvent plus efficace sur les questions militaires que sur les questions non militaires. Pour une organisation dont les origines sont délibérément éloignées des considérations de défense, et avec quatre de ses membres adoptant une position de neutralité, la capacité de l’Union à fonctionner avec souplesse et pragmatisme dans un conflit militaire ouvert mérite d’être soulignée. Cette résilience tendrait à confirmer une fois de plus l’observation bien connue de Jean Monnet sur l’Europe progressant à travers les crises.

Un sentiment de fragilité

Tout bien considéré, en matière d’assistance à l’Ukraine, l’Union peut se targuer d’un bilan honorable en comparaison de celui des États-Unis. L’été dernier, tous deux approchaient un total d’environ 75 milliards d’euros — sachant que davantage est à venir —, et avec une plus grande quantité d’approvisionnement militaire du côté américain, tandis que l’Union mettait davantage l’accent sur l’aide financière et civile. Pourtant, dans certaines déclarations publiques entendues dans plusieurs États membres et avec de nouveaux chiffres qui contestent cette parité entre les États-Unis et l’Union, subsiste un sentiment d’inachevé, comme si les Européens n’avaient pas mobilisé tout leur potentiel pour soutenir l’Ukraine.

En ces temps de guerre, l’Union a été souvent plus efficace sur les questions militaires que sur les questions non militaires.

Pierre Vimont

Derrière cette querelle se dessine une ligne de division entre les membres d’Europe centrale et orientale et ceux d’Europe occidentale. Celle-ci pose plusieurs questions. Tout d’abord, dès le début de la guerre, la comparaison des efforts nationaux en matière d’assistance militaire a suscité des critiques envers des partenaires jugés trop prudents ou trop peu généreux. Ensuite, les soupçons de désaccords entre membres de l’Union sur l’issue souhaitée de la guerre n’ont jamais été totalement dissipés, d’autant qu’ils ont été parfois exacerbés par des déclarations publiques controversées. Le débat entre les défenseurs de la justice et les partisans de la paix réapparaît régulièrement, quand bien même il se fait sur un ton moins tranché qu’au début de la guerre. Il faut néanmoins souligner que nombre de ces controverses se sont aplanies en grande partie parce que le gouvernement russe ne laisse guère de place aujourd’hui à une éventuelle négociation. Même la récente querelle entre Varsovie et Kiev concernant les exportations de céréales ukrainiennes ne semble pas en mesure d’ébranler la coalition européenne désormais bien affirmée face à la Russie.

Cette impression d’une Europe en sous régime et animée d’arrière pensées pourrait aussi être liée à l’acceptation par les gouvernements européens du leadership américain dès le début du conflit. Si des pressions ont pu être faites pour influencer les décisions américaines, notamment lors des discussions sur le transfert à l’Ukraine de nouvelles générations d’armes, l’alignement européen derrière les États Unis s’est fait en définitive de manière consensuelle. Naturellement, la dimension militaire de la crise ukrainienne explique en grande partie cette réalité : la démonstration de la puissance militaire américaine, du renseignement à l’armement de haute technologie, en plus de son rôle de premier plan sur la plateforme de coordination de Rammstein, n’avait pas d’équivalent en Europe. Fait intéressant, même une nation comme la France, qui est loin d’être un fervent soutien de l’OTAN, n’a pas remis en cause le rôle primordial des États-Unis dans la défense territoriale de l’Europe.

Pourtant, cet unanimisme sur la primauté transatlantique ne clôt pas totalement la question de la perception des fragilités européennes. Après tout, l’Union a démontré depuis le début de la guerre un soutien politique indéfectible à l’Ukraine, soutien qui n’a jamais faibli et qui s’est peut-être même renforcé ces derniers mois. Elle a montré à plusieurs reprises une attitude plus ouverte que son allié américain face aux demandes de Kyiv pour des missiles de moyenne portée ou des avions de combat. Et elle s’est montrée dans sa gestion de la candidature ukrainienne à l’adhésion à l’Union plus constructive que l’OTAN dans son propre processus d’adhésion. Ces bons points dans la gestion de la crise actuelle auraient dû permettre à l’Europe d’adopter une attitude plus affirmée sur la scène nationale et d’être une force motrice plus active dans l’arène internationale. Pourtant, cela n’a pas été le cas, alors qu’un sentiment de malaise plane toujours aujourd’hui sur une grande partie des dossiers en discussion à Bruxelles.

Fait intéressant, même une nation comme la France, qui est loin d’être un fervent soutien de l’OTAN, n’a pas remis en cause le rôle primordial des États-Unis dans la défense territoriale de l’Europe.

Pierre Vimont

La dimension géopolitique de la guerre en Ukraine

La raison fondamentale de cette perception d’une vulnérabilité persistante tient probablement à la profonde transformation géopolitique engendrée par le conflit en Ukraine et son impact sur les projets d’intégration européenne. Nombre de convictions autrefois partagées par les dirigeants de l’Union sur la nécessité d’un dialogue avec la Russie ou les retombées positives des échanges internationaux n’ont pas résisté à l’épreuve de la guerre. La seule perspective de reprendre un jour une coopération politique ou économique avec la Russie paraît illusoire. Même l’idée selon laquelle le libre échange au niveau mondial ne peut être que bénéfique à l’Europe et à ses partenaires mondiaux a cédé la place à une approche plus prudente, voire même défensive. De nouveaux concepts tels que la réduction des risques et la relocalisation des approvisionnements façonnent un nouveau modèle de chaînes de valeur. Les défenseurs des principes libéraux en matière de commerce et de politiques de concurrence, autrefois dominants à l’apogée de l’intégration de l’Union, cèdent le terrain à des partisans d’une approche plus réaliste favorisant les subventions étatiques internes et la réciprocité dans les négociations commerciales.

Dans le domaine de la sécurité, un nouvel ordre se dessine lentement dans le paysage européen, à la lumière des nouvelles frontières de l’OTAN après l’adhésion de la Finlande et celle espérée de la Suède, de la décision du sommet de Vilnius d’ouvrir la porte à l’Ukraine et de la décision danoise d’abandonner sa clause d’exemption en matière de politique de sécurité de l’Union. En ces temps de guerre, le processus d’élargissement prend une importance nouvelle, s’inscrivant dans le cadre de la confrontation géopolitique sur le sol européen. L’adhésion à l’Union se transforme en un outil essentiel de son influence politique dans son voisinage immédiat. Elle devient un test de sa capacité à demeurer un acteur crédible en Europe et, plus largement, sur la scène internationale. Dans le même esprit, la politique de voisinage de l’Union nécessite une nouvelle vision dans ce contexte européen en plein changement. Le partenariat oriental actuel voit son nombre de participants se réduire, d’autant plus que deux d’entre eux — l’Arménie et l’Azerbaïdjan — sont en état d’hostilités ouvertes. Quant au Sud, la région méditerranéenne (et, de plus en plus, la mer Noire adjacente) et le Moyen-Orient passent d’une zone de coopération économique et culturelle à un champ de confrontation où se mêlent influence politique et présence militaire, et où s’affrontent l’Union, la Russie, la Chine et les acteurs régionaux émergents.

Dans le domaine de la sécurité, un nouvel ordre se dessine.

Pierre Vimont

La même conclusion s’impose lorsque l’on examine les autres conséquences géopolitiques de la guerre en Ukraine. Face à un grand nombre de pays tiers du Sud, ouvertement sceptiques, voire opposés à la réponse européenne à l’invasion russe, les dirigeants de l’Union affrontent le risque d’une influence décroissante dans leurs zones de partenariat traditionnelles en Afrique, au Moyen-Orient ou en Amérique latine. Dans cette perspective, les initiatives de paix proposées par des pays comme le Brésil et l’Afrique du Sud doivent être perçues comme les signes précurseurs de réalignements en devenir  parmi les puissances régionales. De même, la perspective récemment annoncée d’un groupe des BRICS élargi renforce le sentiment d’une remise en cause de la domination occidentale sur l’ordre mondial.

On pourra arguer que le conflit en Ukraine n’est pas la première source de ce bouleversement géopolitique. Nombre de ces évolutions étaient déjà en cours. Cependant, la guerre a indubitablement joué un rôle d’accélérateur, et l’Union se trouve désormais engagée dans cette mutation de fond, avec cette particularité supplémentaire d’être perçue, à tort ou à raison, comme un membre de l’« Ouest face au reste ». Sous cet angle, l’Ukraine représente un moment de vérité pour l’Europe : la manière dont l’Union souhaitera se positionner sur la scène mondiale et le type de réponse géopolitique qu’elle apportera face à ces bouleversements influenceront  pour longtemps la perception que nombre de ses partenaires internationaux nourriront à son égard.

Affronter une vision tragique de l’histoire

Les dirigeants européens sont conscients que le changement de paradigme induit par la résurgence de la guerre sur le continent européen ouvre des perspectives totalement nouvelles pour l’Union. Celles-ci affectent directement les fondements mêmes du projet européen et affaiblissent l’image de soft power que l’Europe a longtemps entretenue. Aujourd’hui la guerre ravive le jeu des nations et ranime les souvenirs d’une Europe ancienne, antérieure à la création de l’Union.

La manière dont l’Union souhaitera se positionner sur la scène mondiale et le type de réponse géopolitique qu’elle apportera face à ces bouleversements influenceront  pour longtemps la perception que nombre de ses partenaires internationaux nourriront à son égard.

Pierre Vimont

Pendant longtemps, les Européens ont été persuadés que la guerre pourrait être bannie de leur continent. Cette croyance était alimentée par la réussite de leur propre processus d’intégration, et en particulier par la réconciliation entre l’Allemagne et la France. Le dernier élargissement après la fin de la Guerre froide n’a fait que renforcer cette conviction, car l’Europe élargie a su désamorcer les tensions parmi les pays candidats d’Europe centrale et orientale : les médiations réussies entre la Roumanie et la Hongrie, la Slovénie et la Croatie ou, plus récemment, la Bulgarie et la Macédoine du Nord étaient autant de signes de la contribution positive à la paix du projet européen. Confortés par ces succès, les Européens étaient convaincus que leur continent se dirigeait vers une coexistence pacifique permanente, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Même les conflits qui éclataient dans leur voisinage immédiat, comme les guerres des Balkans ou les soulèvements du Printemps arabe, n’avaient pas ébranlé cet optimisme. Quant aux interventions militaires passées de la Russie en Géorgie, en Crimée et dans le Donbass, aussi inacceptables fussent-elles, elles n’étaient pas perçues comme mettant fin aux efforts constants déployés par l’Union pour promouvoir le dialogue politique et la coopération économique.

Avec la guerre en Ukraine émerge une vision plus tragique de l’histoire européenne. Pour l’Union, qui a attendu le traité de Maastricht pour introduire dans son organisation un premier élément constitutif d’une politique de sécurité commune, le conflit ukrainien agit comme un électrochoc, une prise de conscience sans précédent. Il aiguise la vision des dirigeants de l’Union en leur donnant une perception plus réaliste des enjeux de pouvoir et de la concurrence mondiale. Lorsque, en 2019, l’Union osait mentionner que la Chine était un partenaire, un concurrent mais aussi un rival systémique, ce changement de ton était vu comme un premier pas vers plus de réalisme. Cependant, ce qui semblait alors être un tournant politique ne s’était pas vraiment traduit par un changement significatif sur le terrain. Le réalignement politique d’aujourd’hui semble plus décisif : le discours d’Ursula von der Leyen sur la Chine au printemps dernier, avant sa visite à Pékin, introduit une évaluation beaucoup plus lucide de la relation de l’Union avec la Chine. La même appréciation s’applique certainement à la Russie dans le contexte actuel : si le conflit ukrainien a eu un effet positif sur l’approche de l’Union envers la Russie, c’est en effet dans la vision commune que les États membres — à quelques exceptions près — partagent désormais sur la réalité de la menace russe.

Telle qu’elle se présente, avec ses multiples implications géopolitiques, la guerre entre la Russie et l’Ukraine est au demeurant symptomatique d’une confrontation qui dépasse largement ses deux principaux protagonistes. Avec les États-Unis et la Chine engagées de part et d’autre du conflit, l’issue de la bataille devient une question de suprématie entre les deux grandes  superpuissances. Même si cette compétition existait déjà avant février 2022, elle a été exacerbée par la guerre. Les deux nations perçoivent ce conflit comme une occasion de renforcer leur domination globale en cas de victoire de leur camp, ou comme un risque pour leur influence en cas de défaite. Cette guerre constitue donc un tournant pour l’ordre mondial. Prise au milieu de cette confrontation, l’Europe se trouve dans une situation délicate avec d’importants choix géopolitiques à faire.

Ce qui semblait alors être un tournant politique ne s’était pas vraiment traduit par un changement significatif sur le terrain. Le réalignement politique d’aujourd’hui semble plus décisif.

Pierre Vimont

Sur le plan de la défense, le conflit ukrainien introduit un nouvel agenda pour les industries  militaires européennes, qui doivent renforcer en urgence leur collaboration multinationale et augmenter leur production. Il reconfigure également la coopération entre l’Union et l’OTAN, avec une réaffirmation de la contribution européenne à la sécurité continentale par l’augmentation des dépenses de défense et des responsabilités accrues des États membres de l’Union dans la division du travail transatlantique. Un renforcement du pilier européen au sein de l’OTAN pourrait bien être un des résultats de cette guerre en cours.

Sur le front économique, la dimension géopolitique de la guerre accroît également la prise de conscience parmi les dirigeants européens de l’urgence pour l’Europe de renverser les tendances  actuelles en termes de croissance limitée de son PIB, de compétitivité technologique insuffisante et même de perspectives démographiques préoccupantes. Les jours où la déclaration de Lisbonne de 2000 fixait fièrement pour l’Union l’objectif stratégique de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » sont révolus. Les retombées géo-économiques de la guerre en Ukraine rebattent les cartes de la compétition mondiale. Longtemps championne de la compétitivité européenne dans le monde, l’Allemagne risque maintenant de perdre nombre de ses avantages sur le marché chinois et connaît un ralentissement inquiétant de sa croissance. Là encore, la guerre en Ukraine agit comme un signal d’alarme pour l’Union.

Le poids des défis immédiats

La gravité est de mise parmi les dirigeants de l’Union alors qu’ils observent ces conséquences géopolitiques. Bien que la guerre en Ukraine ne soit pas directement liée à nombre de ces problèmes, l’accumulation de ces questions complexes ne fait qu’accentuer l’inquiétude qui s’insinue dans les cercles de pouvoir de l’Union.

Comme toujours, la première préoccupation concerne les finances. Les discussions à mi-parcours sur la révision du cadre financier pluriannuel (2021-2027) devront intégrer l’effort budgétaire supplémentaire en faveur de l’Ukraine. Les débats mettent déjà à l’épreuve la cohésion de l’Union. Les montants importants proposés par la Commission — 50 milliards d’euros d’aide macro-financière et 20 milliards pour le renouvellement de la Facilité européenne pour la paix — en plus des sommes supplémentaires dédiées, par exemple, à la politique migratoire (15 milliards d’euros) représentent une contrainte réelle pour les contributions individuelles des États membres au budget de l’Union en période de restriction budgétaire. De plus, ils risquent de surcharger le débat en cours entre ministres des Finances sur le retour à une application plus stricte des règles du pacte de stabilité. Et la hausse des taux d’intérêt ne peut qu’ajouter à la difficulté de gérer la transition économique, alors que l’impact inflationniste des dispositions du Pacte vert risque de s’accélérer en vue de l’objectif du zéro carbone à l’horizon de 2050.

La première préoccupation concerne les finances.

Pierre Vimont

Le secteur de l’énergie offre une autre illustration des défis en cours. Les marchés de l’énergie en Europe, pris dans le tourbillon de la transition verte, ont été profondément perturbés par la décision russe d’arrêter ses exportations de gaz naturel. Les discussions sur la manière d’adapter la fixation du prix commun de l’électricité et la part du marché à allouer à l’énergie nucléaire ont provoqué des échanges difficiles entre les États membres, profondément préoccupés par le risque de perdre leur avantage concurrentiel. De plus, la concurrence externe prend de nouvelles formes, avec les vastes montants de subventions publiques offertes aux États-Unis et l’arrivée sur les marchés européens des nouveaux véhicules électriques chinois. Ces deux éléments, pris parmi d’autres, constituent un rappel douloureux pour les industries européennes, confrontées au défi de mettre à niveau leurs normes selon le nouvel impératif écologique sans perdre de terrain sur les marchés européens et mondiaux. L’Union doit donc trouver les moyens de rester compétitive dans cette phase de transition de l’économie mondiale. Mais, dans cette perspective, elle doit mettre en place de nouvelles politiques qui ne nuiront pas à l’intégrité de son marché unique, assiégé par des appels à davantage de flexibilité sur les subventions publiques, tout en promouvant en parallèle une politique commerciale plus offensive pour contrer la concurrence actuelle autour des nouvelles technologies vertes.

Un élargissement sous emprise géopolitique

Un autre exemple des effets de la guerre sur l’agenda européen est la manière dont la question de l’élargissement se déplace vers de nouveaux terrains où, comme cela a déjà été mentionné, la réalité géopolitique prime sur toute autre considération. Cette évolution explique en grande partie la décision prise par les États membres d’accorder le statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie. Cependant, ces mêmes membres de l’Union semblent désormais hésiter face à toutes les implications que cette décision va entraîner. Sans renier leur engagement, ils semblent perplexes quant à la manière d’initier entre eux une discussion approfondie sur cette question.

Nombre des questions qui se posent sont bien connues, ayant déjà été soulevées lors des précédentes adhésions. Toutefois, une approche différente sera nécessaire pour tenir compte des nombreuses contradictions que ces futurs élargissements comportent dès lors qu’ils sont  contraints de prendre en compte les nouveaux impératifs géopolitiques sans affaiblir la cohésion de l’Union.

Les marchés de l’énergie en Europe, pris dans le tourbillon de la transition verte, ont été profondément perturbés par la décision russe d’arrêter ses exportations de gaz naturel.

Pierre Vimont

Le calendrier et la portée de cet élargissement soulèvent de lourdes questions. L’idée d’un calendrier préétabli pour le futur processus d’élargissement a été proposée par le Président du Conseil européen lors de son récent discours à la conférence de Bled, 2030 étant mentionné comme date possible pour les premières admissions. Mais cette suggestion va à l’encontre de l’approche plus traditionnelle des négociations d’adhésion, qui progressent sans date limite fixe et en fonction de l’alignement progressif de chaque pays candidat sur les règles et législations de l’Union.

Quant à la portée du futur processus d’adhésion, un consensus semble émerger pour que les nations des Balkans occidentaux bénéficient du nouvel élan insufflé par les candidatures de  l’Ukraine et de la Moldavie. Cependant, la lenteur des discussions d’adhésion avec les nations des Balkans ne sont pas seulement le fait d’une volonté vacillante des membres de l’Union ; elles sont également dues au faible taux de réalisation des engagements pris du côté des candidats. Il sera donc nécessaire que ces pays avancent avec autant de détermination que possible pour revigorer le processus d’élargissement. Enfin, la question de la Turquie ne peut être complètement écartée après que le président Erdogan lui-même a rappelé, lors du récent sommet de l’OTAN à Vilnius, qu’il attendait de l’Union qu’elle prenne les mesures nécessaires pour relancer les discussions sur la candidature turque.

La méthode utilisée dans les précédents cycles de négociations sera également examinée de près. Le débat traditionnel sur la nécessité d’une révision institutionnelle préalable (« approfondissement ») avant toute nouvelle adhésion (« élargissement ») va connaître une nouvelle vigueur, bien qu’il ait donné peu de résultats dans le passé. Certains dirigeants affirment déjà que la révision des règles institutionnelles actuelles devrait être une condition préalable à toute nouvelle adhésion. En prévision des discussions à venir, des débats informels sont déjà engagés sur l’extension du vote à la majorité qualifiée et la réduction du nombre de commissaires. Illustrant ces réflexions en cours, un groupe de conseillers allemands et français vient de publier un rapport comportant un ensemble de recommandations à engager pour faciliter le prochain processus d’élargissement. Dans la même veine, la commission institutionnelle du Parlement européen vient d’adopter un projet intégral de révision du traité de Lisbonne comme première étape vers une nouvelle Convention.

Un débat plus innovant, lié à la méthode d’élargissement, est aussi en train de voir le jour, comme un signe supplémentaire de la spécificité de ce nouveau cycle. Dans le passé, l’adhésion, avec tous les avantages qui y sont liés, n’était formellement proclamée que lorsque l’ensemble des discussions sur chacun des chapitres de la négociation était conclu, ce qui entraînait des travaux prolongés et souvent un désenchantement croissant parmi les pays candidats. D’où la proposition faite au Conseil européen, acceptée dans son principe lors de sa session de juin de l’année dernière, d’un processus s’étalant sur plusieurs étapes et qui pourrait permettre aux pays candidats de commencer à bénéficier de certaines politiques de l’Union sans pour autant être des membres à part entière. La question est maintenant de savoir comment mettre en œuvre ce nouveau processus et de le compléter par un engagement ferme des candidats, dès le début des négociations, d’adhérer aux règles et législations de l’Union.

Un débat innovant, lié à la méthode d’élargissement, est en train de voir le jour.

Pierre Vimont

Enfin, le fond même des discussions conduira sans aucun doute à d’âpres débats au Conseil. Il est largement admis que les prochains élargissements auront des conséquences majeures sur de nombreuses politiques communes (agriculture, cohésion régionale, concurrence, etc.) et, tout aussi probablement, sur les contributions financières individuelles des États membres actuels. Les profils économiques et sociaux des pays candidats, la faible croissance de leur PIB et leur  situation démographique souvent préoccupante nécessiteront une aide financière substantielle et des dispositions spécifiques pour assurer l’alignement progressif de ces candidats sur le régime commun de l’Union. Les arrangements transitoires habituels et les méthodes expérimentées lors des précédentes adhésions pourraient ne pas suffire à faciliter le processus cette fois-ci. De plus, la spécificité de ce futur cycle d’élargissement, avec une Union s’étendant éventuellement jusqu’à 35 ou 36 membres, pourrait provoquer une révision plus approfondie de ces politiques communes telles qu’elles existent aujourd’hui. De ce point de vue, le différend déjà mentionné entre la Pologne et l’Ukraine sur la question des exportations de céréales ne doit pas être sous-estimé, car il révèle les importants intérêts nationaux en jeu dans un secteur  comme celui de l’agriculture. Derrière les déclarations publiques émises par la plupart des gouvernements européens en faveur de l’élargissement, de vraies inquiétudes demeurent et affleureront dès que les négociations commenceront.

Une urgence critique : retrouver des priorités

L’ampleur des défis à venir exigera rapidement des dirigeants européens qu’ils établissent une hiérarchie des priorités face au travail à accomplir. Dans cette perspective, leurs discussions en cours pour arrêter le prochain agenda stratégique du Conseil européen pour la période 2024-2029 représenteront une étape importante dans cette direction. À cet égard, les leaders doivent tirer les leçons des succès passés de la construction européenne en sachant définir une vision à long terme et en parvenant à la décliner en actions concrètes à court terme. C’est bien ainsi que le marché unique ou l’union monétaire ont pu voir le jour.

Trois domaines peuvent probablement être identifiés dans cette optique.

Le premier doit porter sur les actions immédiatement nécessaires pour soutenir et amplifier le soutien de l’Union à l’Ukraine. Les livraisons de matériel militaire et l’assistance financière arrivent naturellement en tête des urgences ; cela nécessitera de la part des membres de l’UE qu’ils surmontent leurs réserves actuelles et s’accordent le plus rapidement possible sur la révision du cadre financier pluriannuel. La crédibilité des engagements politiques de l’Union envers l’Ukraine est en jeu et celle-ci ne doit pas être compromise.

La crédibilité des engagements politiques de l’Union envers l’Ukraine est en jeu et celle-ci ne doit pas être compromise.

Pierre Vimont

L’élargissement devrait s’inscrire naturellement dans cette liste de priorités. Non pas comme un dispositif d’ensemble agréé dans ses moindres détails car le processus d’élargissement nécessitera des années de négociations et rencontrera certainement des obstacles majeurs sur la route de l’adhésion. Mais les dirigeants de l’Union pourraient dans un premier temps s’accorder sur quelques questions importantes qui marqueraient symboliquement l’engagement politique des Etats membres dans la voie de l’élargissement : l’ouverture formelle d’un cycle de négociations avec l’Ukraine et la Moldavie ; la décision de fixer (ou non) une date limite pour les premières adhésions ; le message politique adressé aux candidats des Balkans occidentaux pour relancer les discussions actuelles ; et la mise en œuvre pratique de la méthode d’adhésion par étapes.

La troisième priorité devrait être celle de la sécurité économique. Plus précisément, les dirigeants européens, en étroite collaboration avec la Commission, doivent accélérer le pas pour  permettre à l’Union de retrouver son avantage compétitif dans la transition vers l’économie verte et face au nouvel ordre économique mondial. Beaucoup a déjà été fait, mais le cadre réglementaire introduit par des législations telles que le « Net-Zero Industry Act » impose une mise en œuvre rapide face à une compétition qui s’intensifie entre les grandes puissances économiques.

Fixer un cap clair à l’Europe face à un scepticisme croissant

Au cours des dernières années, face aux enjeux géopolitiques, les États membres de l’Union ont été tentés de se  répartir selon des lignes inspirées par des considérations très largement idéologiques. Ils se sont positionnés pour l’essentiel soit comme des soutiens du partenariat transatlantique, soit comme les promoteurs d’une authentique autonomie de l’Europe, ou encore comme les défenseurs d’une forme de neutralité européenne. Ces distinctions ont aujourd’hui largement perdu de leur pertinence, car le paysage géopolitique actuel est fait d’incertitudes croissantes qui dessinent un paysage en perpétuel mouvement, porteur d’alliances mouvantes et le plus souvent opportunistes. Ainsi les défenseurs d’un partenariat étroit avec les États-Unis pourraient se retrouver dans une position inconfortable si les élections présidentielles de 2024 ouvraient la voie à un président isolationniste à la Maison-Blanche. Pour leur part, les partisans d’une Europe souveraine sont conscients qu’une troisième voie européenne risque d’être taxée de naïveté face à une Chine de plus en plus agressive. Et ceux qui prônent une attitude de retrait comprennent que leur pragmatisme ne résistera pas à l’épreuve d’un ordre mondial de plus en plus antagoniste où l’Europe devra prendre position.

Ceux qui prônent une attitude de retrait comprennent que leur pragmatisme ne résistera pas à l’épreuve d’un ordre mondial de plus en plus antagoniste où l’Europe devra prendre position.

Pierre Vimont

En bref, l’Europe doit trouver des réponses innovantes aux implications politiques, économiques et sociales du conflit ukrainien. En ces temps de guerre, on attend des dirigeants européens qu’ils revisitent leur projet d’intégration avec un sens renouvelé de la solidarité, elle-même mise en œuvre dans le cadre d’une perspective claire sur l’avenir de l’Europe. Cette direction politique renouvelée à l’aune des défis géopolitiques en cours doit être compréhensible pour l’ensemble des citoyens européens. De fait, la discussion sur l’élargissement aujourd’hui au sein de l’Union est loin d’être comprise de l’opinion publique. Et le déclin économique de l’Europe, ressenti au sein des classes moyennes de toute l’Union, inquiète de plus en plus faute de perspectives rassurantes et capables de renverser les tendances actuelles. C’est avec ces préoccupations à l’esprit que, lors de ses prochaines sessions, le Conseil européen doit être en mesure d’apporter des réponses précises et rassurantes.

Tel qu’elle se présente, la séquence politique qui s’étend sur les neuf prochains mois jusqu’aux élections du Parlement européen représente un tournant critique pour la politique de l’Union. La progression des mouvements eurosceptiques, tant à droite qu’à gauche du spectre politique, prospère sur un terrain fertile combinant la peur de la guerre et l’inquiétude face à un avenir incertain. De nombreuses élections législatives nationales (en Slovaquie, Pologne et au Pays-Bas) sont marquées par la victoire, possible ou déjà constatée, de groupes politiques opposés à l’intégration européenne. En l’absence de réponse claire sur la manière dont l’Europe entend relever les nombreux défis à venir, le risque d’une population de plus en plus désillusionnée pourrait bien s’accroître, avec la possibilité d’un message anti-européen fort lors des élections de 2024. Ce sera un moment de vérité pour les dirigeants européens, alors que les électeurs de toute l’Union rendront leur verdict sur la gestion du conflit ukrainien et de ses conséquences.

La séquence politique qui s’étend sur les neuf prochains mois jusqu’aux élections du Parlement européen représente un tournant critique pour la politique de l’Union. 

Pierre Vimont

On le voit, la guerre en Ukraine transforme radicalement le visage de l’Europe. Ses effets  s’appliquent à toutes les dimensions de l’intégration européenne, de l’inspiration pacifique du projet lui-même à la configuration de son marché intérieur et jusqu’à sa position sur la scène internationale. Face à la perspective d’un conflit qui ne se terminera probablement pas de sitôt et pourrait encore produire des conséquences imprévues, les dirigeants européens doivent  repenser le projet européen en termes fondamentalement politiques. Face à un contexte géopolitique en pleine mutation, il leur faut redonner du sens à une Union européenne qui affronte des défis sans précédent et qui risque de perdre en route la confiance de populations  désorientées par l’ampleur des changements à venir. Il s’agit donc bien de revenir aux fondements de la construction européenne et de définir un nouveau cap politique pour affronter les tempêtes à venir. C’est dans une telle démarche qu’il faut s’engager si l’on veut rassurer des peuples européens confrontés à une période d’incertitude et d’inquiétude rarement vue auparavant.

Crédits
Cet article de Pierre Vimont a été publié à l’origine en version anglaise par EuroComment, dans sa nouvelle série mensuelle qui discute différents aspects de l’agenda des dirigeants européen. Plus d’informations à ce lien : www.eurocomment.eu.