Le 1er mai dernier, l‘Union européenne fêtait les vingt ans du grand élargissement de 2004, qui avait vu dix nouveaux États d‘Europe centrale et orientale rejoindre l‘ancienne Europe des 15. Dix, c‘est aussi, aujourd’hui, le nombre des États actuellement candidats à une adhésion à l‘Union.
La guerre menée par la Russie en Ukraine a récemment remis la question de l‘élargissement au premier plan de l‘agenda politique européen. Avec la reconnaissance en 2022 du statut de candidats de l‘Ukraine, mais aussi de la Moldavie et de la Géorgie, l‘intégration rapide de nouveaux États membres est devenu un enjeu géopolitique majeur. Mais si l‘urgence politique et militaire a redonné un élan au dossier, les équilibres internes à l‘Union semblent aujourd‘hui peu favorables à une issue rapide. Entre crainte de l‘instabilité dans une Union à 30 ou 35 membres disposant chacun d‘un droit de veto, inquiétudes financières et doutes sur l‘État de droit dans certains pays candidats, la prochaine vague d’élargissement, quelle que soit son urgence géopolitique, apparaît encore bien lointaine.
Pour comprendre comment dépasser ces difficultés pour réussir le prochain élargissement de l‘Union, nous accueillons aujourd‘hui deux des membres du groupe de travail franco-allemand, dit « groupe des Douze »1, qui a rendu en 2023 un rapport important sur ce sujet. Il s‘agit de Daniela Schwarzer, co-rapporteure de ce rapport et membre du directoire de la fondation Bertelsmann, et de Shahin Vallée, senior research fellow à la DGAP. Bienvenue dans le dixième épisode de notre podcast électoral « Décoder 2024 ».
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Les grandes ruptures qui scandent l’histoire de l’Union coïncident généralement avec des nouveaux traités ou des élargissements. En juillet 2024, l’Union entamera sa troisième législature consécutive sans nouvelle adhésion ni nouveau traité. La construction européenne est-elle bloquée ?
Daniela Schwarzer
Nous sommes actuellement dans une phase où l’élargissement a été ralenti. Il y a des pays qui négocient depuis 20 ans. Cela donne effectivement l’impression que le développement de l’Union européenne stagne, ce d’autant plus que depuis le traité de Lisbonne, les institutions et le droit primaire de l’Union n’ont pas changé.
Mais nous avons aussi vu depuis quelques mois une vraie accélération du débat, notamment du fait de l’arrivée de nouveaux candidats à l’adhésion - l’Ukraine, la République de Moldavie et la Géorgie. La guerre de Poutine a démontré que le voisinage de l’Union est en grand danger, ce qui la force à rediscuter de ces sujets. Dans le même temps, les négociations avec les pays des Balkans reprennent.
Shahin Vallée
La réaction à la crise financière mondiale en 2008, qui a coïncidé avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, a en quelque sorte gelé la situation. Alors que des possibilités d’avancées institutionnelles assez fortes existaient, le choix de contourner la question des changements de traités en utilisant autant que possible des instruments intergouvernementaux a eu des répercussions durables. Le Pacte budgétaire européen et l’Union bancaire ont été mis en place en partie en dehors des cadres traditionnels. Au même moment, un certain nombre de processus d’élargissement en cours depuis longtemps — notamment dans les Balkans — se sont enlisés, tandis que le processus d’élargissement à la Turquie s’est interrompu de fait.
Quels sont aujourd’hui les principaux obstacles à l’élargissement, notamment pour les États qui sont depuis longtemps dans l’antichambre de l’Union ?
Daniela Schwarzer
Il y a deux types d’obstacles : les obstacles internes aux États candidats et ceux propres au fonctionnement de l’Union. Il est donc très important que chacun comprenne qu’il y a des efforts à faire des deux côtés.
D’un côté, dans un certain nombre de cas, on peut regretter que la préparation des pays candidats à l’adhésion soit trop lente, trop hésitante. Si vous regardez la situation en Serbie, on peut même dire que des progrès qui auparavant étaient très appréciés, notamment sur l’État de droit et les standards démocratiques, ont fait l’objet d’un recul.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
De l’autre, l’Union ne doit pas négliger sa propre préparation à l’élargissement, à la fois sur le plan institutionnel et en ce qui concerne les réformes budgétaires. Il est important qu’elle montre aux pays candidats de longue date qu’elle est prête à les accueillir. Cela permettra, en retour, de motiver des processus de réforme dans les États concernés qui peuvent être compliqués d’un point de vue politique. À ce stade, il est très important de mettre en avant les pays qui se sont assez bien préparés, par exemple le Monténégro et la Macédoine du Nord, et de leur donner des perspectives d’adhésion concrètes.
Shahin Vallée
Le principal obstacle tient à l’appétit très faible pour l’élargissement qui prédominait avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. Indépendamment de tous les progrès sur un certain nombre de points techniques dans les processus d’adhésion — par exemple en matière de démocratisation, de libéralisation de l’économie ou d’État de droit — la véritable question politique aujourd’hui est de savoir dans quelle mesure l’Union européenne souhaite s’élargir - notamment vers l’Ukraine - et comment cette stratégie d’élargissement s’inscrit dans la réponse européenne à la guerre entre la Russie et l’Ukraine.
Aujourd’hui, l’approche d’ensemble consiste à considérer qu’il faut donner des garanties fortes à l’Ukraine pour l’ancrer dans la sphère européenne à travers ce processus d’élargissement. Mais cette approche reste dépendante à moyen terme de l’évolution des conditions sur le terrain en Ukraine et, en particulier, de la façon dont le conflit va se dénouer. Tout cela génère beaucoup d’incertitudes.
Même si on utilise souvent l’expression d’une « adhésion au mérite », je pense que le processus d’élargissement dépasse la question du mérite et s’inscrit aussi dans une stratégie politique. S’il n’y a pas d’élargissement à l’Ukraine ou si cet élargissement est très lent, cela affectera d’autant l’élargissement aux pays qui étaient candidats avant l’Ukraine et qui demeurent candidats aujourd’hui. Je pense qu’en réalité, et c’était le cas d’ailleurs de la première vague d’élargissement qui s’est conclue en 2004, toutes les vagues d’élargissement sont fondamentalement de nature géopolitique. C’est aussi ce qui explique la lenteur du processus dans les Balkans occidentaux : l’urgence géopolitique d’intégrer les pays des Balkans n’apparaît pas évidente dans beaucoup des États-membres actuels.
Il faut se rappeler que, jusqu’en 2019, la France était un facteur bloquant majeur de la question de l’élargissement aux Balkans. Mais la perception du risque géopolitique a manifestement changé depuis 2022, principalement vis-à-vis de l’Ukraine. Cette évolution a remis en valeur le processus d’adhésion des États des Balkans occidentaux. Ce que je crains, c’est que si l’urgence de l’adhésion de l’Ukraine diminue pour une raison ou pour une autre, cette diminution de l’urgence géopolitique ressentie affecte également le processus d’adhésion des États candidats de plus longue date.
Que dire du cas de la Serbie et de la Turquie, dont les négociations apparaissent à ce stade bloquées, et pour lesquels des reculs sur l’État de droit ont été observés depuis une décennie ? L’Union doit-elle durcir le ton ?
Daniela Schwarzer
Il y a une très grande différence entre ces deux pays. Les négociations de la Turquie sont totalement arrêtées depuis plusieurs années ; en pratique, elles n’ont plus lieu, et l’orientation européenne du pays a été remise en cause. S’agissant de la Turquie, il est permis de s’interroger : se considère-t-elle toujours elle-même comme candidate à l’adhésion ?
Le cas serbe est différent. Les négociations sont en cours et l’Union doit envoyer un signal clair. Il faut qu’elle souligne que les critères d’adhésion ne sont pas négociables. Il y a un intérêt stratégique de l’Union à faire entrer tous les pays des Balkans de l’Ouest, y compris la Serbie. Mais pour ce faire, la Serbie doit remplir des conditions qui sont très claires et très transparentes. Par ailleurs, il existe dans le pays une opposition démocratique dynamique qui manifeste contre le gouvernement en place. Dans ces conditions, il serait contre-productif d’arrêter le processus en cours. Au contraire.
Shahin Vallée
L’Union se trouve dans une position délicate sur ce sujet. D’un côté, elle s’efforce de renforcer le rôle des critères de respect de l’État de droit dans le processus d’adhésion. De l’autre, elle a de grandes difficultés à faire appliquer ces mêmes règles de respect de l’État de droit aux États membres actuels, comme le montrent les dossiers hongrois et polonais. L’accord obtenu entre les institutions européennes et la Hongrie récemment est assez paradoxal et témoigne de cette difficulté.
Nous avons là un vrai dilemme européen : le cadre dont l’Union européenne est dotée pour faire respecter les règles de l’État de droit est relativement fragile. Dans les faits, deux États membres peuvent s’unir pour bloquer toute sanction, et les règles d’unanimité permettent à un État membre récalcitrant d’utiliser son droit de veto comme un moyen de lever des sanctions. Le sujet n’est pas résolu et cela affecte la stratégie de négociation de l’Union vis-à-vis des États candidats.
Comment l’Union doit-elle réagir face à des événements tels que les élections locales serbes du mois de décembre dernier, marquées par des soupçons de fraudes massives ?
Daniela Schwarzer
La réaction des pays de l’Union — mais aussi des États-Unis — face à ces élections ont été un signe fort, qui a permis à la communauté internationale, et notamment à l’Union, de démontrer d’une manière claire où sont les limites de l’acceptable. Vis-à-vis de la Serbie, qui est par ailleurs membre de la Conseil de l’Europe, il existe une multitude de forums internationaux permettant de maintenir le dialogue et d’engager des négociations, indépendamment du processus de négociation. C’est là une tâche de communication extraordinairement importante.
L’Union et ses membres doivent dire très clairement qu’ils considère que tant que la Serbie se pense elle-même comme candidate à l’adhésion à l’Union européenne, que tant que son président Aleksandar Vučić le dit chez lui, cette situation fonde pour la Serbie une obligation de remplir un certain nombre de conditions : faire progresser la démocratie, garantir certaines libertés. Il est important de faire passer ce message dans un contexte où Vučić dit de lui-même qu’il est pro-européen. Enfin, le dialogue doit être maintenu avec la société civile, avec les médias libres, et, bien sûr, avec les hommes et femmes politiques de l’opposition.
Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, des initiatives ont été lancées pour favoriser une coopération plus large en Europe. C’est notamment le cas de la Communauté politique européenne, créée en 2022 à l’initiative d’Emmanuel Macron. Quelle peut être la fonction de la CPE dans le futur processus d’évolution institutionnelle de l’Union ?
La CPE est d’abord une reconnaissance de ce que l’Europe possède un intérêt fort à créer un forum géopolitique à l’échelle continentale. La guerre en Ukraine a remis en question le cadre de sécurité sur notre continent. Avec la Fédération de Russie, nous avons un agresseur qui est aussi notre voisin. Cette situation ne peut être gérée qu’en utilisant au maximum les contacts politiques entre les pays concernés pour définir une approche commune. Évidemment, l’Union et l’OTAN fournissent des cadres plus intégrés pour certaines de ces. Mais pour les pays candidats, la relation avec l’Union ne peut être qu’asymétrique, alors que dans le cadre de la CPE, ces pays sont sur un pied d’égalité avec les pays déjà membres. Cela permet à la discussion géopolitique de s’établir de manière plus horizontale entre tous les États concernés. C’est le cas, par exemple, sur les questions de sécurité énergétique, pour lesquelles une analyse des dépendances et une intégration rapides des États concernés dans certaines politiques ciblées de l’Union sont nécessaires.
Par ailleurs, la CPE permet d’instaurer un dialogue constant entre les chefs d’État et de gouvernement à l’échelle du continent sur les principales questions géopolitiques. Il offre la possibilité de créer des mini-forums — bilatéraux ou multilatéraux — pour dépasser des difficultés spécifiques, et notamment des conflits non résolus entre voisins. Sur ces aspects de médiation, de développement de la confiance et d’établissement d’un cadre multilatéral large, le cadre de la communauté politique européenne est très important.
Enfin, la CPE permet au Royaume-Uni de jouer un rôle à l’échelle européenne. Le Royaume-Uni accueillera d’ailleurs la prochaine réunion de la communauté politique européenne le 18 juillet 2024. Et c’est très important car, malgré le Brexit, le Royaume-Uni demeure un acteur de sécurité clef sur le continent européen, très engagé pour le soutien à l’Ukraine et dont l’action concrète peut être décisive pour soutenir certains États membres de l’Union ou candidats à l’adhésion sur le plan sécuritaire.
Comprenez-vous les inquiétudes dans certains États-candidats, notamment l’Ukraine, vis-à-vis d’une structure qui peut être perçue comme une alternative à une adhésion pleine et entière ?
Shahin Vallée
Je comprends tout à fait ces inquiétudes, mais je ne les partage pas. Je pense que ces cadres de coopération doivent servir des tremplins ou des compléments au processus d’adhésion, et non de substitut à celui-ci. Il y a bien eu une inquiétude de la part de certains pays de se voir cantonnés à cette instance où ils auraient certes un mot à dire, mais qui les éloignerait d’une adhésion pleine et entière à l’Union — et c’est en partie parce que l’idée de créer la Communauté politique européenne venait de la France. Je ne partage pas ces doutes car il me semble que la socialisation au processus de décision européen et la participation à celui-ci à travers d’autres cadres de coopération peut être un premier pas utile vers l’adhésion.
La situation géopolitique actuelle est-elle un accélérateur ou un frein pour le processus d’adhésion ?
Daniela Schwarzer
D’abord, il faut reconnaître que c’est la situation géopolitique qui a poussé l’Union européenne et les pays candidats à une vraie accélération des négociations. Nous avons aujourd’hui, à mon avis, une clarté politique sur notre intérêt mutuel à réussir cet élargissement. Des États qui auparavant n’étaient pas très engagés sur l’élargissement — notamment la France — s’investissent bien davantage dans cette discussion.
Le cas de l’Ukraine est particulièrement clair : c’est un pays à qui on propose l’adhésion à l’Union européenne parce que cette adhésion aurait une force de stabilisation extraordinaire. Cette adhésion apparaît presque comme une garantie de sécurité, mais en même temps, on sait qu’il est très difficile d’admettre au sein de l’Union européenne un État qui fait l’objet de conflits non résolus. Nous devons donc avoir une discussion très franche sur la manière dont l’Union européenne peut faire le maximum, pendant toute la période de négociations, pour stabiliser les pays candidats.
La division binaire entre membres et non-membres, qui dans le passé a joué un rôle très important dans le débat autour de l’élargissement, me semble aujourd’hui presque dépassée. Il faut considérer l’adhésion à l’Union comme un mouvement qui procède par étapes — dont la signature des traités et l’entrée dans le marché intérieur n’est que la dernière étape. Avant cela, les États s’engagent dans un processus de transition. Ce processus est devenu beaucoup plus compliqué géopolitiquement, du fait notamment de l’agression russe et des interventions chinoises dans beaucoup d’États candidats.
De nombreuses politiques publiques peuvent être mises en œuvre en amont de l’adhésion pour aider les États à se développer, à gagner en autonomie vis-à-vis des États qui chercheraient à les empêcher de rentrer dans l’Union. Celle-ci peut développer des politiques en matière d’infrastructures, de sécurité énergétique ou de sécurité intérieure, notamment pour aider les États membres à se défendre contre des attaques hybrides. Toutes ces mesures sont bienvenues avant la pleine adhésion pour rendre la situation plus stable et aider les États à accomplir la tâche très difficile qui consiste à effectuer toutes les réformes nécessaires pour mettre en œuvre l’acquis communautaire.
Faudrait-il envisager, notamment vis-à-vis de l’Ukraine, une forme de processus d’adhésion accéléré ?
Shahin Vallée
Oui, je pense qu’un processus accéléré est pensable. Mais pour qu’il soit réalisable, il y a deux conditions préalables importantes. D’une part, il faut une capacité politique à accélérer les réformes, ce qui n’est pas évident en général — et a fortiori dans un État en situation de guerre où les capacités de l’appareil d’État sont déjà pleinement mobilisées. D’autre part, il faudrait sans doute pour ce faire que l’Union change un peu de méthode, en fournissant un accompagnement beaucoup plus fort qui incluerait éventuellement des transferts financiers accrus.
Certains ont pu évoquer un accès anticipé au marché unique sans adhésion pleine. À titre personnel, je crains qu’il ne s’agisse d’une boîte de Pandore qui, au lieu d’accélérer les efforts de réforme, les ralentisse. En revanche, on peut tout à fait envisager d’introduire davantage d’incitations à certaines réformes dans le processus d’adhésion. Mais même dans ce cas, l’évolution du processus reste dépendante de la situation politique locale.
En étant assez peu claire sur le calendrier, l’Union a pu laisser penser aux Ukrainiens que le processus d’adhésion pouvait être très accéléré. Malheureusement, je pense que ce n’est ni réaliste, ni souhaitable. On peut sans doute accélérer les choses par rapport au processus d’adhésion turc ou à celui des Balkans occidentaux. Mais il ne faut pas se voiler la face : le processus d’adhésion sera nécessairement long et complexe.
Dans son rapport, le « groupe des Douze » a proposé 2030 comme horizon pour le prochain élargissement. Mais il a aussi indiqué qu’une réforme des traités était un préalable nécessaire. Ce calendrier est-il réaliste ? Doit-on mener les deux projets — révision des traités et élargissement — l’un après l’autre ou plutôt de front, pour éviter de repousser les prochaines adhésions à une date indéfinie ?
Daniela Schwarzer
Nous avons proposé l’année 2030 non pas pour l’adhésion, mais pour la préparation de l’Union au futur élargissement. Nous voyons 2030 comme une date limite pour que l’Union européenne effectue les réformes nécessaires pour permettre l’élargissement.
S’agissant du processus de réforme, un certain nombre de mesures permettant d’améliorer le fonctionnement de l’Union pourraient être mises en place sans réforme des traités. Certaines améliorations du fonctionnement de l’Union peuvent se faire sans révision des traités. Par ailleurs, on peut imaginer une procédure qui est peut-être plus simple, plus restreinte, et qui consisterait à tirer partie des traités d’adhésion eux-mêmes pour apporter à la marge des réformes institutionnelles à l’Union européenne. Cela ne supprime pas la nécessité du processus de ratification — voire, dans certains États, de référendum — mais la procédure pourrait être plus rapide et limitée, en se concentrant sur les points qui sont très directement liés à l’adhésion de nouveaux États membres.
Des changements de traités sont-ils indispensables avant toute nouvelle adhésion ?
Shahin Vallée
Dans le rapport du groupe des Douze, nous prenions assez clairement position, dans la continuité des propos du président de la République française et du chancelier allemand, pour l’idée que des changements institutionnels profonds étaient nécessaires. L’un des principaux points que nous avons soulevés est que l’Union ne peut pas se permettre de multiplier le nombre de droits de veto dans les domaines qui sont potentiellement les plus importants pour une Union qui se dit géopolitique. Par conséquent, il est absolument nécessaire de revoir les règles de décision avant un véritable élargissement.
Cette question est assez sensible, puisque tous les États ne sont pas d’accord sur ce sujet. De manière assez paradoxale, les pays comme la France ou l’Allemagne qui défendent le plus clairement, dans leurs discours, ce genre de réformes, ne sont pas particulièrement enclins à abandonner leurs propres droits de veto — je pense aux questions de politique étrangère en France et aux questions budgétaires en Allemagne. Si la plupart des acteurs acceptent l’idée que le grand danger d’une nouvelle vague d’élargissement est de multiplier les vetos, et donc les opportunités de blocage dans le fonctionnement institutionnel de l’Union, peu d’États membres sont aujourd’hui prêts à sacrifier leurs propres prérogatives.
Faut-il prévoir, en guise de plan B, une adhésion à traités constants ?
Oui, c’est une option B — ou plutôt une option C.
L’option B que nous évoquions dans notre rapport, et qui me semble meilleure que celle d’accepter l’absence totale de réforme institutionnelles, consiste comme l’évoquait Daniela Schwarzer à utiliser les traités d’adhésion pour introduire des changements ciblés. Une telle approche permettrait à la fois d’effectuer l’élargissement et la modification des traités simultanément. L’autre avantage tactique que cette option pourrait recouvrir, c’est d’éviter dans certains États-membres une ratification par voie référendaire. Il existe un débat juridique sur ces questions, certains experts arguant qu’on ne peut faire dans ce cadre que des modifications très limitées tandis que d’autres prennent une position inverse.
Procéder à une nouvelle vague d’adhésions à traités constants pourrait faire courir à l’Union un grand risque de paralysie. Si, pour des raisons politiques, on considère que les modifications institutionnelles, soit par l’option A d’une révision ordinaire des traités, soit par l’option B d’une révision un peu plus limitée dans le cadre des traités d’adhésion, est impossible, je crains qu’on ne finisse par renoncer au processus d’élargissement ou à le retarder encore davantage.
Une forme d’instabilité pourrait-elle s’assumer dans un premier temps pour pousser plus tard à une réforme des traités ?
Peut-être. Mais alors les négociations, dans une Union élargie à traités constants, deviendraient d’autant plus difficiles puisque chaque modification de traité serait soumise au veto de l’ensemble des membres.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Hormis la Turquie, tous les États actuellement candidats ont la particularité d’avoir un PIB par habitant plus faible que celui de l’ensemble des membres actuels. Quels seraient les effets d’un nouvel élargissement sur l’équilibre économique et financier de l’Union ? Quelles réformes seraient nécessaires pour y faire face ?
Daniela Schwarzer
Le prochain élargissement de l’Union européenne va changer la donne pour certains États membres qui vont devenir contributeurs nets, alors qu’ils sont aujourd’hui récipiendaires nets. Cela n’est pas nécessairement le cas si on fait entrer un ou deux petits États, mais avec une adhésion des Balkans occidentaux et de l’Ukraine, cet équilibre serait profondément modifié.
À mon avis, il y a deux questions très importantes pour l’Union européenne en ce qui concerne le prochain cadre financier. La première question consiste à définir quelles sont les politiques européennes qui apportent le maximum de valeur à l’ensemble des États membres. Dans la situation géopolitique et géoéconomique que nous connaissons aujourd’hui, quelles doivent être les priorités pour l’Union européenne dans les 10 ou 20 années à venir ? C’est d’abord à cette question qu’il faut répondre, en tenant compte de tous les sujets — de la santé à la défense en passant par les questions économiques et la politique industrielle. Une fois les priorités définies, il s’agira d’établir un cadre de financement de ces priorités. L’Union européenne a testé, depuis la crise du Covid-19 un nouvel outil, c’est-à-dire un budget « hors budget », le plan de relance Next Generation EU, qui voit l’Union européenne se financer elle-même sur les marchés financiers. L’Union pourrait sans doute apprendre de cet exemple s’agissant de la manière dont elle peut, en plus des contributions des États membres, développer des ressources propres et lever des fonds sur les marchés financiers. Le développement d’une telle capacité est essentiel pour assurer la légitimité de l’Union.
Shahin Vallée
L’élargissement aurait au plan financier trois conséquences importantes.
La première c’est, comme on l’a dit, que beaucoup des pays qui sont aujourd’hui des récipiendaires nets deviendraient des contributeurs.
La deuxième, c’est qu’il faudrait accepter, de manière un peu paradoxale, que le budget de l’Union soit davantage un budget de transfert. Je dis que c’est paradoxal, parce que pour toute décriée qu’elle soit dans une partie de l’Europe du Nord, l’idée d’une Transferunion est déjà partiellement réalisée dans le contexte des budgets actuels de l’Union. La politique de cohésion et les politiques structurelles de l’Union sont explicitement des politiques de transfert — ce dont personne ne s’est jamais caché.
Troisièmement, je pense que cet élargissement s’inscrira dans un cadre où il existera un besoin de reconstruction colossal, ce qui amènera le budget européen à augmenter non seulement en termes nominaux, mais aussi en proportion du PIB de cette Union élargie. Une Union à plus de 30 membres ne pourrait pas fonctionner sainement avec un budget de l’ordre d’un point de PIB. Cela pose des questions politiques majeures.
Quelles sont les principales lignes de fracture aujourd’hui dans le système de partis européen sur la question de l’élargissement ?
Daniela Schwarzer
Des partis d’extrême droite et d’extrême gauche qui ne défendent pas forcément des positions pro-européennes vont gagner des sièges au Parlement européen. Ce sera sans doute à la fois la principale fracture et le principal risque sur cette question : celle qui sépare les partis qui souhaitent faire évoluer l’Union elle-même, ses politiques et son budget, et ceux qui cherchent à l’affaiblir de l’intérieur.
Shahin Vallée
Il y a beaucoup de lignes de fracture.
D’abord, une partie de la paralysie que nous observons est due à un manque de consensus franco-allemand. Ce manque de consensus est un peu étonnant dans la mesure où le rapport franco-allemand avait donné le sentiment d’une convergence assez forte sur les sujets institutionnels et l’élargissement, en cohérence avec le discours d’Emmanuel Macron au Parlement européen et de celui d’Olaf Scholz à Prague. Mais quand on regarde où on en est presque deux ans plus tard, on ne peut que constater le peu de progrès qui ont été faits dans cette direction.
La deuxième ligne de fracture oppose les États-membres les plus favorables à l’élargissement à ceux qui le sont moins. Ces résistances se sont un peu atténuées aujourd’hui à la faveur de la guerre en Ukraine, mais si le conflit se stabilise ou se gèle, il n’est pas exclu que les réticences de certains — dont la France — se fassent plus vives.
Enfin, il existe bien sûr une fracture opposant l’extrême droite aux forces pro-européennes. Certes, l’extrême droite d’aujourd’hui n’est plus la même que celle que nous avions il y a dix ans, et qui était de manière très évidente anti-euro et anti-Union. Une Europe dans laquelle l’extrême droite prendrait plus de place ne serait probablement pas capable d’avancer davantage en matière de défense ou d’intégration budgétaire. À ce stade, il reste cependant difficile de dire quelle voie suivront les gouvernements auxquels ces partis participent.
La convergence qu’on a pu observer dans les milieux intellectuels français et allemands n’est pas nécessairement la garantie d’une convergence politique…
L’élargissement et l’approfondissement nécessitent sans doute des sacrifices nationaux, y compris pour la France et pour l’Allemagne. Malheureusement, l’idée fausse selon laquelle de tels sacrifices ne seraient pas vraiment nécessaires est assez répandue. C’est l’un des principaux problèmes franco-allemands. Dans le deuxième discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne, on trouve une très longue liste de tout ce que l’Europe doit faire, mais assez peu de choses sur ce que la France pourrait faire pour l’Union. On peut penser à la formule de Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. » Il faudrait se poser la même question à propos de l’Union.
La perspective d’une adhésion à l’Union européenne est un sujet d’enthousiasme dans une partie importante des États candidats. Les forces politiques pro-européennes manquent-elles là une occasion de mettre le sujet de l’élargissement en avant, en n’assumant pas plus clairement la volonté de diffuser le projet européen ?
Daniela Schwarzer
Il est vrai qu’il faudrait parler beaucoup plus d’élargissement. L’Allemagne, par exemple, a beaucoup profité de l’élargissement à l’Est il y a une vingtaine d’années. Aujourd’hui, il faut regarder à la fois l’intérêt qu’a l’Union européenne à accueillir de nouveaux membres et expliquer pourquoi cela représente une vision positive pour l’avenir.
Ce second point est plus délicat à mettre en avant alors que certains États négocient depuis vingt ans. La fatigue qui a saisi les débats publics de ces pays est parfaitement compréhensible. Il n’en est que plus important de faire passer un message politique fort et clair, qui insiste sur l’existence d’un intérêt mutuel à l’élargissement. Je suis convaincue qu’un tel message, s’il peut s’imposer, permettrait d’accroître significativement la crédibilité de l’Union européenne. Vu depuis les États candidats, on a quand même une très belle histoire à raconter.
Cela n’exclut pas, bien sûr, d’être critique de certaines des caractéristiques de l’Union actuelle. Mais parler de l’élargissement permet de développer un récit positif susceptible de concurrencer ceux des populistes de droite et de gauche — mais aussi de parler à la jeunesse, alors même que de nombreux jeunes quittent actuellement les pays candidats pour aller, précisément, s’installer dans l’Union. L’enjeu est de démontrer que l’avenir des pays candidats est dans l’Union européenne, que nous pouvons construire cet avenir ensemble et qu’une telle évolution est aussi dans l’intérêt de l’Union.
Shahin Vallée
Je pense qu’on a trop fait l’Union européenne dans le dos des citoyens et dans le silence des couloirs et des salons feutrés. Il faut absolument rendre ces débats visibles et en expliquer les enjeux de manière accessible, plutôt que d’essayer de procéder de manière un diffuse ou silencieuse. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles une accession à traités constants me semble moins favorable. Si les institutions sont dysfonctionnelles, alors on créera des procédures de décision et des instances hors des traités et du cadre démocratique qu’ils offrent, sur un mode intergouvernemental. Cette issue n’est pas souhaitable.
Shahin Vallée, dans Internationale Politik, vous écriviez récemment que « le test hamiltonien de l’Europe était à venir ». L’Union a-t-elle vraiment une chance de réussir ce test ?
Je suis un petit peu partagé. D’un côté, j’ai tendance à penser que c’est le sens de l’histoire, et que ce processus — d’une certaine façon inévitable — arrivera à son terme. D’un autre côté, je ne peux qu’être préoccupé à court terme, puisqu’on ne perçoit pas vraiment les circonstances politiques qui permettent de faire ce bond en avant.
Je pense que la situation politique allemande actuelle l’interdit au moins jusqu’aux élections fédérales de 2025. Lorsque le nouveau gouvernement allemand sera en place début 2026, la plus grande interrogation portera sur l’élection présidentielle française de 2027, et personne ne souhaitera alors faire de grands bonds en avant en matière d’intégration budgétaire dans l’intervalle. Par ailleurs, les équilibres politiques qui sortiront des urnes le 9 juin seront peut-être eux aussi moins propice à des « projets hamiltoniens » dans le domaine de la défense, du climat… Or le prochain cadre budgétaire de l’Union doit être décidé avant la fin de l’année 2027.
Peut-on éventuellement envisager une fenêtre d’opportunité en 2026, pour prendre des décisions urgentes avant l’élection présidentielle française ? Il est probable que la prochaine coalition allemande associe les conservateurs à un partenaire de centre-gauche, sociaux-démocrates ou Verts. Un tel gouvernement resterait très pro-européen.
J’ai plutôt tendance à croire que la fenêtre d’opportunité, c’est maintenant. Nous avons aujourd’hui en France et en Allemagne les constellations politiques les plus pro-européennes depuis longtemps dans les deux pays, et il serait très décevant de ne pas en tirer parti. S’il est dur de savoir exactement quel type de coalition arrivera au pouvoir en Allemagne à l’issue des élections de 2025, il est vraisemblable qu’elle sera légèrement moins pro-européenne que la coalition actuelle. Surtout, elle sera sans doute un peu paralysée par l’incertitude politique en France, et c’est pour cela que je suis dubitatif sur l’idée que 2026 pourrait être une grande fenêtre d’opportunité.
En fait, la situation est de moins en moins favorable à mesure que le temps passe. La meilleure fenêtre, c’était hier, celle d’aujourd’hui est déjà plus étroite, et celle de demain le sera davantage encore. Mais alors qu’il y a urgence à agir, on a paradoxalement l’impression que ce sentiment d’urgence recule.
Les personnalités les plus en vue pour occuper la présidence de la Commission lors de la prochaine législature — principalement Ursula von der Leyen, mais aussi peut-être Mario Draghi — sont-ils susceptibles de porter efficacement ces dossiers ?
Ursula von der Leyen a été relativement efficace pour promouvoir l’élargissement. Elle l’a été beaucoup moins pour promouvoir l’approfondissement — et a d’ailleurs émis publiquement des doutes sur ce sujet. Ce dernier point constituait une forme de rupture, dans son dernier discours sur l’état de l’Union, avec la position historique de la Commission européenne. Malgré tout, Ursula von der Leyen semble capable de mener de front ce double débat.
Mario Draghi a tenu à plusieurs reprises des propos assez convaincants sur la nécessité d’une intégration et d’une réforme institutionnelle de l’Union. Je pense qu’il le fera encore dans le rapport qui lui a été commandé et qui devrait être rendu public après les élections européennes.
Mais plus qu’au Parlement ou à la Commission, c’est dans les États membres qu’il faudra réussir à lever les objections. C’est dans ce domaine que les défis sont les plus grands. On peut penser par exemple aux Pays-Bas, où un nouveau gouvernement de droite et d’extrême droite vient d’entrer en fonction. Mais l’incertitude demeure importante dans un grand nombre de pays, à commencer par la France ou encore l’Espagne. Il ne suffira pas, même si cela est sans doute nécessaire, que les acteurs au cœur des institutions européennes défendent ce projet.
Sources
- Le « Groupe des Douze » est composé de : Pervenche Berès, membre du Conseil d’administration, Fondation Jean Jaurès, Paris ; Olivier Costa (rapporteur), directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris (CEVIPOF), et directeur du Département d’études politiques et de gouvernance européennes, Collège d’Europe, Bruges ; Gilles Gressani, président du Groupe d’études géopolitiques, directeur de la revue Le Grand Continent, Paris ; Gaëlle Marti, professeur de droit public à l’Université Lyon 3, directrice du Centre d’études européennes, Chaire Jean Monnet ; Franz Mayer, professeur de droit public, de droit européen, de droit international public, de droit comparé et de politique juridique, Université de Bielefeld ; Thu Nguyen, chargée de recherche principale pour les institutions européennes et la démocratie, Centre Jacques Delors, Hertie School, Berlin ; Nicolai von Ondarza, directeur de recherche UE/Europe, Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (SWP), Berlin ; Sophia Russack, chercheuse, Centre d’études de la politique européenne (CEPS), Bruxelles ; Daniela Schwarzer (rapporteur), membre du Conseil d’administration, Fondation Bertelsmann, Berlin, et professeur honoraire, Université libre de Berlin ; Funda Tekin, directrice, Institut de politique européenne (IEP), et professeur honoraire, Université de Tubingue ; Shahin Vallée, chercheur, Centre pour la géopolitique, la géoéconomie et la technologie, Société allemande de politique étrangère (DGAP), Berlin ; Christine Verger, vice-présidente, Institut Jacques Delors, Paris. Leur travail est bénévole.