Un sujet fait déjà la une des journaux depuis de nombreux mois 1. Il est en train de devenir une obsession. Il s’agit des prochaines élections américaines et de la possibilité d’un second mandat pour Donald Trump. Ceux qui affirment que ces élections pourraient être les plus importantes depuis un siècle, non seulement pour les États-Unis mais aussi pour le monde, ne sont probablement pas loin de la vérité.
La perspective d’une victoire de Trump est clairement au cœur de la stratégie de Poutine. La récente déclaration de l’ex-président selon laquelle, s’il était réélu, il « encouragerait les ennemis de l’Europe à attaquer les alliés qui ne paient pas assez [par rapport aux cibles de dépense de l’OTAN] » semble lui donner raison 2. Il n’est donc pas surprenant que, si les Européens pouvaient voter, ils maintiendraient Biden à la Maison-Blanche à une écrasante majorité. En revanche, ils ne peuvent s’empêcher d’être inquiets étant donné que les sondages relativement rassurants d’il y a quelques mois sont désormais éclipsés par des prévisions qui semblent donner à Trump une petite longueur d’avance.
À la longue, il existe un risque important que l’obsession nous pousse à aborder toutes les questions auxquelles nous sommes confrontés avec l’hypothèse implicite que nous devrons faire face à un second mandat de Trump. Nous devrions plutôt faire attention à la manière dont nous formulons notre évaluation, car certaines analyses de l’impact potentiel des élections américaines comportent un risque involontaire de permettre aux émotions de l’emporter sur le jugement rationnel. Un bon exemple est l’article récent, par ailleurs bien intentionné et intéressant, d’Arancha Gonzáles Laya et ses co-auteurs dans Foreign Affairs 3. Ceux qui partent de l’hypothèse implicite d’une probable victoire de Trump sont certes animés par le désir d’attirer l’attention sur un danger réel, mais ils risquent de produire des effets inattendus.
L’approche est risquée. D’une part parce que Trump n’est pas certain de gagner ; d’autre part parce que définir une stratégie sur la base du pire scénario pourrait nous faire perdre la souplesse dont nous avons besoin. À la base de cette attitude se trouve, chez certains Européens, la résignation à un sentiment plus profond, celui d’un fossé inextricable entre l’Europe et l’Amérique. Chez certains, cela provoque la panique paralysante d’un enfant laissé seul dans le noir ; chez d’autres, l’ivresse d’une liberté retrouvée après des décennies d’asservissement.
Dans tous les cas, le syndrome est pernicieux parce qu’il perd de vue ce qui fait pourtant de l’Occident une communauté de valeurs, de culture et d’intérêts, et ce au moment même où ceux qui contestent l’Occident — non pas pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est — progressent dans le monde. D’autre part, le risque est de ne pas voir avec clarté ce qui a vraiment changé dans les relations transatlantiques après la fin de la guerre froide. Il est évident que, quelle que soit la personne qui se trouve à la Maison-Blanche, les relations transatlantiques sont aujourd’hui très différentes de celles que nous avons connues pendant la guerre froide avec des personnalités tels qu’Eisenhower et Kennedy, ou après la chute du communisme avec George H. W. Bush et Clinton.
En réalité, cette volonté a commencé à se manifester avec George W. Bush puis avec Obama. La distance entre Biden et Trump est assurément énorme, mais tous deux représentent une Amérique changée dans un monde très différent. Quelle que soit la proximité passionnée que nous éprouvons à l’égard de nos amis américains, nous ne pouvons pas faire grand-chose pour modifier le résultat qui dépendra probablement de petites majorités dans une poignée d’États, ce qui rend l’issue encore plus imprévisible. Au fur et à mesure que la campagne se déploie, nous serions donc bien avisés de garder notre sang-froid et de nous concentrer sur deux questions : qu’est-ce qui nous attend si Biden ou Trump gagne, et que devons-nous faire dans l’intervalle ?
La réponse à la première question est relativement facile : plus ou moins la même chose. Si l’on considère nos relations avec l’administration Biden, on aurait tort d’oublier que nous avons fait valoir un certain nombre de revendications justifiées, en particulier — mais pas seulement — dans le domaine de la politique industrielle et de la politique commerciale. L’Amérique divisée et fracturée est là pour rester, quel que soit le résultat de l’élection. Il en est de même pour un certain protectionnisme, ainsi que pour cet état d’esprit général plutôt défavorable à l’engagement international. Le résultat des élections au Congrès sera également déterminant.
Quelles que soient les difficultés, il est certain que nous pouvons compter sur Biden pour apprécier l’importance des alliances et en particulier l’importance de l’OTAN. Nous avons également en commun une large convergence sur nos objectifs stratégiques mutuels, ainsi qu’un attachement aux valeurs de la démocratie libérale. Malgré toute la rhétorique sur « une politique étrangère pour la classe moyenne » qui aurait pu suggérer un repli sur soi et après le retrait raté d’Afghanistan, les États-Unis jouent aujourd’hui un rôle de premier plan dans la réaction à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et face à la nouvelle crise au Moyen-Orient. Bien que cela ne puisse pas effacer les divergences d’intérêts spécifiques qui existent dans un certain nombre de domaines, cela fournit un terrain et une opportunité de dialogue et — là où cela est possible — d’accord, comme c’est déjà le cas aujourd’hui. Dans le même temps, nous ne pouvons pas négliger le fait que l’engagement renouvelé de l’administration Biden en faveur de la sécurité européenne est conditionné par une volonté accrue des Européens de partager la responsabilité.
La perspective d’une victoire de Trump ouvre un scénario bien plus compliqué. Le premier mandat de Trump a été marqué par un écart considérable entre la rhétorique et la réalité. Les relations transatlantiques ont certes subi des dégâts, mais dans la pratique, ces derniers ont été bien moins importants que prévu. Cette fois-ci, il serait insensé de compter sur une répétition de ce scénario. Ce qui a caractérisé le premier mandat de Trump, c’est qu’il s’est retrouvé entouré de personnes déterminées à brider ses plans les plus fous. Aujourd’hui, tout porte à croire que non seulement il prend des mesures pour qu’une telle situation ne se reproduise pas, mais sa campagne s’appuie sur un plan assez détaillé préparé par divers groupes de réflexion. Il faut donc s’attendre à un second mandat bien différent.
Tout comme dans le cas d’une victoire de Biden, beaucoup dépendra de la composition du Congrès. On peut supposer que, si Trump gagne, le Parti démocrate sera sujet à une illusion de catharsis et sera tenté de dériver vers la gauche ou d’être tiraillé par la politique identitaire, ce qui favorisera les divisions internes. D’autre part, la coalition républicaine qui semble avoir survécu au choc du 6 janvier 2021 et qui soutient la nouvelle tentative de Trump d’accéder au pouvoir, quoi qu’il fasse ou dise, repose sur une combinaison malaisée, voire perverse, d’éléments d’apparence incompatibles : le populisme défini par la défense du « travailleur ordinaire » contre diverses formes de menaces étrangères et intérieures, les valeurs conservatrices traditionnelles telles que l’individualisme, le rejet du « wokisme », les baisses d’impôts et la déréglementation agressive.
Comme de nombreux programmes électoraux, il peut tenir la route dans un discours de campagne et sa capacité à faire remporter une élection ne doit pas être sous-estimée. Il sera beaucoup plus difficile de le faire fonctionner dans la pratique. Cela a été le cas dans une certaine mesure au cours du premier mandat de Trump, car les éléments populistes avaient été largement supprimés. Mais dans un second mandat, se pliant à ses instincts populistes, Trump pourrait préconiser des mesures protectionnistes beaucoup plus sévères, ce qui déclencherait des représailles de la part des partenaires commerciaux des États-Unis. Avec l’Europe, il afficherait probablement son mépris pour l’Union en tant qu’entité et appliquerait son protectionnisme de manière ciblée afin de rendre plus difficile une réponse collective. D’autre part, l’Europe n’aurait d’autre choix que de jouer un jeu purement bilatéral avec la Chine. En conséquence, c’est l’ensemble de l’économie transatlantique qui en pâtirait.
Le premier mandat de Trump indique que la principale caractéristique de sa politique étrangère est d’être erratique et imprévisible. Un second mandat serait sensiblement similaire, et constituerait en soi un sérieux défi pour les alliés de l’Amérique. D’un point de vue européen, outre le protectionnisme, l’Ukraine et même l’OTAN constituent une préoccupation majeure. L’affaiblissement du soutien à l’Ukraine, voire la recherche unilatérale d’un accord avec Poutine, est une possibilité très concrète. Après tout, on en voit déjà les signes au fur et à mesure que la campagne électorale se développe. Il y a également à craindre que cela ne se retourne contre nous. L’hypothèse selon laquelle le fait de se voir offrir une sorte de victoire en Europe détournerait Poutine de son « amitié sans limites » avec la Chine n’est pas réaliste. Contrairement aux attentes, cela enhardirait également la Chine et aurait un impact désastreux sur les pays de l’Indo-Pacifique, y compris les alliés de l’Amérique.
Au Moyen-Orient, la politique du premier mandat de Trump, qui consistait à soutenir l’extrême-droite israélienne dans son enterrement de la question palestinienne à travers les accords d’Abraham, a été rendue obsolète par les conséquences du massacre du Hamas du 7 octobre. Les Républicains pourraient être tentés de réconcilier leurs différentes positions en revenant à la posture isolationniste de la première moitié du XXe siècle, mais ils seraient vite obligés de reconnaître que, depuis lors, le monde et l’Amérique ont changé au point d’en devenir méconnaissables. Les États-Unis sont désormais trop interconnectés avec le monde et, en même temps, pas assez puissants pour jouir du privilège de l’isolationnisme. L’énumération de toutes ces contradictions n’est pas une raison pour se satisfaire de la situation, car les populistes peuvent faire beaucoup de dégâts avant même qu’il ne soit prouvé qu’ils ont tort et que leurs politiques ne sont pas viables.
On peut en conclure que le dilemme auquel l’Amérique est confrontée n’est pas entre l’isolationnisme et l’internationalisme, mais entre l’illusion qu’elle peut exercer son influence internationale de manière unilatérale et l’acceptation que l’Amérique a aussi besoin d’alliés. C’est dans cette optique qu’il faut considérer les menaces de Trump à l’égard des alliés, proférées lors d’un meeting le 10 février. Une phrase prononcée dans une campagne électorale face à un public acquis relève avant tout d’un exercice de rhétorique. Par exemple, Trump n’a jamais précisé ce qu’il entendait par l’affirmation : « les alliés ne paient pas assez pour la protection de l’Amérique ». Devrions-nous payer directement les États-Unis en achetant notamment plus d’armes, ou bien devrions-nous renoncer à l’idée de consacrer aux dépenses de défense près de 2 % du PIB ? Dans ce deuxième cas, on peut supposer que Trump maintiendra la garantie de protection vis-à-vis de la Pologne, des pays baltes, de la Grèce, du Royaume-Uni et même de la France qui respectent cet engagement, mais la refuserait à l’Allemagne, à l’Espagne et à l’Italie, qui ne le respectent pas.
Tout cela n’a manifestement aucun sens, mais conduit à des conclusions plus préoccupantes. Dans une alliance de valeurs, c’est la conscience de l’intérêt collectif qui justifie la solidarité et qui constitue la base sur laquelle il faut ensuite discuter de la répartition des rôles et des charges respectives qui en découlent. En niant le caractère automatique et prévisible de la protection américaine et en considérant la relation avec les alliés comme purement transactionnelle, Trump sape le fondement même de l’alliance car il annule l’élément qui en a fait la force de dissuasion jusqu’à présent : la certitude de la cohésion collective. Il est probable que lui-même n’ait pas conscience des conséquences. Par exemple, les gouvernements alliés pourraient à leur tour remettre en question la pertinence et la contribution réelle à la sécurité nationale des bases américaines situées sur leur territoire.
Il sera donc très difficile de mettre à exécution la menace de désengagement, mais les dommages immédiats non seulement pour la sécurité de l’Europe, mais aussi pour la crédibilité de l’Amérique en Europe et dans le reste du monde, seraient énormes. Il n’en reste pas moins qu’en pointant du doigt le manque d’engagement des Européens dans l’effort de défense collective, Trump soulève un sujet populaire auprès de l’opinion publique américaine, quelle que soit son appartenance politique. Cela représente également un autre danger. Précisément, le caractère confus et contradictoire de la menace de désengagement aurait sûrement pour effet pervers de créer des divisions immédiates entre Européens en encourageant la course à la recherche d’une relation privilégiée avec « l’archi-protecteur ».
Il s’agit de l’une des principales différences entre Trump et Biden. Mais cette différence n’est pas simple à définir. Lorsqu’une relation est aussi structurellement asymétrique que celle qui existe entre l’Amérique et ses alliés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sa gestion n’est jamais simple. Nous savons tous que le chemin commun, y compris pendant la guerre froide et encore plus après sa fin, n’a jamais été idyllique. Les déclarations de principe ne suffisent pas à son bon fonctionnement, mais il faut en prendre soin au quotidien. Si l’attitude de Trump peut suggérer une hostilité délibérée, même avec Biden, des épisodes ont montré un dysfonctionnement des relations. Par exemple, la manière dont a été mené le retrait d’Afghanistan et le mépris flagrant des intérêts des alliés avec lequel le Congrès a adopté l’Inflation Reduction Act (IRA).
L’autre question très controversée est celle de la démocratie. L’une des raisons pour lesquelles les autocrates du monde entier parient sur un second mandat de Trump est que cela confirmerait leur conviction que la démocratie libérale occidentale est en phase terminale de déclin moral, politique et économique. En fait, cette théorie du déclin de l’Occident brandie par les nouveaux autocrates est dans une large mesure d’origine occidentale et plutôt ancienne — elle rappelle notamment les années 1930. De leur côté, de nombreux progressistes américains expriment la crainte qu’une victoire de Trump ne mette en danger les fondements mêmes de la démocratie américaine.
La rhétorique de Trump est en effet empreinte de haine et d’esprit de revanche. Actuellement, les deux bords de l’Atlantique sont touchés par diverses formes de populisme qui se nourrissent des peurs : de la mondialisation, du changement technologique, de la transition climatique, et de l’immigration qui s’impose partout dans le débat politique. L’erreur à ne pas commettre à cet égard serait de généraliser. Si toutes les formes de populisme tendent à s’opposer aux valeurs de la démocratie libérale — un peu comme les familles malheureuses de Tolstoï — elles le font toutes d’une manière différente et sont souvent en conflit les unes avec les autres. Le populisme engendre des conflits entre les nations. Si les problèmes posés par la croissance du populisme de droite ne doivent pas être ignorés, une erreur à éviter est cependant d’interpréter comme une « crise de la démocratie » la difficulté évidente qu’éprouve la proposition politique des partis progressistes partout en Occident à s’adapter aux changements qui se produisent dans la société. Plutôt que de discuter de la résilience de la démocratie aux États-Unis ou en Europe — bien que je ne partage pas le pessimisme de beaucoup — on pourrait plutôt se demander quel impact le succès du populisme extrême aux États-Unis aurait sur la cohésion politique européenne et sur les relations transatlantiques. Le pronostic le plus sûr est qu’il favoriserait l’anti-américanisme en Europe tout en contribuant à exacerber les divisions politiques sur le continent.
Cela nous conduit à la troisième question : que devons-nous faire pendant que les Américains décident ? Une erreur à éviter est d’opter pour ce que Graham Allison, dans un article récent dans les pages de Foreign Affairs, a baptisé le « Trump put » : retarder les choix, attendre les événements, mais parier sur le pire des scénarios 4. Si l’impact probable d’une victoire de Trump risquerait de favoriser les divisions entre Européens, les mesures qui préservent ou renforcent leur unité doivent être hautement prioritaires. Cela implique de revoir et de clarifier le concept très controversé d’« autonomie stratégique » qui a été proposé par le président Macron en 2017, mais qui n’a jamais été défini avec un degré de précision suffisant et a toujours été empreint d’ambiguïté. L’agression russe contre l’Ukraine a, au moins partiellement, permis de clarifier cette ambiguïté. Si, d’un côté, elle a confirmé le rôle central de l’OTAN dans la défense de l’Occident, d’un autre côté, elle a également montré que la sécurité de l’Europe ne peut reposer sur le seul apport des États-Unis, mais doit comporter un engagement beaucoup plus fort de la part des Européens.
Cette conviction, déjà présente au cours de la présidence d’Obama et qui s’est affirmée avec force pendant le premier mandat de Trump, est aujourd’hui confirmée par nos rapports avec Biden. D’une certaine manière, la vieille diatribe sur la contradiction entre la centralité de l’OTAN et le développement d’une politique européenne de défense spécifique, qui a longtemps divisé l’Europe et parfois compliqué les relations transatlantiques, devrait donc avoir pris fin. Reste à voir si tout cela peut se rattacher au concept d’un « pilier européen de l’OTAN » — qui fait l’objet de discussions peu constructives depuis des décennies… Par ailleurs, si la centralité de l’OTAN en termes de sécurité militaire a été confirmée, la nécessité d’un rôle spécifique de l’Europe dans le processus de stabilisation économique et démocratique de l’Ukraine a également été mise en évidence : une prise de conscience qui a conduit l’Union à ouvrir la perspective d’une adhésion. La perspective d’une présidence Trump pourrait radicalement changer le paysage, mais elle ne déterminerait pas à elle seule la nécessité d’un effort unitaire plus important des Européens.
Nombre des choses que nous devons faire sont donc non seulement les mêmes quel que soit le vainqueur en novembre, mais elles coïncident déjà avec les politiques actuelles et les actions planifiées par l’Union. En ce qui concerne l’économie, il s’agit d’accélérer les projets existants de politique industrielle et d’achèvement du marché unique, qui sont nécessaires pour combler le fossé technologique avec les États-Unis et la Chine. L’Union doit également redéfinir et créer un consensus plus solide autour de la stratégie de transition climatique, fragilisée par la réticence de certains groupes tels que les agriculteurs et une partie de la classe moyenne, qui craignent les effets néfastes des politiques actuelles — un défi qui s’accentuerait si, comme on s’y attend, Trump renversait la politique climatique de Biden.
Le plus grand défi pour nous viendrait sans aucun doute d’un changement radical de la position américaine concernant l’Ukraine, qui offrirait à Poutine l’occasion de remporter une victoire substantielle. Une telle évolution entraînerait inévitablement un choc, facteur de division pour l’Union, qui pourrait bien devenir existentiel. Il n’y a qu’une seule façon d’anticiper ce scénario. Réagissant à l’environnement géopolitique actuel, la plupart des Européens, y compris les Allemands, ont pratiquement abandonné l’idée délirante selon laquelle nous pourrions poursuivre nos intérêts uniquement par des moyens économiques (Wandel durch Handel). Ce qui est maintenant nécessaire, c’est un saut qualitatif dans le dispositif de défense de l’Union qui nous permettrait de continuer à défendre l’Ukraine même en l’absence de soutien américain ou avec un soutien fortement réduit. Cette proposition peut sembler totalement irréaliste à beaucoup. Les faits suggèrent pourtant le contraire.
Même si la plupart des pays européens n’atteignent pas l’objectif des dépenses de défense s’élevant à 2 % du PIB fixé par l’OTAN, ils surpassent déjà largement la Russie en matière de défense — un pays dont le PIB est inférieur à celui de l’Italie et dont l’économie a été affaiblie par les sanctions occidentales. Il est certain que davantage d’argent est requis, mais la fragmentation de l’industrie européenne de la défense et l’absence d’engagement clair à long terme de la part des gouvernements, sans lesquels l’industrie militaire ne prendra pas le risque d’accélérer les investissements, sont des éléments encore plus importants. Il n’y a cependant aucune raison de penser qu’il serait impossible de relever le défi. L’objectif serait de permettre aux Ukrainiens de continuer à se défendre et de convaincre Poutine qu’une offre à la Chamberlain faite par Trump ne suffirait pas à lui assurer la victoire.
Malgré le pessimisme ambiant, beaucoup de choses bougent. Il y a l’effort collectif pour l’Ukraine qui doit être renforcé. Il y a la revitalisation du triangle de Weimar comprenant la France, l’Allemagne et la Pologne, il y a Macron qui montre un intérêt sans précédent pour la Scandinavie, il y a un « arc nordique » avec la Grande-Bretagne, les Scandinaves, les Baltes, la Pologne et de plus en plus l’Allemagne, il y a la mission de la mer Rouge qui implique l’Italie en première ligne. Tous ces éléments devront trouver une synthèse, mais il est clair que le pachyderme européen se réveille.
De plus, une démonstration de la détermination de l’Europe dans la défense de l’Ukraine, si elle n’empêcherait pas Trump de réduire le soutien américain, pourrait entraver la crédibilité de ses tentatives de négociations séparées et rendrait plus difficiles leur acceptation par le Congrès. Tout cela est évidemment difficile, mais le prix à payer pour l’abandon de l’Ukraine ne serait pas seulement le déshonneur — ce serait aussi probablement la division de l’Union européenne.
Une autre dimension de la politique étrangère de l’Union sera importante à développer quel que soit le résultat des élections américaines. Nous ne sommes pas les seuls pays démocratiques dont les intérêts sont grandement affectés par ce qui se passe en Amérique. Dès le premier mandat de Trump, l’ancien Premier ministre australien Kevin Rudd a suggéré que les alliés européens et asiatiques de l’Amérique, ainsi que le Canada, renforcent leur coordination et leur coopération en matière économique, commerciale, mais aussi stratégique. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, beaucoup de choses se font déjà au sein du G7 et sur une base bilatérale. Il serait important de poursuivre et de développer cet effort en tant que politique européenne spécifique.
Il nous faut également envisager la possibilité concrète que la position internationale du Royaume-Uni évolue sous un gouvernement Starmer après les élections qui se tiendront probablement l’année prochaine. Je ne parle pas d’une éventuelle réversion du Brexit — qui est très probablement peu réaliste dans un avenir proche. Cependant, un gouvernement Starmer partagerait la plupart de nos préoccupations dans le cas d’une réélection de Trump, ainsi que notre volonté d’améliorer la coopération dans l’hypothèse d’une nouvelle administration Biden. En outre, une coopération plus étroite entre l’Union et le Royaume-Uni apporterait une contribution positive à la politique industrielle dans des domaines où le Royaume-Uni est particulièrement performant comme l’IA et les biotechnologies. Surtout, elle donnerait plus de crédibilité à la position géopolitique de l’Europe, au bond en avant nécessaire dans le domaine de la défense ainsi qu’à notre détermination à soutenir l’Ukraine.
Focaliser notre attention sur une éventuelle victoire de Trump comporte donc des risques considérables. Le premier est d’affaiblir les efforts nécessaires dès aujourd’hui pour renforcer la coopération avec l’administration Biden. Le deuxième est de raviver l’antiaméricanisme actuel, tant à droite qu’à gauche, qui voit la déconnexion entre l’Europe et les États-Unis comme une fin en soi. La troisième est de donner des prétextes à ceux qui n’ont jamais été favorables au soutien apporté à l’Ukraine et qui seraient heureux de se cacher derrière la perspective d’une victoire de Trump pour diminuer l’effort collectif déjà engagé aujourd’hui. Au contraire, nous devons être prêts à faire face à de multiples scénarios dans nos relations transatlantiques : être prêts à coopérer quand c’est possible, à réagir et à agir seuls quand c’est nécessaire.
La position que je suggère serait appropriée quel que soit le scénario auquel nous serons confrontés en novembre prochain. La position géopolitique de l’Europe fait déjà l’objet de pressions au Congrès américain sur une base partisane et les Européens sont souvent décrits comme des « passagers clandestins » en matière de sécurité — une expression employée par Obama. La principale différence entre les deux scénarios est qu’une victoire de Biden nous donnerait l’occasion de poursuivre nos objectifs de manière coopérative, tandis que l’approche de Trump serait transactionnelle et antagoniste. La différence considérable entre un scénario Biden et un scénario Trump ajoute un sentiment d’urgence dramatique à des éléments dont nous devrions déjà être conscients de la nécessité. Un sentiment d’urgence et un formidable sursaut de la volonté politique.
La question finale inévitable est de savoir si l’Union, dans son état actuel, est capable d’un tel effort. Compte tenu de ses structures institutionnelles, de son mode de fonctionnement, de la vague populiste qui déferle sur de nombreux pays, du spectacle douloureux d’un Viktor Orbán capable de bloquer l’aide urgente à l’Ukraine pendant des mois, la réponse probable d’un politologue serait négative. Cette conviction est confortée par la prédiction de l’impossibilité de mettre en œuvre en peu de temps les réformes institutionnelles qui seraient nécessaires pour changer rapidement son fonctionnement. La réalité, cependant, suggère autre chose.
L’expérience de plus de 60 ans de construction européenne nous montre que ses membres et ses institutions communes ont rarement été capables de faire ce qui était souhaitable, mais ont toujours fait ce qui était nécessaire — parfois avec une lenteur exaspérante —, en écho avec la célèbre définition que Churchill donnait de l’Amérique : « faire ce qu’il faut après avoir épuisé toutes les alternatives ». Peut-être s’agit-il même d’une particularité intrinsèque du fonctionnement des démocraties. Il est clair que le passé ne doit jamais servir de guide pour prédire l’avenir — mais il peut tout de même nous rappeler ce qui est possible.
Sources
- Cet article développe et met à jour un texte publié en anglais par LEAP LUISS.
- Samedi 10 février, Trump déclarait lors d’un meeting en Caroline du Sud :« No, I would not protect you. In fact, I would encourage them to do whatever the hell they want ». Joby Warrick, Michael Birnbaum et Emily Rauhala, « Trump’s NATO-bashing comments rile allies, rekindle European fears », The Washington Post, 11 février 2024.
- Arancha González Laya, Camille Grand, Katarzyna Pisarska, Nathalie Tocci et Guntram Wolff, « Trump-Proofing Europe. How the Continent Can Prepare for American Abandonment », Foreign Affairs, 2 février 2024.
- Graham Allison, « Trump Is Already Reshaping Geopolitics. How U.S. Allies and Adversaries Are Responding to the Chance of His Return », Foreign Affairs, 16 janvier 2024.