Au moment où les guerres d’Ukraine et de Gaza déclenchent d’immenses ondes de choc géopolitiques et stratégiques, le forçage thermique infligé par le retour d’El Niño, ce phénomène climatique cyclique, projette les températures mondiales au-delà du seuil limite de 1,5°C supplémentaire 1. Si cette hausse ne sera sans doute que temporaire, avant que cette limite ne soit définitivement franchie vers 2030, elle installe l’humanité dans une excursion sur une planète à laquelle elle n’est pas adaptée, et ce alors que la géopolitique mondiale entre en surchauffe généralisée 2.
Malgré leurs natures différentes, un point commun majeur à ces différentes crises tant géophysiques que géopolitiques, est de mettre en danger le développement économique et l’intégrité politique, sociale et territoriale des pays dits « du Nord ». Cette convergence de la géophysique et de la politique contemporaine dans une temporalité commune caractérise désormais les nouveaux conflits et les nouvelles guerres 3. La violence combinée de l’emballement climatique et des affrontements géopolitiques à grande échelle pourrait déchirer le tissu de la globalisation.
Depuis 2022, cette prolifération des crises géopolitiques et sa convergence avec l’emballement climatique se traduit par une mobilisation militaire de l’ensemble des armées et des industries de défense d’Europe et d’Amérique du Nord et d’affrontements sans équivalent en Ukraine et au Moyen Orient depuis 1945. Mais précisément dans la même période, émerge une crise profonde de l’approvisionnement énergétique des mêmes pays, qui doivent aussi faire face aux effets directs et indirects de l’emballement climatique.
Cette triple crise géopolitique, climatique et énergétique fait émerger la fragilité de cette partie du monde que l’on nomme « le Nord », ou « l’Occident ». Il en découle une transformation géopolitique rapide et profonde de ce « Nord », tant dans ses structures géopolitiques propres que face aux recompositions du « Sud global », notamment portées par le partenariat stratégique installé entre la Russie et la Chine 4.
Dans cette nouvelle série, nous allons voir comment se révèle cette « fragilité du Nord », tant en Europe, qui fait l’objet de ce premier article, qu’en Amérique du Nord, qui sera étudiée ultérieurement. C’est dans ce contexte de crise militaire, de récession économique aggravée par la crise énergétique et par la crise climatique que, depuis 2022-2023, l’Europe se retrouve plongée en situation de ce que nous qualifions d’hyper siège 5.
En effet l’emballement climatique y déclenche des tensions hydriques, agricoles, rurales et urbaines majeures, qui jouent sur les divergences qui traversent déjà les États de même que l’Union Européenne, et composent un système de contraintes aux conséquences analogues à celles d’un siège.
Mais l’hyper siège est aussi aggravé par les effets en chaîne de la guerre de en Ukraine, de la guerre de Gaza et des effets d’El Niño ailleurs dans le monde.
El Niño : l’Europe face à l’hyper siège
2022 : la grande convergence
Depuis le 24 février 2022, les conséquences en cascade de la Guerre en Ukraine se combinent à celles de l’emballement climatique. En effet, les ravages de la guerre dégradent largement la capacité de l’Ukraine à exporter sa production agricole, tandis que les sanctions infligées à la Russie ralentissent aussi en partie ses exportations agricoles.
Or l’Ukraine et la Russie représentant ensemble près de 30 % des exportations de céréales à l’échelle mondiale, la forte baisse de celles-ci devient l’un des moteurs de l’inflation des prix agro-alimentaires au niveau mondial 6. Mais cette situation est aggravée tout au long de l’année 2022 par la multiplication de phénomènes climatiques extrêmes sur les grandes zones de production agricoles, comme la vague de chaleur qui installe l’Inde entre 45°C et 50°C sur plusieurs semaines d’affilée en réduisant de 20 % le rendement des récoltes, la méga sécheresse dans les grandes plaines américaines, ou la réduction des exportations de céréales du Kazakhstan et d’Argentine.
En 2023, cette dynamique de co-aggravation des effets de la guerre et du changement climatique s’est maintenue, approfondie et aggravée. La guerre en Ukraine se prolonge, mais l’échec de la contre-offensive ukrainienne lancée en juin se manifeste à partir du mois d’octobre sous la forme d’une crise profonde des ressources militaires et humaines ukrainiennes 7. Cette dernière est encore aggravée par un affaiblissement considérable des soutiens américains et européens 8.
Le retour d’El Niño
C’est dans ce contexte climatique et géopolitique qu’au printemps 2023, les centres de météorologie repèrent le retour du phénomène El Niño. Ce phénomène climatique cyclique correspond au déploiement d’une gigantesque étendue d’eau chaude qui se répand à la surface du Pacifique équatorial et tropical. Il en résulte un forçage thermique rapide et puissant de l’atmosphère de +0,2°C/0,3°C. Alors qu’entre le dix-neuvième siècle et le début de l’année 2023 l’atmosphère s’est réchauffée de 1,2°C, le retour d’El Niño entraîne en quelques mois un passage d’1,2°C à plus d’1,5°C 9.
Ce niveau de température correspond à un seuil identifié par la communauté scientifique comme ne devant pas être franchi par le changement climatique, au risque d’entrer dans une zone de risque climatique parfaitement inédite dans l’histoire humaine 10. Or dès janvier 2024, les effets thermiques d’El Niño entraînent le franchissement de cette limite, emportant la planète et l’ensemble des êtres vivants dans une excursion géophysique sans équivalent, avant que cette trajectoire ne devienne définitive autour de 2030. Cette excursion se conjugue de fait avec l’intensification des tensions et des conflits géopolitiques. Cela installe l’Europe dans une zone de danger inédite, définie par la combinaison d’un risque climatique extrême et des vulnérabilités infrastructurelles et géopolitiques européennes.
Le changement d’échelle du risque climatique s’impose dès le mois de mai en Europe, par la chute brutale des rendements de l’agriculture espagnole, dont 80 % de la production sont affectés par la sécheresse 11. Durant l’été 2023, une vague de chaleur historique s’installe pendant deux semaines sur la Grèce, qui s’accompagne du déclenchement d’une série d’incendies sans précédents. Les incendies affectent tant la Grèce continentale que de nombreuses îles, dont Rhodes et Corfou 12. Le mécanisme européen de sécurité civile doit être activé, permettant de projeter des renforts en sécurité civile venant de divers États-membres vers les foyers d’incendie que les forces grecques ne peuvent combattre seules, et des dizaines de milliers de personnes devront être évacuées, dont les touristes de l’île de Rhodes. Puis, en septembre, des pluies d’une intensité exceptionnelle déclenchées par l’ouragan Daniel.
Celui-ci déclenche des inondations d’une intensité exceptionnelle, en particulier dans les plaines centrales, où sont installées les principales zones agricoles du pays, qui perd ainsi le quart de sa production 13. Mais alors que les plaines et les vallées agricoles grecques sont inondées en quelques heures, l’ouragan poursuit sa trajectoire vers le sud-est, traverse la Méditerranée et ravage la Libye, déjà dévastée par 12 ans d’effondrement de l’État et de guerre civile, y faisant au moins 20 000 morts 14.
En France, depuis novembre 2023, les départements de la Somme et du Pas-de-Calais connaissent des inondations « historiques » à répétition, qui noient les récoltes. En Allemagne, l’hiver, le printemps et l’été 2023 sont marqués par une météorologie violemment contrastée, avec des épisodes de pluies, des vagues de chaleur et de canicule et de reprise des précipitations à la fin de l’été, qui entraînent une baisse globale de 4 % du rendement des récoltes, avec de forts contrastes régionaux, de même que dans le Benelux et dans le nord de la France. Au cours de la même période, la Bulgarie, la Roumanie, la République Tchèque ont dû faire face à des conditions de sécheresse qui ont aussi dégradé les rendements 15.
Arborescence des crises
Très vite, la montée en puissance du cycle El Niño 2023-2024 s’accompagne donc d’une mise sous tension climatique de l’agriculture. Mais celle-ci se combine dès le printemps 2023 avec d’autres tensions engendrées par l’importation des récoltes de céréales ukrainiennes par les États-membres en vertu du mécanisme de soutien à l’agriculture ukrainienne instauré dès 2022 par la Commission européenne 16. Ce mécanisme vise à compenser la chute des exportations par la mer Noire, du fait du blocus imposé par la marine nationale russe.
Mais ce mécanisme est lourdement contesté par la Pologne, la Roumanie, la République Tchèque et la Hongrie, car les importations de céréales ukrainiennes s’accompagnent d’une baisse des prix des céréales, qui risque ainsi de déstabiliser les agricultures nationales. Alors qu’au printemps 2023 la Commission de Bruxelles commence à revenir sur ce mécanisme, l’Espagne, au contraire des pays de l’Est européen, souhaite pouvoir en bénéficier, afin de compenser les pertes subies par son agriculture du fait de la sécheresse 17. En d’autres termes, les agricultures nationales des États-membres sont traversées par des systèmes croisés de tensions — les uns d’origine climatique, les autres d’origine géopolitique. Ce « système de systèmes » de tensions agro-géopolitico-climatiques se diffuse dans le système de tensions plus ancien et intrinsèque à la structure même de l’Union Européenne, qui se développe depuis les années 1990 entre l’Union et les États-membres 18.
Dans ce contexte de tensions climato-agricoles et politiques exacerbées par les effets d’El Niño sur le changement climatique, la guerre en Ukraine aggrave la crise énergétique déclenchée par les hostilités entre la Russie, l’Ukraine et l’Union et l’OTAN qui soutiennent économiquement et militairement Kiev dès le début des hostilités le 24 février 2022 19.
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2023 : de la guerre à la spirale énergétique
Mais les États-Unis suspendent largement leur aide, tandis que les Européens ont largement épuisé les stocks d’armes et de munitions qu’ils pouvaient fournir à Kiev. À cela s’ajoute l’entrée en récession de l’Europe, en raison notamment du ralentissement économique allemand. L’une des principales causes en est la diminution massive des importations de gaz russe, à la suite de la baisse des approvisionnements via les gazoducs terrestres, et de la destruction des gazoducs sous-marins Nord Stream I et II. Bien que Nord Stream ait acheminé près de 55 milliards de mètres cubes de gaz naturel en Allemagne et en Europe — soit le tiers des importations de gaz naturel russe — les causes et les auteurs de son sabotage sont toujours loin d’être officiellement identifiés 20.
Or les prix du gaz russe étaient une composante majeure de l’avantage compétitif de l’industrie allemande. Cette situation installe l’Allemagne et l’Europe dans un état de crise énergétique, qui se traduit par une hausse rapide des prix du gaz de 300 % à 450 % pour le consommateur allemand dès octobre 2022. Le découplage d’avec la Russie est compensé par de coûteuses importations de gaz de schiste américain, de gaz naturel acheté à l’Azerbaïdjan et de gaz naturel liquéfié fourni par le Qatar. Cette hausse des prix de l’énergie engendre, dès mai 2023, une récession en Allemagne, moteur économique de l’Europe.
En termes stratégiques, les pays européens redécouvrent que, à l’exception du charbon, et des champs gaziers de la mer du Nord, le continent est pauvre en ressources énergétiques. Le découplage de l’Europe et de l’approvisionnement en gaz russe est à la fois un moteur et un révélateur de la précarité énergétique du continent. Cette dépendance se transpose très rapidement dans le champ stratégique.
Le 28 septembre 2023, l’armée azérie finalise la conquête définitive de l’enclave arménienne du haut Karabagh. Ni les institutions européennes, ni les États membres ne proposent d’action particulière pour soutenir concrètement l’Arménie 21. L’Azerbaïdjan, du fait des contrats gaziers signés en 2022 pour compenser la perte des importations de gaz russe avec l’Europe, représente à présent de 3 % du gaz importé par l’Europe. Et les négociations en cours avec Bruxelles pourraient déboucher sur un doublement de ces importations 22.
La crise énergétique se traduit par la hausse des prix du carburant, en particulier du diesel, du gazole et du fioul. Ces carburants dédiés au chauffage et aux moteurs de camion, de tracteurs et autres matériels lourds, dont les machines agricoles et les engins de chantier, connaissent une croissance ininterrompue de leurs prix depuis 2021, du fait d’une baisse de la production confrontée à une hausse de la demande mondiale 23. L’effondrement des importations de produits pétroliers russes est compensé par des importations de diesel américain, qui entrent en concurrence directe avec la demande intérieure américaine, ainsi qu’avec la demande des grandes puissances agricoles comme l’Argentine, le Brésil, l’Inde et l’Australie. Cette concurrence entraîne une explosion des prix des carburants, et ainsi une hausse des prix des marchandises transportées 24.
En Allemagne, dès l’été 2022, la crise des prix des carburants s’entrelace directement avec les effets du changement climatique, car la grande sécheresse de cette année-là entraîne une baisse du niveau et ainsi du tirant d’eau du Rhin, d’où la nécessité pour les bateaux, les barges et les péniches de tout le Bénélux de diminuer le poids de leurs chargements afin de ne pas racler le fond du fleuve, sachant que plus de 2 millions de tonnes de céréales sont transportées chaque année par cette voie.
Du climat, du diesel, des agriculteurs et des routiers
Cette diminution des quantités de marchandises transportées par bateaux doit être compensée par le recours aux camions, sachant qu’en moyenne, il faut 60 camions pour atteindre le chargement d’un seul bateau. Or la situation sur le Rhin continue de se détériorer tout au long du printemps et de l’été 2023, en raison de la baisse régulière du débit du fleuve due à la sécheresse 25. Il en résulte une augmentation constante de la demande et de la pression sur les capacités des transporteurs routiers, et ce alors que les prix des carburants continuent d’augmenter.
De l’automne 2023 à l’hiver 2024, en particulier aux Pays-Bas et en Allemagne, les gouvernements envisagent de transposer des directives européennes réduisant les subventions aux agriculteurs. Mais depuis le début de la guerre en Ukraine, ceux-ci doivent faire face tant à la hausse des prix du diesel qu’à celle des engrais chimiques produits par les industries allemandes en utilisant du gaz naturel, ou alors directement importés de Biélorussie ou de Russie. La crise des engrais et des carburants se combine ainsi de fait aux effets induits par la multiplication des évènements climatiques extrêmes 26. Début 2024, ce système de tensions se condense et déclenche un immense mouvement de contestation d’agriculteurs et de routiers de la Roumanie et de la Pologne et la Slovaquie jusqu’aux Pays-Bas, l’Allemagne et la France 27.
Mais si l’Europe est mise sous haute tension sur son propre territoire par l’intensification du changement climatique par El Niño, dont les effets se combinent à ceux de la guerre en Ukraine, l’hyper siège que subit le « Vieux continent » est aussi aggravé par la fusion des effets en cascade de la guerre de Gaza et de l’emballement climatique en Amérique centrale.
L’hyper assaut
En effet, l’économie très largement globalisée des États-membre de l’Union dépend de flux tendus de convois maritimes qui entrent et sortent du Canal de Suez pour traverser la Méditerranée, du détroit de Gibraltar, et des façades maritimes allant du Portugal et de l’Espagne aux États Baltes et scandinaves 28.
Le grand assèchement
Les chaînes logistiques qui traversent l’Atlantique sont elles-mêmes très dépendantes du Canal de Panama, qui relie l’Océan Pacifique et l’Océan Atlantique, et qui représente plus de 5 % du trafic mondial. Depuis l’été 2023, la chute des précipitations de 41 % par rapport à la normale, induite par l’emballement du changement climatique, notamment sous la pression du cycle El Niño 2023, entraîne une baisse drastique du niveau du canal de Panama, au point d’en réduire le trafic de 50 % depuis novembre 2023. Pour s’assurer d’avoir le tirant d’eau nécessaire pour traverser les écluses du canal, de très nombreux cargos doivent débarquer une partie de leur cargaison 29.
Les conteneurs sont transportés par voie ferroviaire entre le port de Balboa sur la côte Pacifique jusqu’à celui de Colon, sur la côte atlantique, où ils sont rembarqués. Ces conditions et ces opérations qui rallongent les délais et les coûts, entraînent aussi une réduction du nombre de passages de quarante à trente navires par jour, et entraînent plusieurs centaines de millions de dollars de perte 30.
Cette embolie « climato-maritime » du Canal de Panama est concomitante de l’immense guérilla navale en mer Rouge, déclenchée par la guerre de Gaza, et qui met en danger une partie du trafic maritime passant par le Canal de Suez.
Une guerre asymétrique dans la mer Rouge
Alors que la guerre de Gaza fait rage 31, le 11 janvier 2024, les états-majors américain et britannique lancent plus de soixante frappes aériennes sur le Yémen, contre des infrastructures et des campements de la milice Houthi, qui contrôlent largement le pays 32. Ces frappes ont lieu en représailles aux attaques menées par la milice yéménite contre les cargos qui traversent la mer Rouge et aux lancements de salves de drones et de missiles en direction d’Israël depuis la fin octobre 2023, en soutien au Hamas. Or la mer Rouge est une artère vitale de la globalisation du fait du canal de Suez, par lequel transite plus de 10 % du trafic maritime international 33. De fait, le trafic par Suez représente plus de 30 % du trafic mondial de conteneurs, soit l’équivalent de 1000 milliards de dollars de marchandises par an.
De nombreuses compagnies maritimes, dont la française CMA-CGM, ou encore l’armateur danois Maersk ou le taïwanais Evergreen décident de détourner leurs cargos, les faisant passer par le Cap de Bonne Espérance. Ce trajet rajoute 17 jours de voyage, et s’accompagne d’une hausse des frais en carburant, tandis que le renouveau du risque maritime en mer Rouge entraîne une hausse des coûts imposés par les armateur ainsi que des franchises des assureurs et des réassureurs maritimes. Il en résulte des milliards de dollars de pertes, qui sont progressivement répercutés sur les prix des traversées et ainsi sur les produits transportés 34.
Dans le même temps, les tirs de salves de missiles et drones, ainsi que les attaques de cargos par la flottille d’embarcations houthistes se multiplient, mettant parfois en échec la coalition maritime de navires de guerre américains, israéliens, britanniques et français. Les systèmes d’armes des destroyers et des frégates occidentaux parviennent à intercepter la très grande majorité des tirs, mais sont incapables de dissuader les autorités politiques et militaires des Houthis de les suspendre. Bien au contraire, ces dernières réagissent aux frappes américaines et britanniques sur le Yémen par une escalade des frappes maritimes 35.
Par ailleurs, le 19 janvier 2024, Mohamed Al Boukhaiti, haut responsable politique houthi, déclare dans une interview au magazine russe Izvestia que la milice yéménite accordait une pleine liberté de navigation aux navires et aux convois russes et chinois, tant que ces derniers ne s’arrêtaient pas en Israël 36. Par cette déclaration, les autorités politiques et militaires houthis, soutenues par l’Iran, inscrivent leur stratégie et leurs opérations de guerre dans le contexte du gigantesque remembrement stratégique porté par la Russie et par la Chine, dont le partenariat stratégique attire l’Iran et le Moyen Orient dans leur sphère d’attraction géopolitique et géoéconomique commune 37.
Aussi l’implication des Houthis contre Israël dans le contexte de la guerre de Gaza devient-elle de fait une opération de guerre menée par un « partenaire » de l’Iran, de la Russie et de la Chine contre Israël et ses alliés occidentaux. Entre autres conséquences, les taux de fret en direction de l’Europe, des États-Unis et de l’Asie ont déjà augmenté de 26 % entre fin octobre et fin décembre 2023.
La transformation de la mer Rouge en théâtre d’opérations d’une guerre navale asymétrique fait aussi entrer en convergence la guerre de Gaza, la guerre d’Ukraine et l’emballement climatique, par le biais des risques qui commencent à peser sur les exportations de céréales ukrainiennes transportées par cargos, lorsque ceux-ci quittent la Méditerranée. Malgré l’échec de la contre-offensive terrestre contre l’armée russe, les exportations maritimes de céréales ukrainiennes ont pu se développer par l’établissement d’un corridor sécurisé en mer Noire 38.
Ces exportations ont permis de renforcer la présence de la récolte ukrainienne sur des marchés internationaux mis sous tension par El Niño et par l’emballement climatique sur les grandes zones de production agricole et sur les grandes zones d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine qui souffrent de tensions, voire d’insécurité alimentaire 39.
Si la bataille navale entre les Houtis et la taskforce internationale déployée en mer Rouge venait à se prolonger, la mise en danger des exportations ukrainiennes en Asie et en Afrique de l’Est s’approfondirait. L’Ukraine n’aurait alors d’autre choix que de recommencer à augmenter ses exportations terrestres en Europe, au moment même où le monde agricole européen est en train de basculer dans un état de haute tension et de révolte contre les conditions qui lui sont imposées.
L’hyper siège établi par la convergence de l’emballement climatique déclenché par El Niño et des crises géopolitiques, agricoles et énergétiques induites par les guerres d’Ukraine et de Gaza deviennent autant de « méga moteurs » de tensions.
Celles-ci jouent sur toutes les vulnérabilités propres à chaque nation européenne, et sur les tensions entre celles-ci et l’Union. Ces arborescences de la grande crise climato-stratégique font ainsi apparaître un net point de bascule : le segment européen du « Nord » est profondément vulnérable au dérèglement mondial et planétaire en cours.
Sources
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