Alors qu’elle était sur le point de prendre ses fonctions début 2022, nous avions interrogé Maisa Rojas sur sa feuille de route à la tête du ministère de l’Environnement. Elle parlait notamment de deux mots clefs : transition et transformation. Presque deux ans plus tard, quels effets de la politique du gouvernement Boric voyez-vous dans votre secteur d’activité ?
Hubert Porte
En ce qui concerne la transition énergétique, les deux principaux chantiers sur lesquels travaille le gouvernement Boric sont l’hydrogène vert et le lithium. Sur le premier sujet, il s’agit de positionner le Chili comme un leader mondial dans la production et l’exportation d’hydrogène vert. En effet, le Chili dispose d’un avantage comparatif en la matière en raison de conditions favorables à la production d’énergies renouvelables, qu’elle soit d’origine éolienne en Patagonie, où les vents sont tels que les éoliennes atteignent des facteurs d’efficacité normalement réservé aux éoliennes offshore, ou au solaire, notamment dans le nord ou le taux d’irradiation du soleil est le plus élevé de la planète1. Le gouvernement considère donc que le Chili peut être le plus compétitif parmi les producteurs d’hydrogène, avec les coûts les plus faibles et s’est fixé comme objectif l’exportation de 2,5 milliards de dollars d’hydrogène dès 2030. En ce qui concerne le lithium, il s’agit pour le gouvernement actuel de diversifier les acteurs et de développer la valeur ajoutée, le tout avec une participation accrue de l’État chilien.
Quel rôle joue et pourrait encore être amené à jouer le Chili sur la scène internationale grâce au lithium ?
Le Chili, second producteur au monde de lithium, possède les réserves les plus importantes au niveau mondial. À ce titre, il peut et doit continuer à jouer un rôle majeur sur la scène internationale. Cependant il faut qu’il accélère très fort dans la mise en place de la stratégie nationale du lithium lancée par le gouvernement Boric en avril 2023 et dont certaines définitions sont urgentes.
Alors que le président chilien veut que le Chili devienne le « principal producteur de lithium du monde », le Chili sera probablement dépassé par l’Argentine et par la Chine dans la course du lithium à l’horizon 2030 — selon les prévisions de JPMorgan. Est-ce inévitable ? Le Chili pourrait-il faire quelque chose pour changer le cap ?
Compte tenu du nombre de projets en construction et en développement en Argentine et en Chine et du temps de gestation des nouveaux projets au Chili, il est effectivement possible que le Chili soit dépassé par ces deux pays à l’horizon 2030. Le groupe Eramet est d’ailleurs présent en Argentine et termine la construction de son usine de Centenario Ratones dans la province de Salta qui commencera à produire au premier semestre 2024, pour une production annuelle de 24 000 tonnes de carbonate de lithium. Nous avons comme objectif de développer un projet similaire au Chili et avons créé cette année une filiale au Chili qui vient d’acquérir 120 000 hectares de concessions minières couvrant différents salars dans la région d’Atacama.
Le retard pris par le Chili s’explique d’une part par une mauvaise définition de la gouvernance des salars lors de la refonte du code minier en 1982, où la relation entre l’État propriétaire du lithium et le concessionnaire minier privé n’a pas été bien définie et rend les projets complexes. Par ailleurs, les gouvernements des deux dernières décennies ont manqué de vision et de volonté politique pour clarifier cette gouvernance afin de relancer la filière lithium.
Le gouvernement Boric est conscient du retard accumulé et travaille dans deux directions. D’une part la mise en place de sa Stratégie nationale du lithium et d’autre part la refonte complète du système de permis environnementaux pour les grands projets miniers et énergétiques notamment. L’idée est de simplifier le système actuel pour le rendre plus rapide sans sacrifier le niveau d’exigence environnementale, avec la création d’un guichet unique pour une meilleure coordination et une meilleure interaction entre les différentes entités concernées. Le délai moyen pour le développement d’un projet minier est aujourd’hui de 7 ans et l’objectif est de réduire ce délai d’un an ou deux.
Comment voyez-vous la création d’une entreprise nationale du lithium ?
La Stratégie nationale du lithium annoncée par le Président Boric en avril 2023 cherche à mettre l’État chilien au cœur de l’industrie chilienne du lithium qui ne compte aujourd’hui que deux acteurs privés — l’Américain Albemarle et le Chilien SQM qui produisent tous les deux depuis le salar de Atacama. Pour le gouvernement Boric, la logique de la présence de l’État dans la production de lithium repose sur le fait que le lithium appartient à l’État et n’est pas concessible. Le gouvernement a donc mandaté ses deux sociétés minières publiques, Enami et Codelco pour négocier des partenariats publics privés avec les acteurs existants et avec de nouveaux acteurs potentiels. Le problème est que ces deux sociétés publiques ne connaissent pas l’industrie du lithium et qu’elles doivent allouer leurs ressources en priorité à leur métier de base — la production de cuivre. Dans ce contexte, l’apport de l’État est marginal tout en rigidifiant beaucoup les projets, notamment sur les salars, qui seront définis comme stratégiques et pour lesquels l’État devra détenir le contrôle.
La création d’une entreprise nationale du lithium paraît difficile à réaliser dans les deux ans qui restent à ce gouvernement car il faudra passer par le Congrès avec les complications et les délais que cela signifierait. De plus l’opposition n’est pas favorable à la création de cette entité et certains parlementaires de droite proposent même de rendre le lithium concessible comme il l’est dans de nombreux autres pays, avec une structure de royalty qui garantisse à l’État un juste partage des profits sans que l’État soit actionnaire. C’est le schéma en place sur le salar d’Atacama où les deux acteurs Albemarle et SQM ont versé à l’État en 2022 plus de 5 milliards de dollars de royalties compte tenu des cours astronomiques du lithium cette année-là.
Les grandes richesses minérales du Chili, notamment en lithium, peuvent-elles constituer la base du développement des industries de la transition verte pour le pays (batteries, etc.) ? Avez-vous connaissance d’investissements dans ce domaine ?
La stratégie gouvernementale fait du développement de la chaîne de valeur du lithium un de ses axes stratégiques. Au-delà de la seule extraction du minerai, il s’agit notamment de développer le raffinage, le développement des processus électrochimiques et la production de précurseurs pour batteries2.
Mais le gouvernement reconnaît que la production de batteries, en particulier pour les véhicules électriques, doit se faire avec les fabricants de ces véhicules pour des raisons logistiques évidentes. Or le Chili est un petit pays sans industrie automobile. Néanmoins cela peut faire sens de produire non pas des batteries finies mais des cathodes pour batteries et c’est ce que vont faire deux acteurs chinois, BYD et Tsingshan. Il faut signaler également l’intérêt du français Blue Solutions (groupe Bolloré) qui possède une technologie de batterie solide qui se fabrique essentiellement avec du lithium pratiquement sans nickel ni cobalt que l’on ne trouve pas au Chili.
Le développement de l’industrie de la batterie et des véhicules électriques souffre également de la faiblesse de la demande locale. Faute d’incitations fiscales, le marché de la voiture électrique est encore très marginal au Chili. Néanmoins l’électrique et l’hydrogène font une incursion significative dans les transports en commun et dans l’industrie minière (le Chili est le premier producteur mondial de cuivre). Dans la région, le Brésil semble également développer le recours aux véhicules électriques dans les transports publics.
Et qu’en est-il de la politique du Chili en matière de transition énergétique ?
Le Président Boric a fait de la lutte contre le changement climatique l’une des priorités de son mandat. En juillet 2022 le Chili a ainsi adopté sa première loi cadre sur le climat qui prévoit l’atteinte de la neutralité carbone en 2050. Cette loi fixe également un objectif en matière d’énergies renouvelables : elles doivent représenter 80 % de la production d’électricité en 2030 contre 60 % en 2022 (30 % d’hydraulique et 30 % d’éolien et solaire)3. La loi prévoit également la fermeture des centrales à charbon d’ici à 2040.
Compte tenu des conditions géographiques et climatiques du Chili, les énergies renouvelables y sont compétitives et ne nécessitent pas de soutien de l’État pour se développer. Mais le gouvernement a tout de même introduit un marché carbone, à un prix très faible, environ 5 euros par tonne de carbone, qui vient encore soutenir les sources d’énergies décarbonées.
Quelles seraient les marges d’amélioration ?
Il nous semble urgent que le gouvernement précise encore certains aspects de sa stratégie nationale du lithium, comme la classification des salars ou la définition du contrôle souhaité par l’État chilien dans des partenariats publics privés. Il nous paraît aussi essentiel que le gouvernement respecte mieux le statut du concessionnaire minier privé dont il a impérativement besoin pour construire des partenariats public-privés. Différents acteurs privés comme Eramet attendent avec impatience ces définitions pour avancer.
Sources
- https://energia.gob.cl/sites/default/files/national_green_hydrogen_strategy_-_chile.pdf
- https://s3.amazonaws.com/gobcl-prod/public_files/Campa%C3%B1as/Litio-por-Chile/Estrategia-Nacional-del-litio-EN.pdf
- https://iea.blob.core.windows.net/assets/51853e2a-08fb-4e2e-9bc5-1c1defa22485/LatinAmericaEnergyOutlook.pdf