La notion de « valeurs traditionnelles » compte, dans la Russie d’aujourd’hui, parmi les constructions rhétoriques les plus solidement établies du régime1. Son irruption dans les discours du président Vladimir Poutine, du patriarche Kirill et de membres de la Douma, de beaucoup antérieure au déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, a incontestablement marqué un tournant conservateur dans la politique russe2. On la voit désormais prospérer dans l’ensemble des productions gouvernementales, des décrets officiels et des supports de propagande. Les significations dont elle se trouve concrètement investie se sont affinées avec le temps, à mesure qu’elle recevait une portée et des connotations nouvelles. Quoi qu’il en soit de ces variations, la popularité croissante de cette figure rhétorique dans l’univers des porte-parole du régime signale l’accord collectif qui s’y est établi : le cap à tenir est celui de la tradition et de l’identité. 

Toutefois, le thème des « valeurs traditionnelles » n’imprègne plus seulement le discours de politique intérieure ; il constitue un volet à part entière de la communication internationale du régime. Ainsi, Vladimir Poutine ne manque pas une occasion d’évoquer les traditions que cultivait jadis le continent européen, pour mieux déplorer leur effondrement sous les coups de l’hégémon américain, avide de domination planétaire. Selon cette lecture, « l’Occident collectif » aurait aujourd’hui résolu d’imposer sa vision du monde à ceux des États qui furent autrefois proches de la Russie, voire se considéraient comme son allié. Pour sa part, la Russie n’aurait d’autre ambition que celle de résister à ces ingérences étrangères et de préserver coûte que coûte le socle de ses valeurs et de ses traditions.

Pour le régime russe, le cap à tenir est celui de la tradition et de l’identité. 

Marina Simakova

Dans les écrits soucieux de déchiffrer ces « valeurs traditionnelles », celles-ci apparaissent tantôt comme une construction stratégique de manipulation des masses, à caractère strictement technique, tantôt comme une conception réellement substantielle, le symptôme d’une orientation politique conservatrice en matière de famille, de sexualité, et d’enjeux sociaux du même ordre. Ces deux perspectives sont valables : chacune d’entre elles accentue simplement l’un ou l’autre aspect d’une même dynamique. Effectivement, bureaucrates et propagandistes se sont jetés sur l’expression de « valeurs traditionnelles », l’exploitant à l’envi comme un bien langagier à vil prix ; ils s’en sont emparés et l’ont endossée sans se laisser au préalable le temps de s’entendre sur son contenu. Cette inconséquence ne doit cependant pas conduire à nier l’influence réelle et croissante, surtout depuis 2011, que le gouvernement prétend exercer en matière d’éducation culturelle et morale — plus encore d’ailleurs que de protection sociale — sur la vie des citoyennes et citoyens russes.

Du côté de Vladimir Poutine, le dernier développement en date a été la signature, en novembre 2022, soit dans le contexte des combats les plus acharnés en territoire ukrainien, de l’Oukase sur les valeurs traditionnelles. D’après ce texte qui venait enfin en préciser les contours, les valeurs traditionnelles présentent un caractère éthique et moral. Elles correspondent à un impressionnant ensemble de préceptes sans lien entre eux : la vie et la dignité, les droits et la liberté individuels, le patriotisme, le civisme et le service de la patrie, le travail comme pratique constructive, la responsabilité devant son destin propre et l’adoption d’idéaux moraux élevés, la solidité de la famille et la priorité du spirituel sur le matériel, mais aussi l’humanisme et la charité, le sens de la justice et l’esprit du collectif, l’entraide et le respect mutuel, la mémoire historique, la continuité générationnelle et, enfin, l’unité des peuples de la Russie.

Telles qu’elles sont présentées, ces valeurs remontent aux sources même du christianisme, de l’islam, du bouddhisme, du judaïsme, et d’autres religions encore jadis professées sur le territoire russe, cette commune origine étant désignée comme le principe de leur unité. Aux yeux du pouvoir russe, le substrat lui-même des valeurs propres à ces religions serait resté fondamentalement identique, inchangé, quelles qu’aient pu être à travers l’histoire les dissensions à leur sujet, notamment en matière doctrinaire. Ces valeurs auraient ainsi conservé leur sens et leur force à travers les siècles et les vagues de sécularisation, demeurant ainsi un legs partagé tant par les croyants que par les non-croyants. Elles seraient donc le plus précieux des héritages, au fondement de la société et de la souveraineté de l’État, qu’il faudrait aujourd’hui préserver à tout prix de toute influence délétère.

Cette ahurissante construction confirme que les « valeurs traditionnelles » sont autre chose qu’un simple cliché investi de sens politique : elles sont un véritable idéologème. Il ne faudrait certes pas y chercher la clef de l’organisation politique de l’État russe, ni un quelconque « style » de gouvernement, et encore moins un outil d’analyse. Il n’en s’agit pas moins d’un véritable magma de représentations, doté de sa logique propre, en dépit même des aspects aberrants ou contradictoires qu’on y décèlerait. De plus, les « valeurs traditionnelles » constituent bel et bien une partie intégrante de l’identité du régime, cristallisée à mesure de son affirmation de la « souveraineté culturelle » russe3. S’il était loisible, il y a quelques temps encore, de les lire comme l’énième lubie des conservateurs au pouvoir, il n’est que trop clair depuis l’invasion de l’Ukraine que sa portée politique joue désormais à plein. Son objectif n’est autre que celui de substituer une vision du monde totalisante et inconditionnelle aux logiques existantes de la discussion politique. Par sa promotion d’une morale quasi-religieuse, cette construction a anticipé l’agressive propagande de guerre actuelle, qui en appelle aux sentiments moraux des Russes pour libérer l’Ukraine de la dépravation occidentale et de la perversion nazie. Il est donc plus qu’urgent de remonter aux origines de cette représentation, de retracer sa préhistoire politique, de chercher comment elle s’est imposée comme l’un des piliers idéologiques du régime et enfin ce qu’elle révèle des rapports au religieux dans un État laïque.

Éthique religieuse versus droits de l’Homme

Les premières occurrences de cette expression remontent aux écrits du métropolite Kirill, patriarche de Moscou et de toutes les Russies depuis 20094. Dix ans plus tôt était paru un article-fleuve de sa plume discutant le libéralisme, le traditionalisme et les repères moraux de l’Europe. L’Ouest et l’Est s’y voyaient assigner une tâche politique commune : fusionner les « valeurs néolibérales », soit l’expansion mondiale des droits de l’Homme et des libertés associées, et la vision du monde traditionaliste, attachée à la préservation des identités culturelles et religieuses définissant une communauté5. Conscient de toutes les difficultés liées à l’harmonisation de ces « impératifs dramatiquement divergents », Kirill concluait qu’il s’agissait là du principal « défi de l’ère post-communiste ». Si ce défi devait demeurer sans réponse, le monde sombrerait fatalement dans une spirale de conflits insolubles.

Les premières occurrences de l’expression des valeurs traditionnelles remontent aux écrits du métropolite Kirill.

Marina Simakova

Il en profitait pour porter, non sans retenue toutefois, un regard critique sur l’idée même de droits de l’Homme en leur qualité de « norme libérale » promue par les organisations internationales. Il concédait certes que le respect des droits de chacun était un principe parfaitement approprié au contexte des relations entre États. Le métropolite Kirill voyait en revanche une difficulté surgir dès lors que la « norme libérale » prétendait devenir un principe incontestable de régulation de l’existence collective, au sein même de pays dont les traditions culturelles, spirituelles et religieuses s’écartaient de cette norme — qu’ils n’avaient d’ailleurs en aucune manière contribué à formaliser. Dans le langage contemporain du pouvoir russe, on parlerait désormais d’« atteinte à la souveraineté » culturelle, spirituelle et religieuse. Selon Kirill, ce problème se faisait toujours plus aigu à mesure de l’élargissement des frontières de l’Union européenne et de leur glissement vers l’Ouest6.

C’est ainsi « sur le plan des valeurs » que l’idéal libéral, fondé sur la généralisation des droits de l’Homme, apparaissait incompatible avec les « orientations culturelles et religieuses nationales » de toute une série de pays. Il fallait proposer au monde une alternative, et ici résidait, aux yeux de Kirill, la haute tâche, et même le « devoir moral » de la Russie. Théocentrique de part en part, jusqu’au plus profond de sa tradition spirituelle, elle ne pouvait accepter sans condition l’humanisme anthropocentrique sis au cœur de la norme libérale. À la Russie, il appartenait au contraire de prendre fait et cause pour la variété culturelle du monde, tout en maintenant un dialogue avec le continent européen et ses traditions pluriséculaires de diversité. 

Cet article ne faisait aucun mystère de l’identité des adversaires visés : d’une part, l’Amérique et l’ensemble des États consentant à se plier à ses fantasmes de puissance ; d’autre part, les révolutionnaires et les communistes qui, en leur temps, s’étaient efforcés de réinterpréter et de réaffirmer à leur manière l’anthropocentrisme occidental – à l’instar, notamment, de Maxime Gorki. Ce n’est pas un hasard si, par la suite, le métropolite Kirill justifiera plus tard le devoir russe de sauver l’Europe de sa dégénérescence morale annoncée par le souvenir du socialisme soviétique, « expérience unique d’élaboration d’une société sans dieu ». Mécréante, immorale, l’Europe ne le serait devenue que sous l’influence des États-Unis : d’où, selon le métropolite, l’obligation faite à la Russie de livrer au monde ses lumières et ses mises en garde.

Kirill a déroulé ses thèses dans une série d’interventions et d’écrits ultérieurs, en les agrémentant d’un sempiternel refrain sur l’importance de la morale traditionnelle. L’acmé de son activité créatrice précéda de peu son accession au patriarcat. En 2006, le Conseil mondial du peuple russe, qui s’exprimait au nom de l’Église orthodoxe russe et de « l’ensemble de la civilisation russe authentique », adopta la Déclaration des droits et de la dignité de l’Homme, dont l’inspiration revenait en grande partie à Kirill. Après avoir passé en revue un certain nombre de valeurs – de la foi au patriotisme, en passant par le sens moral – dont aucun « droit de l’Homme » ne saurait justifier la négligence, cette déclaration soulignait le danger qu’il y aurait à autoriser, au nom du droit, les comportements que « la morale traditionnelle et toutes les religions historiques » réprouvent d’une même voix.

Mécréante, immorale, l’Europe ne le serait devenue que sous l’influence des États-Unis. 

Marina Simakova

De même, Kirill s’engagea activement dans la mise au point des Principes de l’enseignement de l’Église orthodoxe russe sur la dignité, la liberté et les droits de l’Homme. Dans ce document de l’Église orthodoxe russe, qu’il présenta et commenta publiquement en 2008, les valeurs, les intérêts de l’État, la morale traditionnelle et la souveraineté culturelle apparaissaient déjà comme des réalités indissolublement liées, toutes également victimes du progrès excessif, immoral et profane, des droits de l’Homme. La déclaration établissait ainsi : « Les droits individuels de l’Homme ne peuvent être opposés aux valeurs et aux intérêts de la Patrie, de la communauté, de la famille. L’exercice des droits de l’Homme ne saurait légitimer aucune atteinte aux choses saintes, aux valeurs culturelles, à l’identité nationale ».

Le 7 janvier 2023, Vladimir Poutine fête Noël à la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin. © Mikhail Klimentyev/Russian Presi/SIPA

Dès cette même année 2008, les « valeurs traditionnelles » commencèrent toujours plus souvent à figurer parmi les thèmes des rencontres officielles, des sommets, des allocutions et des communiqués de l’Église orthodoxe russe. C’est à cette époque, et à travers les écrits de Kirill, qu’elle reçut une véritable portée propagandiste. Kirill s’était convaincu que ces valeurs, unies par leur commune genèse, jouaient un rôle majeur dans le processus de réaffirmation du religieux au sein du monde moderne — autrement dit, dans le processus politique de dé-sécularisation7. On ne lit pas autre chose dans le premier programme socio-politique produit par l’Église orthodoxe russe, les Principes de la conception sociale, dont l’élaboration s’est étalée entre 1994 et 2000, qui définissait les axiomes et les objectifs de l’Église, ainsi que sa stratégie politique et ses relations avec l’État. L’un des traits notables de son activité politique d’alors était son hyper-œcuménisme, c’est-à-dire l’ouverture faite à d’autres confessions et religions, laquelle prenait moins la forme d’un dialogue interconfessionnel et interreligieux que d’une recherche constante d’appui de la part des autres institutions religieuses, appréhendées comme autant d’alliés politiques. Trois tendances majeures peuvent ici être signalées : des appels directs à la coopération ; un effort rhétorique de substitution des mots « religieux » et « croyants » à « orthodoxes » (et même « chrétiens ») ; une mise à distance de la théologie proprement dite au profit de l’éthique traditionnelle, située selon Kirill au carrefour de toutes les religions. Dans le monde moderne, affirmait-il ainsi, il n’est pas rare qu’un croyant orthodoxe se sente plus proche d’un musulman que d’un sujet occidental parfaitement sécularisé, inapte à distinguer le bien du mal. Ainsi s’éclaire la logique interne de l’Oukase sur les valeurs traditionnelles : ces valeurs seraient communes à l’ensemble des Russes, parce qu’ancrées dans toutes les religions les plus répandues du pays, en dépit même de leurs divergences internes. 

Dans le monde moderne, affirmait Kirill, il n’est pas rare qu’un croyant orthodoxe se sente plus proche d’un musulman que d’un sujet occidental parfaitement sécularisé, inapte à distinguer le bien du mal.

Marina Simakova

Cet hyper-œcuménisme de façade n’en supposait pas moins l’existence d’un hégémon. C’est naturellement l’Église orthodoxe russe qui se vit assigner les fonctions de direction et d’unification en matière de coopération socio-politique des religions. On peut ainsi rapprocher cette stratégie de celle qui, dans la Russie d’aujourd’hui, consiste à ériger le « monde russe » en véritable clef de la question nationale, en assignant à la culture et à la langue russe un rôle d’unification des cultures des peuples du pays. Ainsi, l’idée d’une morale interreligieuse apparaît, en fin de compte, défendue avant tout par les représentants institutionnels d’une confession spécifique : l’orthodoxie. L’un des instruments de ce pluralisme religieux sous la bannière de l’Église orthodoxe russe fut à ce titre le Conseil interreligieux fondé en 1998 à l’initiative de Kirill et qu’il préside encore aujourd’hui. L’un des épisodes notables eut lieu au printemps 2008, lorsque le Conseil interreligieux adressa une lettre au commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe Thomas Hammarberg le priant de ne pas soutenir la gay pride que des militants prévoyaient d’organiser à Moscou. L’argumentation du Conseil reposait sur l’idée que la société russe, dans son immense majorité, ne reconnaissait pas l’homosexualité comme une norme. Au fondement de cette insolite unanimité, le Conseil plaçait précisément « les conceptions morales des religions traditionnelles de la Russie, dont l’origine remonte à la nuit des temps » — ces mêmes représentations que l’on appellerait bientôt les « valeurs traditionnelles ».

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Les faveurs familiales contre l’immoralité

Les « valeurs traditionnelles » ont pénétré la rhétorique officielle des autorités séculières dans le contexte de discussions relatives aux valeurs familiales. Le thème de la famille s’est imposé assez tôt comme l’une des préoccupations majeures du gouvernement, vers les années où Kirill s’efforçait de son côté de finaliser les textes programmatiques de l’Église. Dès le milieu des années 1990, Vladimir Poutine s’appuyait sur les écrits de Soljenitsyne pour soutenir la nécessité de « préserver le peuple » (c’est-à-dire de protéger la famille en tant qu’institution traditionnellement liée aux fonctions de reproduction sociale), tout en attirant l’attention sur les enjeux liés à l’enfance et à la maternité. La politique démographique prenait ainsi une tournure nettement nataliste, alimentée par une série de directives promouvant le respect de l’institution familiale. Les années 2007-2008 virent l’établissement d’un nouveau Livre blanc de politique publique en matière d’éducation spirituelle et morale des enfants, à laquelle contribuèrent un certain nombre d’experts, dont une série de représentants de l’Église orthodoxe russe. On y lisait que la moralité des enfants, échappant à toute forme de contrôle gouvernemental, subissait l’influence funeste de sources d’information susceptibles de « dissoudre les valeurs morales traditionnelles des peuples de la Russie ». Le texte y voyait une véritable menace pour la sécurité de l’État et développait une combinaison rhétorique complexe, assez caractéristique de la prose officielle, articulant diversement les mots « moral », « traditionnel », « valeurs » et « famille ».

Quoi qu’il en soit de cette combinatoire, les « valeurs traditionnelles » devenaient le soubassement de toute l’éducation des enfants et de la protection de leurs intérêts. L’origine religieuse de ces valeurs n’était pas alors au cœur du propos, si l’on excepte une référence à la nécessité de coopérer avec les organisations des religions « traditionnelles » (ou « historiquement représentées » en Russie) en matière de protection de l’enfance. Au même moment, pourtant, un discours de Dimitri Medvedev pointait clairement dans cette direction : « Nous avons refermé quatre-vingts ans de l’histoire la plus sombre, au cours desquels tous les ersatz moraux n’ont rien su générer qui permette de remplacer la foi et la moralité, en grande partie liées à la religion. […] Dans ce domaine, toute invention a quelque chose d’artificiel ». De plus, ce discours de 2007 désignait déjà les reliquats d’une religion (non spécifiée) comme la source d’une morale éternelle et organiquement formée : en substance, il s’efforçait de naturaliser la culture pour assigner à la morale une base naturelle, conformément à la stratégie idéologique d’ensemble du Kremlin à laquelle Poutine, plus tard, aurait lui-même recours.

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que l’année 2008 ait été déclarée « Année de la famille », tandis que le 28 juin, décrété jour férié en 2022, devenait le « Jour de la famille, de l’amour et de la fidélité ». Sous le patronage de la première dame Svetlana Medvedeva, des célébrations eurent lieu dans plusieurs villes du pays. Le « Jour de la famille » reçut son symbole : le prince Piotr et la princesse Fevronia de Mourom, canonisés au XVIe siècle. Le décret présidentiel approuvant l’institution de l’« Année de la famille » et des événements associés insistait sur la nécessité de renforcer les « valeurs familiales fondamentales ». Bien que celles-ci ne soient explicitées nulle part, la famille n’en commença pas moins à être promue sous la forme d’une union solidement établie entre adultes de sexes différents, ayant un ou plusieurs enfants. Ce modèle familial se muait ainsi en emblème de la tradition, à l’exclusion de tout autre type de relations sexuelles et de rapports de couple. Il est évident que n’importe quelle forme de famille ou d’union pourrait, en théorie, présenter un caractère « traditionnel ». Néanmoins, c’est bel et bien le couple hétérosexuel avec enfants qui se vit progressivement institué en fondement substantiel de la moralité russe, porteur de ses valeurs et support de leur transmission. Cette vision conservatrice des relations familiales devait se renforcer avec le temps, pour dépasser le seul cadre de l’organisation de la vie familiale. 

Dans le Livre blanc de politique publique sur la famille adoptée en 2014 et en vigueur jusqu’en 2025, les valeurs traditionnelles sont pleinement affirmées. Elles y font figure de véritable priorité de l’État. Ainsi, à travers la famille, que le gouvernement considère à la fois comme un choix personnel, une institution engageant à la loyauté et un objet de régulation, la morale traditionnelle en vient à fusionner le privé, le public et l’étatique. Ici réside la pragmatique politique des « valeurs traditionnelles » en tant que pilier idéologique. Cette pragmatique se donne à voir dans la politique familiale du Kremlin, attachée à éviter la métaphysique des « religions historiques » sans toutefois rompre tout à fait avec elles. 

La spiritualité et ses « liens manquants »

Dès le début de son règne, Vladimir Poutine a multiplié les excursus moralisants sur l’importance vitale du spirituel. Sa rhétorique n’en a pas moins évolué au cours du temps, et il faut reconstituer ici le glissement qui a vu ses intuitions dispersées sur la vie spirituelle se cristalliser en une véritable idéologie des valeurs traditionnelles.

Les valeurs traditionnelles font figure de véritable priorité de l’État.

Marina Simakova

La première phase s’étend entre les années 2000 et 2007. Les mots « spiritualité », « moralité » ou « valeurs » apparaissent alors de manière éclatée, sans véritable lien qui vienne en stabiliser le sens. Vladimir Poutine constatait par exemple dans son premier discours au Conseil de la Fédération que la Russie nouvelle, en dépit de son ouverture au monde, devait partir en quête de « ses propres réponses aux questions spirituelles et morales ». Le 31 décembre 2004, dans son allocution du Nouvel An, il ajoutait : « Toutes nos priorités sont liées au développement intellectuel et spirituel de l’Homme ». Une allocution de l’année suivante mettait enfin en lumière ces « valeurs » qui seraient « demeurées inébranlables et inchangées sur la terre russe au cours des siècles ». Toutefois, ces valeurs de solidarité, de confiance, ou encore de fiabilité, mesurées à l’aune de la moralité et non de la réputation individuelle, n’étaient pas encore explicitement rattachées à la spiritualité et à la tradition. 

Ce rapprochement ne s’est opéré qu’en 2007. Sur le point d’endosser les fonctions de Premier ministre, le président laissait derrière lui une sorte de testament, acmé du cycle précédent d’allocutions — que le parti de gouvernement appelait le « Plan Poutine ». Il annonça alors que la société russe avait perdu ses « traditions spirituelles » sous le coup des difficultés économiques de la période de transition ayant suivi la chute de l’URSS. Si le pays s’en était effectivement relevé, la stabilité politique et économique retrouvée ne devait pas éclipser l’unité spirituelle et les valeurs morales. Vladimir Poutine ajoutait à cet égard que l’état d’esprit public ne découlait en rien des bases socio-économiques, mais qu’au contraire la véritable « infrastructure des relations économiques et politiques » résidait dans les « valeurs culturelles authentiques » et le « système général des repères moraux ». Rien d’étonnant donc à ce que le mot « spiritualité » apparaisse à maintes reprises dans ce discours qui substituait au matérialisme économique le plus vulgaire idéalisme.

Il faut cependant se demander ce qu’entend exactement le président russe lorsqu’il parle de « spiritualité », dans ses allocutions officielles comme dans son discours sur soi8. Ce mot ressortit naturellement au lexique religieux. En tant que concept, il prend corps chez les slavophiles (représentants d’un mouvement intellectuel et politique du XIXe siècle fondé, en Russie, sur l’idée d’un « génie » national particulier) sous la triple influence du romantisme allemand, de la patristique orthodoxe et des interrogations de l’époque autour de la « culture nationale ». C’est ici que les réflexions sur la spécificité de la spiritualité russe, poursuivies dans toute la pensée religieuse du tournant du siècle, trouvent leur origine. Au risque de simplifier à l’extrême, on peut considérer que ces doctrines ont en commun de concevoir la spiritualité comme une vie intérieure dans laquelle, pour citer le philosophe religieux Vladimir Soloviev, « le vrai, le bien et le beau » se trouvent perpétuellement en rapports harmonieux. Si cette concordance résulte de l’action divine, elle exige un effort de la part de l’Homme, et se manifeste alors dans chacune de ses actions. Il s’agit en d’autres termes d’un mouvement intérieur vers un idéal plus élevé, qui se réalise dans la vie quotidienne et lui confère un sens. 

Si la chose paraîtra plus surprenante, il faut bien noter que le terme de « spiritualité » figure aussi dans les textes et contextes soviétiques. Appliqué au peuple et à l’Homme soviétiques, il signifiait avant tout la capacité et la conviction intérieure de devoir placer les valeurs immatérielles au-dessus des valeurs matérielles. Cette spiritualité soviétique était donc moins une qualité qu’un choix moral : le refus de se laisser mener par l’intérêt mercantile. Or, on ne retrouve pas autre chose, dans l’oukase de 2022, que cette spiritualité comme choix universel et socialement approuvé. On pourrait, jusqu’à un certain point, lire dans cet oukase une interprétation psychologisante de la proposition n°9 du Code moral du bâtisseur du communisme, approuvé en 1961 lors du XXe Congrès, qui appelait à « l’intransigeance envers l’injustice, le parasitisme, la malhonnêteté, le carriérisme, la cupidité ». Vladimir Poutine fait fréquemment mention de ce Code moral soviétique dans ses allocutions, pour déplorer la disparition des valeurs qui s’y trouvaient exposées. Considérant que ce code, dénué de toute originalité, exposait de simples maximes bibliques, le président russe suggère de se tourner vers les confessions religieuses russes qui, affirme-t-il, adhèrent à des préceptes similaires depuis les temps prérévolutionnaires.

Comment Vladimir Poutine a-t-il effectué ce saut du matérialisme à l’idéalisme et de la spiritualité soviétique à une spiritualité quasi-religieuse ? Ce glissement est sans doute indépendant des propositions du patriarche Kirill, bien qu’il y fasse écho ; de même, il est douteux que Vladimir Poutine ait été inspiré par une lecture approfondie des écrits du philosophe conservateur Ivan Iline ou du penseur religieux Nikolaï Berdiaev, bien qu’il y fasse souvent référence. Il est toutefois un auteur qui aurait pu personnellement renforcer la préoccupation de Vladimir Poutine pour la spiritualité : il s’agit d’Alexandre Soljenitsyne. Le président russe n’a jamais manqué une occasion d’insister sur l’importance de ses écrits ; il lui a remis le Prix d’État de la Fédération de Russie, s’est chargé de l’établissement d’une version de l’Archipel du Goulag à destination des écoles et a exprimé de plus d’une manière son profond respect pour l’écrivain. Plus encore : Vladimir Poutine s’est rendu à plusieurs reprises entre 2000 et 2007 dans la résidence de Soljenitsyne près de Moscou pour entretenir avec lui, comme l’a rapporté la presse, de longues conversations familières. L’année dernière encore, lors du Forum de Valdaï, Poutine a cité le célèbre discours de Harvard dans lequel Soljenitsyne avait signalé à l’Occident son « aveuglement par la suprématie » et son « déficit de spiritualité »9.

La spiritualité soviétique était donc moins une qualité qu’un choix moral : le refus de se laisser mener par l’intérêt mercantile.

Marina Simakova

La seconde étape est à dater des années 2008-2011, c’est-à-dire du moment où Poutine exerçait les fonctions de Premier ministre. Sa politique connaissait alors deux grandes tendances, qui allaient par la suite se renforcer mutuellement. Elle consistait d’une part à multiplier les programmes gouvernementaux tendant à l’éducation spirituelle de la population. Outre la politique en direction de la famille évoquée ci-dessus, pensons ici au programme « Éducation patriotique des citoyens » de 2010, qui visait à « régénérer la spiritualité », dans un esprit proche des orientations de l’ère soviétique tardive. D’autre part, le Kremlin poursuivait son rapprochement politique avec l’Église orthodoxe russe. Il ne s’agissait plus seulement de soutenir cette institution et ses intérêts, mais d’engager l’Église dans un travail sociopolitique séculier en tant qu’alliée de l’État et d’accroître sa présence médiatique. On vit alors une véritable explosion des gestes symboliques dans cette direction : les membres du parti au pouvoir se mirent à participer toujours plus démonstrativement aux rituels orthodoxes tout en multipliant les déclarations en faveur de l’Église. Vladimir Poutine lui-même répétait continûment qu’il menait une vie religieuse et vénérait les saints russes. L’un des événements les plus médiatisés fut son hommage rendu en 2011 à la « ceinture de la Vierge », auquel vinrent assister des milliers de croyants russes. 

Le 7 janvier 2023, Vladimir Poutine fête Noël à la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin. © Mikhail Klimentyev/Russian Presi/SIPA

Occupé avant tout de préparer son image en vue des présidentielles de 2012, Vladimir Poutine mettait l’accent, dans ses campagnes médiatiques, sur sa force, son intrépidité, son respect de l’ancien — on se rappelle qu’il manifesta son goût des antiquités en mettant en scène sa découverte de deux amphores vieilles de quinze siècles au fond de la mer d’Azov. Pendant ce temps, les décrets et instructions du président Medvedev poursuivaient la ligne énoncée par son prédécesseur : préserver « l’identité spirituelle », renforcer « l’unité spirituelle », ne pas négliger les « valeurs morales » parmi les facteurs de développement du pays. L’année 2009 vit ainsi à la fois le rétablissement, pour la première fois depuis l’époque prérévolutionnaire, du clergé militaire, tandis qu’une nouvelle discipline censée réunir les fondements de l’éthique religieuse et laïque, l’« Éducation spirituelle et morale », faisait son apparition dans les écoles russes. Le tournant décisif eut lieu en 2012 : le retour de Vladimir Poutine à la présidence inaugura un très net tournant conservateur. De ce point de vue, l’occupation de la Crimée en 2014 et les actions militaires de la Russie dans l’est de l’Ukraine n’ont fait que renforcer un mouvement idéologique préexistant, en en accentuant la dimension agressive. 

Dès 2012, Vladimir Poutine fit une déclaration tonitruante, diagnostiquant un « déficit de liens spirituels » (deficit dukhovnikh skrep) dans la société russe. Cette expression (qui devint instantanément un même), sonnait comme un archaïsme, bien qu’elle ait été utilisée jusque dans les années 1990, après avoir paru, au début du siècle, sous la plume de l’historien Vassili Klioutchevski et du philosophe Nikolaï Berdiaev, puis de Soljenitsyne lui-même, qui parlait dans son discours du prix Nobel de la langue nationale comme du « lien de la nation » (skrepa nacii). Le sens que lui conférait Vladimir Poutine était tout à fait clair, puisqu’il énumérait lui-même les « liens spirituels » concernés — la miséricorde, la compassion, la sympathie, l’entraide et le soutien mutuel — en les donnant pour autant de repères moraux partagés par tous les habitants du « monde russe » depuis des temps immémoriaux. La moralité commune, à la fois idéal régulateur et véritable sens moral, devait ainsi rassembler l’ensemble de la population en une totalité sociale, et transformer une société atomisée en une société consolidée. Ces repères moraux étaient donnés pour évidents, inhérents, naturels, toujours présents en chacune et chacun. Or, ajoutait Vladimir Poutine, ces liens qui avaient façonné de tout temps la spiritualité russe de manière organique avait cessé de jouer leur rôle de cimentation.

La moralité commune, à la fois idéal régulateur et véritable sens moral, devait ainsi rassembler l’ensemble de la population en une totalité sociale, et transformer une société atomisée en une société consolidée.

Marina Simakova

À ses yeux, il y avait deux raisons à cela : tout d’abord, la Révolution et la guerre civile, qui avaient ébranlé les assises pluriséculaires du peuple russe tout en divisant la société ; ensuite, et à l’échelle d’une histoire plus récente, les perturbations économiques des années 1990. Les contraintes liées à la survie matérielle au cours de cette difficile décennie auraient conduit à l’oubli des priorités spirituelles, au sacrifice du sens moral. Cette sorte de trauma serait ainsi une conséquence de la « thérapie de choc » et des dynamiques qui ont accompagné le passage à l’économie de marché et l’ensemble de la transition post-soviétique. C’est pourquoi, dès son retour à la présidence en 2012, Poutine s’empressa de proclamer que la stabilité économique était désormais acquise, que les difficultés appartenaient au passé, et qu’il était à présent plus que temps d’inaugurer le volet substantiel de la vie politique : le rétablissement des repères spirituels des citoyens russes. 

Sur la voie des « sentiments élevés » 

Les représentants du pouvoir russe, avant et depuis l’invasion de l’Ukraine, ont martelé qu’il n’existait pas d’« idéologie » en Russie, au sens d’un grand récit de l’ordre de ceux qui se sont affrontés pendant la Guerre Froide. De même, tout au long des années 2000 et 2010, analystes et commentateurs ont répété qu’il n’existait pas d’« idée nationale » en Russie, et ce malgré toutes les velléités du pouvoir. Poutine lui-même a souligné qu’il n’était pas nécessaire d’avoir une idée nationale, puisqu’un simple « principe unificateur » suffisait. Aux yeux de tous ces acteurs et exégètes du politique, revendiquer une idéologie reviendrait à ouvrir la voie à une intrusion du pouvoir dans la sphère des convictions humaines, exercer une pression idéologique sur le mode totalitaire : la Russie nouvelle ne pouvait se le permettre. Tout en se défendant donc de produire ou d’agir d’après une idéologie, le Kremlin fit mine de s’appuyer tout simplement sur l’existant, sur les éléments censément présents depuis toujours en terre russe, et qui n’exigeaient, selon cette logique, aucune forme d’imposition ou d’intrusion dans le domaine propre de la libre conscience. 

Cet élément n’est autre que les valeurs morales et éthiques dérivées des « religions traditionnelles de la Russie », indépendantes des pratiques ou des textes religieux, puisque présentes en l’esprit de chacune et chacun, quelle que soit l’éclipse temporaire qu’aient pu provoquer les réalités économiques et les charmes de l’Occident. L’heure serait donc venue d’exhumer cette moralité du monde intérieur de chaque citoyen russe, de démontrer qu’elle existe en tous et en chacun. De la sorte, les autorités russes se défendent de prétendre décréter la moralité : elles se contenteraient de raviver courageusement une moralité préexistante. Dans son allocution de 2012 relative aux « liens » spirituels, Poutine affirmait ainsi que la loi n’était pas en mesure d’établir la moralité : rien de plus naturel, dès lors qu’on considère cette dernière non pas comme un ensemble d’idées, ni même une vision du monde (mirovozzrenie), mais bien comme une perception, un sens ou un sentiment du monde (mirooščuščenie). On ne décrète pas le sentiment, pas plus qu’on ne peut l’instaurer par la loi.

Les autorités russes se défendent de prétendre décréter la moralité : elles se contenteraient de raviver courageusement une moralité préexistante.

Marina Simakova

Telle est donc la manœuvre essentielle du poutinisme tardif : exhorter à la cultivation d’un sentiment obscurément présent en la conscience ou la mémoire, mais intimement ressenti par tous. En réalité, il ne s’agit pas même d’un « sentiment », mais d’un mode de la sensation, aligné sur un idéal. Cette moralité du ressentir s’oppose à toute volonté d’agir conformément aux normes, aux arguments et aux intérêts propres qui ressortissent du domaine du politique, du droit et de l’organisation matérielle. Pour l’actuel pouvoir russe, une préoccupation excessive pour les processus politico-juridiques (l’aspect formel de la vie politique), sans même parler de l’économie (son aspect matériel), empêcherait les citoyens de communier dans une aspiration commune « au vrai, au bien et au beau ». Dans cette perception du monde, qu’on imagine, bien évidemment, donnée d’emblée à chaque Russe, cette aspiration serait aussi naturelle que le besoin de respirer.

Cette construction constitue bien la principale torsion idéelle et politique qu’opère le régime poutinien. La politique du Kremlin en matière de spiritualité, à la fois quasi-religieuse et séculière, se donne pour un soutien à l’ordre naturel des choses : elle est ainsi un programme idéologisé qui se nie constamment dans son caractère politique et arbitraire. Les logiques politiques et géopolitiques du poutinisme émanent d’un ordre quasi-naturel, de régularités morales stabilisées au cours des siècles. C’est au fond d’elles-mêmes qu’elles trouvent leur justification. Une telle logique permet ainsi au pouvoir de faire l’économie de tout argument clair, convaincant et pratique dans la mise en œuvre de ses décisions politiques. 

Au fondement de cette torsion se trouve une auto-illusion, orchestrée par toute une série d’acteurs sous la houlette du principal auto-illusionniste. La seule vérité qu’ils tiennent pour valable dans le domaine de la lutte économique et politique et qu’ils désignent comme point de repère à l’ensemble des citoyens est une vérité apolitique, délibérément apolitique, de l’ordre d’une morale universelle, et en même temps individuellement ressentie. Ainsi s’expliquent, au moins pour partie, le processus de dépolitisation profonde de la société russe, une dépolitisation intentionnelle, venue d’en-haut, mais aussi la dynamique de décomposition politique de l’élite elle-même. 

Tout le paradoxe ici tient au fait que ces valeurs censées s’être historiquement constituées – sans qu’on comprenne quand ni comment – auraient besoin, selon le Livre blanc de sécurité nationale de l’État russe, d’être constamment préservées des menaces extérieures ; en revanche, la spiritualité dont se nourrissent ces mêmes valeurs serait, elle, capable de survivre à tout. Comme l’affirmait Soljenitsyne dans le discours d’Harvard que Poutine affectionne tant : « après avoir souffert pendant des décennies de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les habitudes d’une société massifiée ». Les aspirations profondes et les sentiments moraux de l’Homme russe sont ainsi inexpugnables. Cependant, sur la voie de ces sentiments « plus élevés » se dresse toujours une présence hostile : la République des Deux Nations (union de la Pologne et de la Lituanie aux frontières de la Russie de 1569 à 1795), l’Autriche-Hongrie, les bolchéviks… En somme, autant de projets d’« anti-Russie », ceux-là mêmes que, selon Vladimir Poutine, l’Occident déroule une fois de plus par le truchement de l’Ukraine.

On a ainsi affaire, avec le poutinisme, à un système de représentations pétri de contresens et de contradictions. Tout d’abord, il rend la discussion politique impossible, puisqu’il consiste très exactement à faire passer les représentations de quelqu’un pour les sentiments de quelqu’un d’autre. Il se donne pour dénué d’« idéologie », alors même qu’on peut y déceler des vestiges Code moral du bâtisseur du communisme, qui s’articulent, non sans fracas, aux préceptes des russophiles soviétiques — de la trempe d’un Soljenitsyne — et au revanchisme des clercs – de la trempe d’un Kirill. Les clercs, à leur tour, affirment simultanément que l’expérience soviétique (quoi qu’ils entendent par-là) appartient au passé, tout en poursuivant une lutte acharnée contre ce passé, avec des méthodes qu’ils empruntent justement à leur propre expérience soviétique. Toujours sur le plan des contradictions, l’aspiration autoritaire au contrôle total des processus politiques et juridiques est en tension permanente avec le mépris du formalisme et de la loi, justifié par le fait que les sentiments morals sont au-dessus de tout. De même, la nécessité de résoudre les questions de sécurité matérielle et de développement économique se heurte au déni jeté sur toutes les valeurs matérielles. Enfin, l’intention de mener une politique réelle, guidée uniquement par les intérêts nationaux pratiques, achoppe sur le principe d’une préoccupation exclusive pour la morale et les idéaux.

Le poutinisme rend la discussion politique impossible, puisqu’il consiste très exactement à faire passer les représentations de quelqu’un pour les sentiments de quelqu’un d’autre.

Marina Simakova

Le cadre dans lequel le régime de Vladimir Poutine a pris corps est bien ce conflit entre des représentations mutuellement exclusives, et il semble n’avoir trouvé aucune issue au cours des décennies passées. Plus le désaccord politique entre ces représentations s’accentue, plus leur exclusion mutuelle s’intensifie, réduisant à néant toute possibilité de discussion politique, puisqu’à chaque enjeu concret se voit substituée la propagande de « valeurs traditionnelles », autrement dit éternelles. Aujourd’hui, la dépolitisation progressive des contradictions idéelles du régime a créé une configuration dans laquelle tous les moyens de les formuler, des médias indépendants aux initiatives citoyennes, ont été délibérément brisés. Aussi le régime n’est-il redevable d’aucune reconfiguration politique, mais seulement d’une destruction totale. Il n’a plus guère pour lui que ses tanks, ses missiles et ses drones qui, comme le diffuse opiniâtrement la télévision d’État, apportent « le vrai, le bien et le beau » en Ukraine.

Sources
  1. Le texte que nous traduisons ci-dessous acquiert dans ce contexte un caractère d’urgence redoublée. Cet article a paru dans la revue d’opposition Posle, sous la plume de Marina Simakova, historienne des idées politiques, spécialiste des idéologies et de leur évolution historique. L’autrice y dissèque la notion de « valeurs traditionnelles », aujourd’hui l’un des piliers de la politique poutinienne en matière culturelle, mais aussi spirituelle, politique et géopolitique. Elle démontre, sources en mains, que cette construction puise à une triple source : le « revanchisme des clercs », et en particulier l’œuvre personnelle de Kirill, patriarche de Moscou et de toutes les Russies depuis 2009, dans ses croisades contre l’amoral Occident ; certains préceptes d’éthique soviétique inclus dans le Code moral du bâtisseur du communisme de 1961 ; enfin, la remise au goût du jour de l’idée d’une spiritualité éternelle de l’Homme russe, glorifiée par une myriade d’écrivains, depuis les slavophiles du premier XIXe siècle jusqu’au discours d’Harvard d’Alexandre Soljenitsyne en 1978.
  2. Le 30 novembre 2023, le juge de la Cour suprême russe Oleg Nefedov a fait droit à la demande du ministère de la Justice d’interdire le « mouvement social international LGBT », après sa requalification en tant qu’« organisation extrémiste ». Premier acte : cette décision rabat (au moins en puissance) toute identité sexuelle sur une identité politique – toute préférence sur une idéologie. Deuxième acte : la Russie de Vladimir Poutine fait ce que Trump n’a pas pu faire aux États-Unis, lorsqu’il a appelé à caractériser « ANTIFA » comme une organisation terroriste – à savoir interdire, non pas un groupement constitué, une organisation ayant son existence juridique et politique propre, mais une mouvance de groupes et d’individus en lutte pour des droits concrets. C’est à huis clos que la Cour suprême russe a prononcé sa sanction, qui fait suite à une décennie de réformes hostiles. En 2006, l’offensive juridique a été lancée dans la région de Riazan, où a été adoptée une loi interdisant la « propagande de l’homosexualité », en l’espèce les actions publiques visant à « promouvoir », auprès des mineurs, les relations entre personnes d’un même sexe – c’est-à-dire (en puissance à nouveau) tout affichage public de ces mêmes relations. Entre 2011 et 2013, des lois analogues se sont multipliées à travers les régions russes. Elles ont préparé le terrain à la loi fédérale de 2013, par laquelle la Douma frappait de sanctions administratives toute « propagande de relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs ». Les personnes LGBT ont dès lors vécu sous le coup d’une surveillance accrue, subissant des interdictions d’événements publics et des pressions étouffantes, dans une atmosphère conservatrice toujours plus marquée, puisque cette même année 2013 voyait aussi la formalisation d’un nouveau Livre blanc de politique familiale nationale et d’une loi punissant « l’offense aux sentiments des croyants ». Enfin, il y a précisément un an, en novembre 2022, la Douma a introduit des amendes pouvant aller jusqu’à 400 000 roubles pour les personnes privées et 5 millions pour les personnes morales (respectivement 4 000 euros et 50 000 euros) en cas de « promotion des relations et orientations sexuelles non traditionnelles » ainsi que du changement de sexe, cette-fois ci auprès des personnes de tous âges.
  3. Sur cette notion de « souveraineté culturelle » voir, par la même autrice : https://posle.media/language/en/war-and-sovereign-culture/
  4. Une partie de ses écrits est disponible en français sous le titre L’Évangile et la liberté : les valeurs de la tradition dans la société laïque, Paris, Éditions du Cerf, 2006.
  5. L’autrice navigue habilement entre deux options analytiques. Selon la première, les mots diraient tout : les « valeurs traditionnelles » seraient l’alpha et l’oméga, la clef ultime de compréhension de toute la politique russe ; selon la seconde, les mots ne diraient rien, le vocabulaire poutinien ne serait qu’une coquille vide, un affligeant décor. Bien plutôt, soutient Marina Simakova, nous avons ici affaire à un « idéologème », une unité signifiante indexée sur un contexte de pertinence qui dépasse le texte lui-même. Relues à cette aune, les « valeurs traditionnelles » apparaissent comme une construction de longue haleine, issue d’une critique du libéralisme et des droits de l’Homme que l’Occident aurait tenté d’imposer à la planète entière, au mépris de toutes les spécificités culturelles et religieuses. Face à ce facteur d’immoralité et d’érosion de la société russe, le patriarche Kirill et le président Poutine ont dressé le rempart des « valeurs traditionnelles », dont la famille hétérosexuelle a été la première incarnation. Par ailleurs, la notion de « valeurs traditionnelles » repose sur l’idée que le pays, sous l’effet des difficultés de la période de transition post-soviétique, aurait abandonné ses repères moraux et ses liens spirituels. L’heure serait ainsi à la revitalisation des « valeurs » éternelles qui soudent la nation russe : en vrac, d’après le texte d’un oukase de 2022 : « la vie et la dignité, les droits et la liberté individuels, le patriotisme, le civisme et le service de la patrie, le travail comme pratique constructive, la responsabilité devant son destin propre et l’adoption d’idéaux moraux élevés, la solidité de la famille et la priorité du spirituel sur le matériel, mais aussi l’humanisme et la charité, le sens de la justice et l’esprit du collectif, l’entraide et le respect mutuel, la mémoire historique, la continuité générationnelle et, enfin, l’unité des peuples de la Russie ». Enfin, ces diverses valeurs, dont l’énumération suffit à manifester qu’elles n’ont entre elles d’autre lien que celui de leur énonciation, ne seraient pas une croyance artificielle, mais bien une tendance inhérente à chaque Russe, une inclination naturelle de la spiritualité qui ne demanderait qu’à être stimulée pour prospérer. En définitive, il ressort de ce tour d’horizon que cette construction idéologique n’a pour elle que son incohérence, puisqu’elle amalgame sans consistance aucune des éléments et des logiques dont l’analyse serrée de Marina Simakova révèle le caractère mutuellement exclusif.
  6. Rappelons qu’à l’époque, en 1999, aucun des pays de l’ancien bloc de l’Est n’avait fait son entrée dans l’Union, bien que la plupart d’entre eux aient déjà soumis entre 1994 et 1996 des demandes d’adhésion, alors en cours d’examen.
  7. Notons que l’expression de « valeurs traditionnelles » n’était pas totalement absente du discours d’autres représentants de l’Église, tels que le patriarche Alekseï II et le diacre (désormais défroqué) Kuraev.
  8. Au cours de ses premières années au pouvoir, Vladimir Poutine a livré une série d’entretiens à des journalistes, et notamment à l’auteur de sa première biographie, parue au début des années 2000, dans laquelle il révélait fièrement que la spiritualité, particulièrement mise à l’honneur dans sa famille, avait compensé ses modestes conditions d’existence et les maigres opportunités offertes par ses parents.
  9. Ce discours prononcé à Harvard en 1978 a paru en français sous le titre Le déclin du courage.