Les pères fondateurs du rêve électrique chinois

Lorsque Xi Jinping accéda au pouvoir en 2012, il prononça un discours marquant au Musée National de Pékin, invitant la nation à puiser l’inspiration dans ses grandes découvertes passées — de l’invention du papier à la poudre à canon, en passant par la boussole — et à redécouvrir l’idée que les Chinois pourraient encore être des penseurs originaux et des entrepreneurs innovants.

Bien que l’opinion commune attribue au gouvernement central un rôle crucial dans l’orientation industrielle et techno-scientifique récente de la Chine, on doit en fait une grande partie de ses succès à un petit groupe d’entrepreneurs exceptionnels. Parmi eux, un homme originaire de la province d’Anhui, Wang Chuanfu, a particulièrement saisi le potentiel colossal de la Chine dans l’ère des métaux rares.

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Né en 1966 dans un petit village d’éleveurs, au sein de l’une des provinces les plus pauvres de la Chine maoïste, Wang perdit ses deux parents durant son adolescence et grandit aux côtés de son frère et de sa sœur aînés. Les contraintes financières le forcèrent à délaisser temporairement ses études secondaires pour travailler. Ce n’est qu’avec l’insistance et le soutien financier de sa sœur et de son frère qu’il put préparer et passer avec succès en 1983 le concours d’entrée du Central South Institute of Mining and Metallurgy à l’âge de 17 ans.

Après avoir obtenu son diplôme en 1987, il fut encouragé à poursuivre ses études post-universitaires au General Institute of Nonferrous Metals, un institut de recherche étatique basé à Pékin, où il commença à travailler comme chimiste métallurgiste spécialisé dans les batteries.

C’était un domaine qui ouvrait de multiples carrières. Les premiers financements de recherche provenaient presque paradoxalement de la division de recherche d’Exxon Mobil au milieu des années 1970, époque où l’on commençait à envisager des énergies alternatives en réaction aux chocs pétroliers. Le domaine fut ensuite perfectionné par trois scientifiques, récompensés en 2019 par le Prix Nobel de Chimie pour leurs contributions distinctes à l’invention de la batterie lithium-ion : les Américains Stanley Whittingham et John Goodenough, et le Japonais Akiro Yoshino. Ce fut Sony qui commercialisa ces batteries en 1991, donnant le coup d’envoi à une véritable « révolution sans fil » dans l’électronique mondiale.

À l’époque, une seule batterie rechargeable coûtait des milliers de yuans en Chine, alors que le marché était monopolisé par le Japon.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Juste deux ans après avoir publié des articles originaux sur la chimie des batteries au lithium, Wang fut nommé directeur général de l’institut. Dans une interview accordée à Business Week en 2003, il rappelait que son but depuis son plus jeune âge avait toujours été « de devenir un excellent ingénieur », motivé par le désir « de créer de meilleures batteries pour les appareils électroniques ». Ce qui faisait défaut à l’institut d’État, cependant, étaient les ressources pour ses projets ambitieux : « il était difficile de faire quoi que ce soit ». À l’époque, une seule batterie rechargeable coûtait des milliers de yuans en Chine, alors que le marché était monopolisé par le Japon.

La croissance du marché fut colossale. Les premiers téléphones mobiles, les caméscopes, le Sony Walkman : tout reposait sur de petites batteries au lithium permettant leur utilisation constante. Ce furent les opportunités de l’électronique grand public : des coûts fixes bas et des marges de profit élevées. C’est dans ce contexte que Wang entrevit une ouverture et décida de quitter son poste à l’institut. En février 1995, à seulement 29 ans, il obtint un prêt de 3 millions de yuans pour acheter et gérer un vieil entrepôt à Shenzhen, la première Zone Économique Spéciale conçue pour expérimenter le capitalisme et s’ouvrir aux marchés internationaux. Ce serait le premier site de sa propre entreprise, BYD (Build Your Dreams), qu’il fonda avec son cousin Lu Xiangyang.

Les débuts furent à la fois modestes et épiques. Wang dormait trois à quatre heures par jour dans l’usine avec des dizaines d’ouvriers, qui deviendraient son premier avantage. Dans la seconde moitié des années 1990, Shenzhen était devenue un hub manufacturier mondial, attirant les travailleurs des zones rurales vers les nouvelles chaînes de production des multinationales de l’électronique : ordinateurs, téléphones, outils de travail, jouets. Tous ces dispositifs nécessitaient une batterie. Wang se plongea dans l’étude de cette technologie, cherchant à percer les secrets des brevets japonais et coréens, allant même jusqu’à acheter des batteries pour les démonter avec ses collègues et tenter du « reverse-engineering ». Pièce par pièce, le fondateur de BYD cherchait le secret pour les rendre plus efficaces et moins chères à produire.

Pièce par pièce, le fondateur de BYD cherchait le secret pour rendre les batteries plus efficaces et moins chères à produire.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Il fallait d’abord remplacer les lignes de production robotisées japonaises par des travailleurs à bas coût de Shenzhen. À ses débuts, une chaîne d’assemblage de 60 mètres chez BYD reposait sur le travail organisé de 40 à 50 ouvriers, limitant le contrôle de l’humidité et de la température — cruciaux pour les matériaux cathodiques — à quelques étapes du processus. Ainsi, Wang réussit à réduire les coûts. Les batteries BYD se vendaient à 3 dollars la cellule, qu’il fallait comparer aux 8 dollars des batteries japonaises. La deuxième étape était de concevoir de meilleures batteries. Au début, Wang et ses collègues se sont contentés de reproduire des batteries similaires à celles que développait la concurrence, mais à des prix beaucoup plus bas. Le groupe produisait des batteries rechargeables NiCd (nickel-cadmium), NiMH (nickel-hydrure métallique) et Li-ion (LFP, lithium-fer-phosphate). Puis Wang a réussi à faire mieux en développant une batterie avec des performances supérieures à celles des Japonais : 3000 cycles de charge, mais à un tiers du prix de la concurrence.

Production de cellules photovoltaïques dans l’atelier de production de cellules d’une société énergétique à Hefei, dans la province d’Anhui (Chine de l’Est), le 27 janvier 2022. © Costfoto/Sipa USA

Il a aussi décidé d’intégrer verticalement l’entreprise, en proposant aux grands fabricants de téléphones portables d’assembler directement la batterie produite dans leurs appareils. C’est ainsi que BYD a commencé à gagner des parts de marché, décrochant les premiers contrats de fourniture avec des géants de l’électronique tels qu’Ericsson, Philips et Motorola. En 2002, l’entreprise comptait 17 000 employés et produisait 2 millions de batteries par jour. Ce fut également l’année de son introduction en bourse à Hong Kong. Wang était idolâtré en Chine comme le « roi des batteries ». Un an plus tard, son rêve était devenu réalité : BYD s’avérait être l’une des plus grandes entreprises de production de batteries pour l’électronique au niveau mondial.

Wang était idolâtré en Chine comme le « roi des batteries ». Un an plus tard, son rêve était devenu réalité : BYD s’avérait être l’une des plus grandes entreprises de production de batteries pour l’électronique au niveau mondial.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Ce n’était pas suffisant pour lui. Il voulait se développer, grandir dans de nouveaux marchés prometteurs, en appliquant le pragmatisme chinois dans la lecture des marchés et l’évolution des « rêves ». Par conséquent, en 2003, BYD acquit la déclinante Tsinchuan Automobile Company, une entreprise d’État. L’objectif était clair : entrer sur le marché automobile. Wang n’a cependant pas cessé ou freiné l’expansion des activités de fabrication dans le secteur de l’électronique. En 2003, le cours de l’entreprise connut une chute brutale, mais Wang ne fut pas découragé. Au contraire, il a également acquis Qinchuan Automobile (rebaptisée Byd Automobile), acheté une usine à Pékin, et mis en place un département de recherche et développement pour les voitures à Shanghai. Les premiers modèles de BYD étaient des voitures traditionnelles, avec un moteur à combustion interne. Mais pour confirmer la justesse et la perspicacité de la vision de Wang, en 2009, Warren Buffet décida d’investir 250 millions de dollars pour 10 % de ses actions. Qu’est-ce qui poussa l’un des plus grands investisseurs de l’histoire à parier sur BYD ? Les batteries, sur lesquelles l’entreprise avait désormais une expertise solide, étaient la technologie clef, et il fallait donc maintenir une base industrielle axée sur celle-ci. Entre-temps, Wang est devenu l’homme le plus riche de Chine, avec une fortune estimée à 35 milliards de dollars. Malgré son succès, il a continué à vivre longtemps dans un quartier résidentiel de Shenzhen. Il avait néanmoins remboursé la dette qu’il avait contractée auprès de sa sœur et de son frère.

« Quand un typhon arrive, même les cochons volent »

Zeng Yuqun a prononcé cette phrase au début de l’année 2017, lors d’un discours adressé à ses employés. Qui est Zeng ? Et que voulait-il dire ? Pour répondre à ces questions, il faut remonter le temps, jusqu’en 1989. 

Durant cette période charnière, Zeng, alors plutôt méconnu, se rend à Dongguan, dans la province du Guangdong en Chine méridionale. Tout comme la ville voisine de Hong Kong, cette cité côtière commençait à ressentir le vent de l’ouverture aux marchés mondiaux, malgré la répression brutale qui s’était produite place Tiananmen. L’ancienne colonie britannique lui avait en effet offert son premier emploi dans le secteur privé, chez SAE Magnetic, une entreprise qui produisait des têtes de lecture pour les disques durs d’ordinateurs. L’industrie électronique se repositionnait rapidement entre Taiwan et la Chine.

Né en 1968 près de Ningde, une ville où Xi Jinping fut secrétaire du Parti de 1988 à 1990, Zeng vient d’une famille d’agriculteurs. À seulement 17 ans, il quitte son petit village pour s’inscrire à la Faculté d’Ingénierie de l’Université Jiao Tong de Shanghai. Il obtiendra ensuite un doctorat en physique de la matière condensée à l’Académie chinoise des sciences à Pékin. Depuis le début, le jeune scientifique se sentait un tempérament trop entrepreneurial pour avoir une carrière stable mais routinière dans une entreprise d’État du Fujian. Après dix ans passés chez SAE, qui avait entretemps été acquise par TDK, un géant japonais de l’électronique, Zeng avait fini par nouer de nombreux contacts dans le secteur. Il avait rencontré T. H. Chen, un chimiste et physicien taïwanais titulaire d’un doctorat de Berkeley, avec lequel il commença à s’intéresser aux batteries électriques. C’est finalement Liang Shaokang, le PDG de SAE, qui le convainquit de fonder sa propre entreprise. En 1999, Zeng releva le défi et créa ATL en plaçant Chen au poste de PDG. Le siège serait situé à Ningde, sa ville natale.

En 2001 seulement, ATL avait produit un million de batteries, utilisées dans des écouteurs Bluetooth et des lecteurs portables.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Comme BYD, la société de Zeng et de Chen se concentra initialement sur la production de batteries pour les appareils électroniques mobiles, dans un contexte de croissance rapide du secteur. En 2002, 95 % des téléphones mobiles utilisaient des batteries lithium-ion. Sans technologie propre et après avoir échoué dans la fabrication de batteries sous licence de Bell Labs, Zeng et son équipe parvinrent à perfectionner la batterie au polymère de lithium. ATL réussit à la produire à moitié prix et de manière plus flexible pour différents dispositifs. En 2001 seulement, ATL avait produit un million de batteries, utilisées dans des écouteurs Bluetooth et des lecteurs portables. Cette croissance attira l’attention du monde : en 2003, le fonds d’investissement privé américain Carlyle Group investit 30 millions de dollars ; en 2004, ATL devint fournisseur pour Apple et son iPod, tandis que ses concurrentes BYD et Sony fournissaient respectivement Nokia et Motorola. Cela semblait être l’histoire classique : une technologie étrangère, des investissements étrangers, et une entreprise chinoise avec une main-d’œuvre qualifiée et une économie d’échelle. Peut-être par crainte qu’elle ne grandisse trop, en 2005 la japonaise TDK décida d’acquérir ATL pour 100 millions de dollars. À ce moment, le Japon représentait un peu moins de 90 % de la production mondiale de batteries. Pour Zeng, c’était peut-être le moment de profiter du succès et de gagner en importance.

Mais l’électronique n’était pas le seul avenir possible pour ATL et ses batteries au lithium, qui avaient déjà une densité d’énergie 10 à 20 fois supérieure aux batteries plus traditionnelles. En 2010, Zeng rencontre Herbert Diess, à l’époque responsable de la chaîne d’approvisionnement chez BMW. Selon certaines sources, Diess, qui deviendra plus tard le PDG de Volkswagen (un poste qu’il a quitté en 2022 — il est maintenant président d’Infineon), avait essayé de convaincre le dirigeant d’ATL de construire des batteries pour les voitures. C’était peut-être une tentative de sécuriser un fournisseur pour l’avenir électrique de l’automobile allemande. Apparemment, Zeng refusa initialement, arguant de l’impossibilité de fabriquer des batteries de cette taille. Était-ce un bluff ? Un entrepreneur de sa trempe aurait-il abandonné si facilement ? Probablement pas ; il attendait certainement le bon moment et le bon interlocuteur.

En 2004, ATL devint fournisseur pour Apple et son iPod, tandis que ses concurrentes BYD et Sony fournissaient respectivement Nokia et Motorola.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

De fait, Zeng avait compris que le gouvernement chinois, fort de l’intégration de BYD et ATL dans les chaînes d’approvisionnement mondiales de l’électronique et de leur avantage technologique dans le domaine des batteries, était sérieusement déterminé à parier sur un secteur où la Chine accusait un retard historique : l’automobile. C’est ici que les destins de Zeng et du Parti communiste se croisent, dans une conjoncture favorable pour assurer à la Chine développement et sécurité. Comment ? Par le biais des « new energy vehicles » (véhicules à énergie nouvelle), une catégorie qui englobe les véhicules électriques et hybrides. Ce sont surtout les premiers qui titillent les ambitions de la classe dirigeante chinoise, déjà identifiées dans le « programme 863 » de 1986 comme une technologie avancée sur laquelle miser.

Production de cellules photovoltaïques dans l’atelier de production de cellules d’une société énergétique à Hefei, dans la province d’Anhui (Chine de l’Est), le 27 janvier 2022. © Costfoto/Sipa USA

En 2011, Zeng a orchestré, avec l’appui du gouvernement chinois, le rachat de 85 % des activités de TDK dans le secteur des batteries pour voitures électriques. Il a ensuite restructuré et renommé cette entité en CATL, un acronyme dont la signification en chinois évoque « l’ère de Ningde », la ville abritant son siège social. L’un des premiers partenariats fut avec BMW Brilliance, une coentreprise germano-chinoise, offrant à la création naissante de Zeng un accès privilégié à l’industrie automobile. Ce fut un véritable catalyseur pour CATL, en grande partie grâce à l’expertise de Bob Galyen, un Américain aguerri dans le domaine des batteries que Zeng avait recruté comme directeur technique.

Si Herbert Diess a pu être l’inspiration initiale de Robin Zeng pour s’aventurer dans le monde des véhicules électriques, au fil des années, le chimiste a bâti sa propre notoriété. Il a d’abord créé une entreprise globalement compétitive dans le domaine des batteries, puis a su capitaliser sur l’écosystème chinois. Ce faisant, il a rempli un double objectif : positionner la Chine en tant que leader de l’économie des énergies propres tout en réduisant sa vulnérabilité aux importations de pétrole. Pour ce faire, il a pu compter sur le soutien infaillible de l’État chinois pour stimuler la demande en véhicules électriques. Un soutien massif de l’État, peut-être même excessif pour une personnalité aussi discrète que Zeng, qui avec CATL a suscité à la fois « satisfaction et préoccupation » chez Xi Jinping. Aujourd’hui, en reprenant une déclaration de 2017 qui évoquait la nécessité pour CATL de faire face à ses concurrents sans bénéficier de l’effet « typhon », ce soutien s’est quelque peu allégé. Notamment après la décision prise au début de 2023 de suspendre les subventions pour l’achat de véhicules électriques

Comment la Chine a-t-elle réussi à ébranler l’industrie automobile allemande en seulement cinq ans ?

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Robin et Wang demeurent des figures héroïques, des entrepreneurs du développement durable sur lesquels la Chine mise fermement. Ils ont réussi à marier « innovation » et « environnement » (shengtai) dans un contexte industriel où la Chine vit une double réalité. D’un côté, une demande croissante de voitures stimulée par le boom économique des trois dernières décennies ; de l’autre, un retard industriel face à l’Occident et une dépendance chronique au pétrole du Moyen-Orient. Les batteries sont l’incarnation parfaite de la solution à ces défis : elles permettent de résoudre les problèmes environnementaux grâce au stockage d’énergie renouvelable et de renouveler le parc automobile existant. Le tout se résume en un mot clé, 金属制品 : métal. Pour paraphraser Dune, c’est en contrôlant cette « épice » que commence la domination de l’univers des batteries.

La stratégie chinoise et le piège pour l’Allemagne

Lors du Salon automobile de Shanghai de 2023, pour la première fois, les stars de la scène n’étaient pas les voitures allemandes comme la Volkswagen ID.7 ou la Mercedes EQS. Elles furent éclipsées par des voitures électriques innovantes de marques chinoises, telles que la surprenante Yangwand de BYD, la NIO ET7 dotée de sa batterie interchangeable, et la très abordable Seagull de BYD, proposée à seulement 11 000 dollars.

Cet ascendant chinoise est d’autant plus surprenante qu’il y a seulement cinq ans, les constructeurs automobiles allemands dominaient sans conteste le marché chinois ainsi que le marché mondial. À cette époque, les entreprises chinoises étaient surtout connues pour leurs marques à bas coût. Mais aujourd’hui, en seulement quelques années, la Chine semble avoir surpassé la robuste industrie automobile allemande, devenant le deuxième plus grand exportateur de voitures en 2022, juste derrière le Japon. Des journalistes de publications internationales prestigieuses, comme le Financial Times, s’accordent à dire que grâce à la révolution de la mobilité électrique et à l’avènement miraculeux de la technologie des batteries, la Chine est en train de damer le pion à l’Allemagne sur son propre terrain 1.

La rapidité de cette révolution est en effet stupéfiante. Il y a peu, le marché automobile chinois était dominé par des constructeurs allemands comme Volkswagen, BMW et Mercedes. Par exemple, en 2020, les marques étrangères contrôlaient près de 64 % du marché chinois, Volkswagen s’arrogeant à elle seule un tiers de celui-ci. Mais l’envers de cette hégémonie allemande en Chine était que la rentabilité de ces constructeurs dépendait de plus en plus du marché chinois. Par exemple, en 2020, Volkswagen révélait que près de 40 % de ses bénéfices provenaient de la Chine. À peine trois ans plus tard, certains experts de l’industrie s’inquiètent que Volkswagen puisse ne plus avoir d’avenir commercial en Chine. Alors que la vénérable marque allemande continue de dominer le segment des véhicules à combustion interne, le marché chinois a adopté les véhicules électriques à une échelle et à une rapidité sans précédent : passant de 5 % en 2018 à 26 % aujourd’hui pour les ventes totales de véhicules électriques. Le hic, cependant, est que les constructeurs allemands ne représentaient que 2,7 % des ventes de véhicules électriques sur ce marché. Désormais, les consommateurs chinois se tournent vers leurs propres marques.

Le marché chinois a adopté les véhicules électriques à une échelle et une rapidité sans précédent : passant de 5 % en 2018 à 26 % aujourd’hui pour les ventes totales de véhicules électriques. 

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Il n’est donc guère surprenant que BYD ait récemment surpassé Volkswagen en tant que marque automobile la plus vendue en Chine. De plus, si l’on regarde le top 10 des voitures électriques vendues en Chine en 2022, seule une marque étrangère est véritablement compétitive : Tesla. Ce basculement du marché se reflète déjà dans la valorisation boursière de ces entreprises : si l’on se fie au classement des principales entreprises automobiles par valeur d’il y a cinq ans, les marques allemandes (Volkswagen, BMW et Mercedes), accompagnées de la japonaise Toyota, dominaient la scène. À l’opposé, aujourd’hui, BYD est plus valorisée que les principales entreprises allemandes. Ces valorisations sont probablement le reflet d’une réalité de marché : les constructeurs chinois, tels que BYD, sont destinés à grimper et à dominer le marché chinois mais pourraient bientôt investir le deuxième marché de véhicules électriques au monde — l’Europe — qui est littéralement le pré carré des Allemands.

Comment la Chine a-t-elle réussi à ébranler l’industrie automobile allemande en seulement cinq ans ? Tous les acteurs se seraient-ils endormis ? Pour comprendre, il nous faut saisir quand, comment et pourquoi les batteries pour véhicules électriques sont devenues un enjeu central dans la planification techno-industrielle du Parti communiste chinois. Dans ce contexte, le « socialisme aux caractéristiques chinoises » a su ouvrir le marché national aux marchés mondiaux, tout en conservant le contrôle centralisé du gouvernement sur ses entreprises phares.

Les constructeurs chinois, tels que BYD, sont destinés à grimper et à dominer le marché chinois mais pourraient bientôt investir le deuxième marché de véhicules électriques au monde — l’Europe — qui est littéralement le pré carré des Allemands.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Partons d’une prémisse : surpasser, ou du moins tenter de contester, la domination allemande sur le marché automobile était considéré comme hautement improbable pour la Chine, pour plusieurs raisons. Dans un marché concurrentiel idéal, un pays comme la Chine aurait pu y parvenir tant que les forces du marché le permettraient ou le rendraient possible. Mais, pendant des années, bien que les politiques de libéralisation de la Chine aient permis à ses industries de rivaliser dans de nombreux secteurs, le succès n’avait pas été aussi retentissant dans l’industrie automobile mondiale. Pendant longtemps, les dirigeants politiques chinois ont tenté, sans succès, de créer un champion automobile capable de rivaliser avec Volkswagen en Allemagne, Toyota au Japon et General Motors aux États-Unis. La raison principale de cet échec résidait dans deux imperfections du marché automobile qui ont protégé les acteurs établis des nouveaux venus.

Premièrement, il existe un apprentissage par la pratique dans l’industrie automobile : précisément parce que les Allemands ont d’abord inventé, puis perfectionné, le moteur à combustion interne — l’élément central des véhicules conventionnels — à travers des années de recherche et développement, d’implémentations techniques et de domination commerciale, quiconque aurait choisi de les défier aurait pris des années, voire des décennies, et se serait donc toujours retrouvé à la traîne. Deuxièmement, il y a les économies d’échelle : en augmentant exponentiellement la production de véhicules, les entreprises peuvent les vendre à des prix plus bas. Et cela compte énormément dans l’industrie automobile en général, car les coûts fixes y sont très élevés (R&D, matières premières). Pour mesurer la conscience que les Chinois avaient de leur retard, il faut rappeler les mots que le fondateur de WM Motor (entreprise créée en 2015), Freeman Shen, a accordés à The Economist en 2020 à propos l’industrie automobile chinoise : « Il faudrait investir des milliards de dollars pendant encore 20 ans, et peut-être qu’alors nous nous rapprocherions des Allemands […]. C’est sans espoir ».

Production de cellules photovoltaïques dans l’atelier de production de cellules d’une société énergétique à Hefei, dans la province d’Anhui (Chine de l’Est), le 27 janvier 2022. © Costfoto/Sipa USA

Ces deux difficultés structurelles pour concurrencer l’Allemagne, le Japon et les États-Unis ont orienté les dirigeants chinois vers une stratégie basée sur une intuition fondamentale : la simplicité relative des véhicules électriques en termes de composants pourrait offrir un double avantage. D’une part, cela permettrait de s’affranchir de l’avantage technologique détenu par l’Occident en matière de moteurs à combustion — un écart jamais totalement comblé — ; d’autre part, cela leur assurerait un véritable avantage compétitif dans une industrie naissante, plus facile à modeler selon les critères entrepreneuriaux des acteurs chinois.

Conscients des maigres chances de rivaliser avec les trois géants de l’automobile dans leur domaine, à savoir le moteur à combustion, le ministère chinois de la Science et de la Technologie a décidé que la Chine devrait se concentrer sur une nouvelle technologie. Avec le programme 863, le ministère a rassemblé tous les principaux organismes publics et privés concernés — constructeurs automobiles, fournisseurs, universités et laboratoires de recherche indépendants — et a décidé à partir de 2006 que la nouvelle priorité devrait être les « véhicules à énergie nouvelle (VEN) », une catégorie chinoise qui englobe les véhicules électriques à batterie, les véhicules hybrides rechargeables et les véhicules électriques à hydrogène. Le grand rêve des planificateurs chinois était de surpasser (leapfrogging) les grands constructeurs automobiles mondiaux, en prenant une longueur d’avance en pariant sur la voiture de l’avenir. Au sein de la direction chinoise, le projet a été porté notamment par des personnalités ayant une grande expérience de l’industrie automobile, acquise parfois en Allemagne même, comme ce fut le cas pour le ministre de la Science et de la Technologie de 2007 à 2018, Wan Gang, qui a travaillé chez Audi dans les années 1990.

Les dirigeants chinois se sont orientés vers une stratégie basée sur une intuition fondamentale : la simplicité relative des véhicules électriques en termes de composants.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Dans un entretien, Elon Musk a identifié deux aspects cruciaux qui ont donné forme et substance à Tesla : pour créer un marché de masse pour les voitures électriques, il faut nécessairement des « itérations de conception » et des « économies d’échelle ». Musk a trouvé une voie pour Tesla grâce à un marketing intelligent et en attirant des investissements à grande échelle, tandis que le gouvernement chinois a utilisé une approche plus proactive, en adéquation avec les spécificités de la Chine. Plutôt que d’attendre que le système économique et entrepreneurial chinois engendre son propre « Elon Musk » pour pénétrer le marché automobile mondial, la Chine a activé sa politique industrielle.

Dans quels termes ? Pour les dirigeants chinois, il s’agissait d’autoriser les marques internationales à accéder au marché chinois afin de stimuler l’apprentissage incrémental (learning-by-doing) — principalement à travers des joint-ventures, le partage et le transfert de savoir-faire technologique —, tout en exigeant qu’elles produisent des voitures localement en collaboration avec les entrepreneurs chinois. Les résultats n’ont pas été suffisants pour générer des économies d’échelle permettant aux acteurs chinois de rivaliser sur le marché mondial. C’est dans cet échec que s’est insinuée l’idée d’agir sur la technologie, en tentant de court-circuiter les hiérarchies du marché automobile conventionnel.

L’idée du « saut en avant technologique » (leapfrogging) repose essentiellement sur le fait que dans de nombreuses industries, les technologies sont améliorées lentement et de manière incrémentale, jusqu’à ce qu’un développement disruptif émerge et change le paysage. Lorsque cela se produit, l’impulsion gouvernementale peut permettre aux entreprises d’un pays en développement (comme l’était la Chine) de surpasser les entreprises étrangères dominantes et de devenir des leaders dans une nouvelle ère technologique. En 2000, l’état de la recherche et du développement chinois sur les batteries au lithium-ion et les systèmes de propulsion électrique avait environ dix ans de retard sur le Japon, tant en termes de performances technologiques que de coûts. Au cours des cinq années suivantes, la Chine aurait réduit cet écart à moins de deux ans, grâce notamment à la croissance du pays dans l’électronique grand public et à l’émergence de deux géants : BYD et CATL.

Plutôt que d’attendre que le système économique et entrepreneurial chinois engendre son propre « Elon Musk » pour pénétrer le marché automobile mondial, la Chine a activé sa politique industrielle.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

En 2015, avec le programme « Made in China 2025 », Pékin avait déjà identifié dans les véhicules électriques à batteries au lithium-ion la technologie idéale : puisque les véhicules électriques à batterie (BEV) sont si différents des véhicules à moteur à combustion interne, c’était une occasion unique pour les constructeurs automobiles chinois de balayer la concurrence, en se concentrant sur la R&D de la nouvelle technologie et en assurant les économies d’échelle nécessaires pour réduire les coûts et augmenter la compétitivité. Pour faciliter la concordance entre ces deux facteurs, le gouvernement chinois a donc aussi bien encouragé l’offre (prêts, investissements et subventions) — stimulant les producteurs de véhicules électriques (comme BYD) et de batteries (CATL) —, que la demande.

Une caractéristique fondamentale de la politique chinoise en matière de véhicules électriques et hybrides a été la mise en place de subventions au niveau national, coordonnée entre le gouvernement central et les gouvernements provinciaux, avec des aides allant de 10 000 à 20 000 dollars, en fonction de la ville et du design du véhicule. Cela nous ramène au rôle de la politique de cohésion entre l’industrie et les autorités, entre le monde des affaires et la politique, le tout organisé autour des intérêts stratégiques du Parti. Comme mentionné précédemment, l’un des moteurs essentiels de l’engagement en faveur des batteries et des véhicules électriques était également le désir de résoudre les problèmes de pollution urbaine et d’impact environnemental, qui, même dans un régime autoritaire, étaient devenus des enjeux politico-sociaux majeurs, tout en réduisant la dépendance de la Chine au pétrole. De plus, la création d’une industrie « indigène » de véhicules électriques aurait conféré une reconnaissance mondiale au secteur automobile chinois, en développant une technologie de pointe à des coûts plus faibles. Le programme de subventions a été accompagné de quatre changements majeurs dans la politique du secteur automobile en Chine, qui ont fait le succès des entreprises chinoises.

En 2015, avec le programme « Made in China 2025 », Pékin avait déjà identifié dans les véhicules électriques à batteries au lithium-ion la technologie idéale.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Premièrement, comme nous l’avons dit, le gouvernement central a imposé que les constructeurs automobiles étrangers travaillant en joint-venture avec des constructeurs chinois partagent leur technologie avec ces derniers. Deuxièmement, le gouvernement central et les gouvernements provinciaux et municipaux n’accordaient des subventions qu’aux entreprises assemblant les véhicules en Chine, favorisant ainsi les constructeurs chinois — une approche de la chaîne d’approvisionnement qui préfigurait celle qui, en 2022, émergerait aux États-Unis avec l’Inflation Reduction Act. Les entreprises étrangères qui exportaient des véhicules électriques en Chine, comme Tesla, étaient non seulement soumises à un tarif chinois de 25 % sur les voitures importées, mais n’étaient pas non plus éligibles aux subventions pour les véhicules électriques. Troisièmement, les constructeurs automobiles chinois devaient s’approvisionner auprès de fournisseurs chinois certifiés de batteries au lithium pour bénéficier des subventions. Et qui était, à partir de 2010, la seule entreprise chinoise capable de produire à grande échelle ? Volkswagen, Daimler AG, Toyota et Honda n’avaient d’autre choix que de se tourner vers les batteries de CATL s’ils voulaient poursuivre leurs activités en Chine. Avec cette approche, CATL est devenu le plus grand fabricant mondial de batteries pour véhicules électriques. Un succès mondial qui a conduit l’Allemagne — et c’est une nouvelle ironie de l’histoire — en 2014 à convaincre Pékin de construire une gigafactory dans l’État de Thuringe, avec un investissement de 272 millions de dollars, malgré les coûts énergétiques, les taxes et le coût élevé de la main-d’œuvre. En retour, l’Allemagne partagerait des technologies de pointe avec l’entreprise. Quant aux fabricants de batteries japonais et coréens, ils ont été exclus par cette stratégie du grand marché chinois des véhicules électriques pendant plusieurs années et ce alors même qu’ils investissent dans des installations localisées en Chine. 

Enfin, les banques chinoises (des grandes banques commerciales à la China Development Bank) ont soutenu la stratégie chinoise dite « Go Out », en finançant des entreprises minières et chimiques chinoises pour l’acquisition de dépôts prometteurs situés en Afrique, en Australie et en Amérique du Sud. La stratégie chinoise sur les matières premières à l’étranger, pragmatique et souvent dépourvue de considérations éthico-sociales, repose sur une combinaison d’investissements directs de la part d’entreprises contrôlées par l’État et de capital financé par les autorités chinoises, conclue dans le cadre d’accords pluriannuels. Grâce à cette politique industrielle visionnaire et audacieuse, la Chine contrôle aujourd’hui des chaînes d’approvisionnement clefs — même si elles ne les contrôle pas toutes — de matières premières critiques (telles que le lithium, le cobalt et le néodyme) essentielles à la fabrication de batteries et de moteurs électriques. De cette manière, Pékin a développé un vaste réseau d’influence, se positionnant dans des étapes cruciales de la chaîne d’approvisionnement — comme la transformation des minéraux en métaux de qualité pour batteries, c’est-à-dire à un niveau de pureté suffisant pour être utilisés dans la construction de cathodes et d’anodes pour batteries — et se garantissant ainsi un avantage distinctif par rapport aux constructeurs automobiles européens et américains. C’est un activisme bien visible si l’on considère l’histoire industrielle des deux « Dragons du Lithium » : Ganfeng (fondée par un ingénieur chimiste, Li Liangbin) et Tianqi Lithium (entreprise ayant d’importantes connexions avec le Parti communiste). Ces deux entreprises sont devenues les deux principales « têtes de pont » de la stratégie de pénétration chinoise dans les pays riches en lithium et dotés des dépôts les plus prometteurs, comme en témoignent les investissements au Chili, en Argentine et en Australie. Ganfeng a à son actif huit investissements dans des projets à l’autre bout du Pacifique, tandis que Tianqi est partenaire et détenteur de parts dans deux des plus grands sites d’extraction : le gisement de Greenbushes en Australie, et le Salar de Atacama en collaboration avec la société chilienne SQM. Bien que la Chine produise environ 10 % de la production minière mondiale, ses propres gisements (principalement constitués d’un minéral, la lépidolite, avec des concentrations de lithium plus faibles que les gisements australiens ou sud-américains) ne peuvent satisfaire la demande intérieure croissante. Le même constat s’applique pour le cobalt, extrait à plus de 70 % en République Démocratique du Congo, où l’influence chinoise s’est de plus en plus affirmée au cours de la dernière décennie, notamment grâce à la médiation de certains intermédiaires et traders sans scrupules qui ont facilité l’acquisition de gisements très riches. Il en va de même pour le nickel, autre composant clef — et appelé à devenir essentiel avec l’adoption progressive de batteries sans cobalt en raison de ses coûts sociaux et environnementaux — extrait en Indonésie mais raffiné en collaboration avec des entreprises chinoises. En ce qui concerne la graphite, le manganèse et les terres rares, l’extraction, la production et le raffinage sont actuellement dominés par la Chine e

Le grand pouvoir de l’innovation en Chine craint toujours le pouvoir politique — qui pourrait lui réserver le même sort qu’à Jack Ma.

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À ce jour, les chiffres illustrent combien cette stratégie pluriannuelle sur sur « l’épice » — autrement dit, la structure minérale de la révolution des énergies propres — a porté ses fruits. Selon les estimations de Benchmark Minerals Intelligence, la Chine domine le raffinage du nickel (68 %), du cobalt (73 %), du graphite (100 %), du lithium (59 %) et du manganèse (93 %) pour les matériaux précurseurs de batteries (80 % des cathodes, 89 % des anodes), et enfin 79 % des cellules, tout en contrôlant le marché entier des terres rares, éléments essentiels pour la production d’aimants hautement performants pour les moteurs électriques. C’est précisément en partant de ces chaînes d’approvisionnement critiques que Pékin domine aujourd’hui la révolution des véhicules électriques (VE) et écrit son futur, tandis que les autres doivent riposter.

Aujourd’hui, le miracle automobile chinois est une réalité. CATL et BYD contrôlent à elles seules plus de 70 % du marché des batteries électriques destinées à être installées en Chine et sont destinées à pénétrer de plus en plus les marchés mondiaux. Elles sont déjà les premier et deuxième producteurs de batteries pour VE au niveau mondial, avec plus de 50 % de parts de marché, devant le coréen LG Solution et le japonais Panasonic. D’ici 2032, grâce aux investissements et à l’amplification des gigafactories existantes des deux géants chinois, la Chine est destinée à rester le premier marché pour les batteries avec 4 800 gigawatt-heures de capacité de production, soit environ 67 % de la capacité mondiale selon les données de Benchmark.

« Think smaller » (penser plus petit) : le principe de Gordon Moore, le co-fondateur d’Intel décédé en 2023 et qui a donné son nom à la loi de Moore, s’adapte à la manière dont la Chine a abordé le défi électrique. Prenons par exemple la focalisation des fabricants sur des modèles de petites dimensions, contrairement au marché américain où les ventes sont principalement constituées de modèles premium de Tesla (surtout la berline exécutive Model 3). Les prix des offres chinoises, qui couvrent une large gamme de véhicules, sont applicables au niveau mondial nets de subventions. Cela représente l’une des grandes interrogations pour la concurrence future : réussir à égaler l’offre chinoise sur les prix, alors que celle-ci s’avère déterminante dans leur adoption.

L’avantage chinois pourrait également se répercuter sur la technologie. CATL devrait être en mesure de conserver sa position de leader sur le marché avec la commercialisation des batteries Kirin, au sodium, et des LFMP (ajout de manganèse au matériau lithium-fer-phosphate), pour lesquelles des accords ont été conclus avec Tesla et d’autres fabricants asiatiques, en 2023. Dans le classement mondial des constructeurs automobiles de 2022, BYD se situait derrière Tesla parmi les « leaders » du marché des véhicules électriques (VE), avec une note de 73 pour la domination du marché, la performance technologique et la vision stratégique. Parmi les 12 constructeurs « en transition », on trouve les Chinois SAIC, Geely, Great Wall Motors et Chang’an, ainsi que tous les plus grands producteurs européens et américains (y compris coréens et japonais, à l’exception d’Hyundai, qui est sérieusement en retard).

Même si les Allemands, et plus généralement les constructeurs européens et américains, sont à la traîne dans la course mondiale aux batteries et aux véhicules électriques, ils sont néanmoins résolument déterminés à investir et à parier sur ce secteur, quelle que soit la direction prise par Bruxelles sur l’abandon des moteurs à combustion interne. 

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Même si la Chine n’a pas encore dépassé l’Allemagne en termes de profits générés par les exportations dans l’industrie automobile, elle a déjà sévèrement touché les Allemands (entre autres) là où cela compte le plus : dans le segment des VE en Chine, marché de référence et source essentielle de profits pour l’Allemagne. Cela a de fait permis aux constructeurs chinois de VE de renverser la domination des marques allemandes en Chine — atteignant le véritable objectif de la course à l’électrique, à savoir écarter progressivement les marques étrangères — et de construire sur leur propre territoire un avantage d’échelle et technologique qui les projette potentiellement sur le marché mondial, jusqu’à menacer les Allemands en Europe. L’Allemagne, après une longue période d’inaction, est condamnée à un réveil brutal, susceptible de la conduire à prendre des décisions impulsives. D’un côté, les voix en faveur du protectionnisme s’intensifient pour défendre l’industrie automobile européenne contre l’assaut des fabricants chinois (BYD, Nio, etc.). De l’autre, un cri d’alarme retentit pour relancer la compétition sur les VE avec les Chinois, en particulier en termes de coûts. Sans un accès sécurisé aux matières premières critiques — une préoccupation qui « empêche de dormir » le PDG de Renault et qui constitue, comme nous l’avons déjà mentionné, un avantage compétitif pour les fabricants chinois — et aux composants essentiels (les puces électroniques), avec leur traitement, la production est menacée.

Au total, même si les Allemands, et plus généralement les constructeurs européens et américains, sont à la traîne dans la course mondiale aux batteries et aux VE, ils sont néanmoins résolument déterminés à investir et à parier sur ce secteur. Plusieurs obstacles subsistent néanmoins à l’entrée dans une stratégie hypothétique de pénétration chinoise sur le marché européen : 1) le pouvoir de la marque, toujours aux mains des Européens en raison de leur histoire et de leur fiabilité ; 2) un réseau de distribution encore immature dans les pays du Vieux Continent ; 3) des incertitudes sur le plan législatif et réglementaire, qui font de l’électrique l’une des solutions possibles à la décarbonation ; 4) un manque d’infrastructures de recharge, souvent insuffisantes et inégales à l’échelle européenne. Tout cela place le potentiel succès chinois sur le terrain de la politique, y compris en vue des élections européennes de 2024.

Le potentiel succès chinois pour les véhicules électriques se déplace sur le terrain de la politique, y compris en vue des élections européennes de 2024.

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La surprise et la riposte : avenir et incertitudes du succès chinois

Selon une observation intéressante d’Elizabeth Economy, experte de la Chine et consultante de Gina Raimondo, un aspect sous-estimé de la Chine est son « art de la surprise ». Le système chinois, notamment en raison de son opacité accrue à l’ère de Xi Jinping et de la capacité limitée de l’Occident (y compris des services de renseignement sous toutes leurs formes) à se mettre à la place des Chinois et à anticiper leurs mouvements, continue de nous surprendre, en bien comme en mal. Economy cite précisément l’exemple de l’ascension chinoise dans la mobilité électrique, que nous avons déjà abordé ici.

[Lire plus : comprendre les doctrines qui font la Chine d’aujourd’hui et de demain]

La capacité des Chinois à « relier les points » de la chaîne de valeur a été impressionnante, surtout en comparaison avec l’incompétence des autres. Et il faut insister sur le fait que cette bataille n’a pas été gagnée par un Parti monolithique, mais par des entreprises nées avec une perspective privée, dotées d’une forte volonté entrepreneuriale. Des investissements publics à long terme, des instincts compétitifs, une capacité à attirer le capital humain et la technologie étrangère, tout en ayant toujours à l’esprit la grande force chinoise : l’échelle inégalable offerte par la croissance sans précédent du marché et les leviers de contrôle internes sur ce même marché.

Mais cette épopée trouve aujourd’hui sa limite : il n’y a plus d’effet de surprise. BYD et CATL ne sont pas encore des marques connues du grand public, mais les acteurs du secteur et les dirigeants ont déjà comblé leur déficit de compréhension. Les entreprises chinoises ne sont plus cantonnées au stéréotype de la contrefaçon, mais on leur reconnaît désormais un leadership international, attesté par l’étendue de leurs marchés de référence, leur présence mondiale et leur capacité d’adaptation.

Production de cellules photovoltaïques dans l’atelier de production de cellules d’une société énergétique à Hefei, dans la province d’Anhui (Chine de l’Est), le 27 janvier 2022. © Costfoto/Sipa USA

Aux États-Unis, dans la guerre des capitalismes politiques, les champions chinois sont clairement dans le viseur. Dans le rapport de l’administration Biden sur les chaînes d’approvisionnement de juin 2021, les cas de BYD et CATL étaient largement cités. Il est bien connu que l’Inflation Reduction Act est une tentative titanesque de forcer une structure de la chaîne d’approvisionnement qui, grâce à l’action des acteurs chinois, est trop orientée vers Pékin.

Pour les entreprises chinoises, l’épopée trouve aujourd’hui sa limite : il n’y a plus d’effet de surprise.

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L’industrie automobile européenne a longtemps paru inerte, principalement en raison du manque d’investissements privés, mais aussi des politiques de la Commission, symbolisées par le peu d’attention portée à l’analyse de la chaîne d’approvisionnement et de la concurrence politique dans les premières phases du Green Deal initié par Frans Timmermans : celui-ci constitue un outil totalement inadéquat par rapport aux grands enjeux géopolitiques. Il est néanmoins difficile de croire que cette partie de l’Europe, si importante du point de vue social et professionnel, puisse simplement devenir un cadavre que BYD, CATL et d’autres champions que nous ne connaissons pas encore verront passer sur le fleuve.

La dimension politique a pesé sur les dynamiques de l’industrie. Elle concerne surtout la liberté d’action des acteurs chinois, qui peut être limitée par des instruments visant à toucher, précisément, la structure de la chaîne d’approvisionnement à travers des subventions, ainsi que par des contrôles à l’exportation. Mais elle concerne aussi les choix de plusieurs autres pays. Par exemple, on sous-estime à quel point il est important pour les géants de l’automobile chinois de pénétrer des marchés qui ne sont ni américains ni européens. Le succès sur un marché de l’Asie orientale qui n’est pas limité à la Chine est crucial, notamment dans les pays de l’ASEAN. L’activité de BYD en Thaïlande, de ce point de vue, est très importante. Le marché japonais l’est également, autant à cause du symbole que pourrait représenter une victoire sur la terre des « maîtres » de l’automobile que pour le volume qu’il peut garantir.

Cette politisation concerne également le continent américain, et donc les activités chinoises dans l’arrière-cour des États-Unis telle qu’elle a été définie par la doctrine Monroe. L’un des effets informels de la politique américaine lancée à l’été 2022 a été le ralentissement des projets de CATL en Amérique du Nord — y compris au Mexique. Au-delà des impératifs politiques, les acteurs du marché doivent également prendre en compte la structure de la chaîne d’approvisionnement. Ainsi, pour le moment, le partenariat entre Ford et CATL pour une usine dans le Michigan destinée à augmenter la capacité de production de batteries du géant américain se poursuit. Néanmoins, une attention supplémentaire sera portée sur ce sujet délicat par le Congrès, qui discute déjà de nouvelles mesures restrictives contre la Chine. De plus, CATL a annoncé des investissements importants au Brésil, montrant qu’elle peut jouer ses cartes sur de grands marchés qui ne sont pas disposés à suivre aveuglément la boussole des États-Unis.

L’un des effets informels de la politique américaine lancée à l’été 2022 a été le ralentissement des projets de CATL en Amérique du Nord — y compris au Mexique.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

La question politique se posera de plus en plus dans le débat européen, quant à la géographie des investissements et au positionnement des concurrents et des gouvernements. BYD et CATL en sont déjà conscients. La Hongrie est la destination la plus importante pour les investissements à plusieurs milliards de CATL en Europe, en cohérence avec le rôle que Budapest adopte de plus en plus vis-à-vis de la Chine. CATL sait que les constructeurs automobiles allemands devront s’approvisionner auprès de ses gigafactories s’ils veulent jouer dans l’arène électrique à court et moyen terme.

En 2023, BYD a annoncé son intention d’ouvrir une usine automobile en Europe, et souhaite donc anticiper la fermeture du marché européen par les « faucons » avec des offres qui rendent ses voitures — plus compétitives que les autres — accessibles au consommateur européen. Ces offres, en résumé, signalent aux gouvernements des pays européens que les emplois perdus en raison de l’inefficacité de l’industrie européenne pourront être compensés — on ne sait ni en quel nombre ni comment — par de nouvelles usines chinoises.

Dans l’intervalle, les entreprises chinoises continuent de concourir sur la frontière technologique, comme l’a récemment démontré l’annonce par CATL, un géant relativement plus faible que le modèle intégré de BYD, d’une nouvelle batterie à recharge ultra-rapide. Avec une autonomie totale d’environ 400 km, la batterie peut se recharger en environ 10 minutes. Pour comprendre le rôle croissant de BYD dans les technologies de pointe, il suffit d’écouter les conférences de Jensen Huang, qui dirige NVIDIA, la société moteur de l’intelligence artificielle : les voitures du géant chinois apparaissent souvent dans les publicités de NVIDIA pour montrer ses services, et entre 2022 et 2023 NVIDIA et BYD ont renforcé leur partenariat.

La puissance du marché chinois, facteur structurel de son ascension électrique, pourrait être gravement affaiblie par le ralentissement sévère de l’économie.

Alessandro Aresu et Alberto Prina Cerai

Ce Grand Jeu technologique et politique est destiné à se poursuivre, dans la mesure où les tensions entre les États-Unis et la Chine domineront cette décennie et s’inscriront dans un cadre toujours plus large. Dans ce contexte, la puissance du marché chinois, facteur structurel de son ascension électrique, pourrait être gravement affaiblie par le ralentissement sévère de l’économie.

Sans oublier l’importance croissante des semi-conducteurs dans le secteur automobile, et donc la volonté chinoise d’utiliser ses capacités en matière d’automobile pour alimenter ce défi crucial. Souvent, cela se fait au détriment des entreprises européennes de semi-conducteurs qui sont positionnées exactement dans ce segment et qui poursuivent parfois l’illusion d’un accès au marché chinois qu’elles n’auront jamais, du moins pas selon leurs propres termes ou selon les « lois du marché ». Car le pouvoir de marché des entreprises chinoises, dans le lien entre l’automobile et les semi-conducteurs, sera toujours dominé par la Chine et, en dernière analyse, par son décideur ultime, le Parti.

De quoi sont faits les cauchemars des dirigeants de BYD et de CATL ? Comme les autres grands entrepreneurs chinois, Wang Chuanfu et Robin Zeng, au sommet de leur succès, doivent porter leur regard sur l’évolution interne. Le ralentissement de l’économie peut les toucher, tant en raison de la réduction de la consommation qu’à cause de l’augmentation de la frustration au sein du Parti. Et aucun héros de cette transformation technologique étonnante, qui fait désormais partie intégrante du monde tel qu’il est, ne pourra se permettre un activisme politique inapproprié ou une remarque déplacée sur la réglementation du secteur. Car le grand pouvoir de l’innovation en Chine craint toujours le pouvoir politique — qui pourrait lui réserver le même sort qu’à Jack Ma.

Sources
  1. “Foreign carmakers confront ‘moment of truth’ in China”, Financial Times, 21 avril 2023.