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L’année de la Restauration

Les données sur les ventes de voitures en 2020 ne laissent pas de place à une multitude d’interprétations différentes : ce que l’industrie automobile, l’une des plus grandes filières industrielles au monde, a vécu, est décidément une annus horribilis. Rien qu’en France, selon le CCFA, le Comité des constructeurs français d’automobiles, 1 650 118 voitures personnelles ont été immatriculées en 2020. Cela représente, en dehors des statistiques, le pire chiffre depuis 1975. Une chute nette des immatriculations par rapport à l’année précédente de 24,4 %. 

Le marché français n’est bien entendu pas le seul à avoir connu ce cauchemar. En Allemagne, la baisse a été de 19,1 %, avec 2 917 678 voitures immatriculées. En Italie, elle a été de 27,9 %, avec 1 381 496 voitures vendues. Aux États-Unis, elle a été de 13,8 %, avec 14 670 000 voitures vendues. Et les chiffres mois par mois sont encore plus effrayants : on y constate des chutes de pourcentage de près de 80 % pendant les mois les plus durs du confinement.

En bref, alors qu’en 2019 les constructeurs automobiles pouvaient se permettre d’espérer franchir le cap des 100 millions de véhicules produits par an d’ici quelques années, en 2020, leur espoir est devenu : survivre à la pandémie. Qu’est-ce que cela signifie ? Survivre en même temps que la crise du pouvoir d’achat de la population liée à la crise économique qu’elle a générée, mais aussi survivre à l’attention accrue aux stratégies alternatives de mobilité que cette crise a générée dans l’opinion publique et au sein de nombreuses communautés, principalement urbaines, désireuses d’exploiter le choc généré par le coronavirus pour proposer de nouveaux modèles de mobilité à l’échelle humaine plutôt qu’à l’échelle de la voiture.

Face à cette conjoncture, comme toute vieille structure de pouvoir sur le point de faire face à une révolution qui menace de la balayer, les constructeurs automobiles avaient deux options : vivre 2021 comme l’année du carnage ou la transformer en une année de la Restauration. Pour ce faire, ils n’ont pas attendu. La bataille a commencé immédiatement.

Le 26 mai 2020, à Étaples, dans le Pas-de-Calais, depuis une usine de Valéo, une entreprise française leader dans la production de composants automobiles, le président de la République Emmanuel Macron tient une conférence de presse. Sur l’estrade d’où il s’exprime, juste au-dessus d’un bandeau tricolore et juste en dessous du titre de son discours – Plan pour l’automobile – trois mots rejouent le rythme de la devise républicaine : Écologique, compétitif, français.

Face à la conjoncture, comme toute vieille structure de pouvoir sur le point de faire face à une révolution qui menace de la balayer, les constructeurs automobiles avaient deux options : vivre 2021 comme l’année du carnage ou la transformer en une année de la Restauration.

Andrea CoCcia

Alors que derrière le président, le visage grave, se tient le ministre de l’économie Bruno Le Maire, devant lui, le souffle suspendu, non pas des millions de citoyens mais quelques dizaines de personnes, les représentants des conseils d’administration des plus grands industriels du pays, dont l’avenir dépend des décisions du président.

Le contenu de l’annonce ? Un déluge d’argent en aides directes et indirectes à l’industrie automobile : plus de 8 milliards d’euros pleuvent ainsi sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. Pour les consommateurs, dans le cadre des aides individuelles, cela prend la forme d’un « bonus écologique » allant jusqu’à 7000 euros pour l’achat d’une voiture électrique, jusqu’à 2000 pour une hybride et jusqu’à 5000 comme prime à la conversion. En outre, pour soutenir la reconversion du secteur industriel, Macron annonce 200 millions pour la transformation industrielle et 150 pour la recherche.

L’objectif à long terme du gouvernement Macron est clair : maintenir l’industrie automobile en vie en relançant le modèle classique, celui des subventions publiques, tout en continuant à encourager l’utilisation de la voiture et sa production. La seule grande différence avec les systèmes d’incitation qui ont servi de béquille au marché pendant des décennies est le label de la transition écologique, dont l’urgence est aujourd’hui indéniable, même pour le secteur automobile, qui a désormais besoin que les conducteurs remplacent les voitures à essence par des voitures électriques pour survivre.

Quasiment un an plus tard, le 31 mars 2021, à Pittsburgh, en Pennsylvanie, Joe Biden prononce un discours à la maison des syndicats de la ville. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi ce lieu ; ce n’est pas un hasard non plus s’il a choisi de revenir à Pittsburgh. C’est là qu’il a commencé sa tournée électorale, qu’il a annoncé qu’il acceptait l’investiture démocrate et qu’il a prononcé son dernier discours avant le jour du scrutin. Trois discours importants, mais autant que celui qu’il prononce ce jour-là.

Depuis l’estrade, en effet, Biden annonce l’American Jobs Plan, le plan gigantesque d’environ 2000 milliards de dollars en dix ans pour renouveler les infrastructures américaines et effectuer la transition écologique en Amérique.

Sur les près de 1000 milliards de dollars d’investissements nets du plan annoncé par le président Biden, 174 milliards sont destinés à subventionner le marché des voitures électriques, tandis que 165 milliards seront consacrés aux stratégies de transport alternatives, aux services publics et au réseau ferroviaire. Tout cet argent, comme celui que Macron a promis aux industries françaises près d’un an plus tôt, sera mis à disposition sous forme de subventions et d’incitations pour les États, les collectivités locales et les particuliers.

En écoutant le discours de Macron d’abord et celui de Biden ensuite, beaucoup se posent la même question : comment est-il possible que les constructeurs automobiles aient autant de pouvoir ? Une question qu’il est plus utile de poser autrement : comment est-il possible qu’il soit plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin des voitures ?

Les deux plans, en effet, bien qu’incomparables par leur taille et leur ampleur, ont un solide centre de gravité commun : ils mettent beaucoup d’argent sur la table pour l’industrie automobile. C’est-à-dire pour les mêmes personnes qui, depuis un siècle, dirigent les politiques de mobilité dans le monde entier en investissant d’énormes ressources dans la communication, à la fois dans la publicité et la propriété directe des médias, mais aussi dans la politique, à la fois dans le lobbying et l’influence, mais aussi dans le financement direct des partis politiques.

Comment est-il possible qu’il soit plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin des voitures ?

Andrea CoCcia

Le résultat ? Nous nous retrouvons exactement dans la situation à laquelle nous étions confrontés avant même la pandémie : une dépendance si totale et si complète de nos sociétés à l’égard des voitures que nous sommes obligés de répondre à la question de savoir comment nous pourrions survivre sans elles d’une manière très claire : c’est impossible, il n’y a pas d’alternative. 

There is no alternative. L’adage qui, selon Mark Fisher, représentait la victoire du réalisme capitaliste fonctionne tout aussi bien pour le réalisme automobile.

Inception

Un paysage naturel, sauvage, qui s’étend à perte de vue. Une route sinueuse et déserte, qui serpente dans un paysage à couper le souffle. Sur la route, une voiture et, autour, rien que le silence. Elle est élégante, puissante. La carrosserie brillante, de couleur presque toujours noire comme les vitres qui masquent l’intérieur, lui confère une beauté hautaine et irrésistible. Qu’elle roule à toute vitesse dans une vallée, entre les collines, au-dessus des montagnes, dans la neige, au bord d’un océan ou dans le désert, peu importe : tout ce qui compte, c’est sa totale liberté. 

Avouez-le, ces images vous sont familières : vous les avez vues défiler devant vos yeux un nombre incalculable de fois. Leur message nous poursuit chaque jour, sur tous les formats, mais les valeurs transmises sont toujours les mêmes : celle de la vitesse, de l’aventure, du privilège, de la liberté. Ces valeurs, l’industrie automobile les instille dans notre imaginaire depuis des décennies par le biais d’une campagne marketing qui dure depuis près de cent ans et coûte des milliards de dollars chaque année : la plus grande intrusion stratégique dans l’imaginaire mondial de l’histoire de l’humanité.

Souvenez-vous du film Inception, de Christopher Nolan. Leonardo DiCaprio y interprète une sorte de hacker des rêves dont la mission est de pénétrer dans l’esprit de l’héritier d’un grand industriel, joué par Cillian Murphy, pour orienter ses décisions futures en implantant une idée dans son cerveau. L’industrie automobile a réussi à pénétrer l’imaginaire mondial avec beaucoup moins de moyens : il a suffi de rivières d’argent, de dizaines et de dizaines de milliards par an investis dans la publicité, le placement de produits, le parrainage, le lobbying, ou encore le marketing.

L’argent suffit quand on sait déjà où creuser.

Selon Colin Ward, auteur de Pour en finir avec le mythe de l’automobile (Atelier de création libertaire, 1993) ce lieu à creuser était la stimulation du « rêve infantile d’une liberté individuelle absolue dont nous avons du mal à nous libérer ». Nous sommes parvenus à nous convaincre que notre possibilité d’être heureux est liée à quelque chose qui, en réalité, ressemble plus à une prison qu’à un vecteur de liberté : il suffisait d’appuyer sur le bouton de la présumée liberté totale, celle dont rêvent les enfants et les tyrans.

Presque partout, l’industrie automobile figure parmi les principaux investisseurs publicitaires. Pour la seule année 2017, environ 20 milliards de dollars ont été investis dans le secteur au Canada et aux États-Unis, près de 7 en Chine, autant si l’on regroupe seulement la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie et environ 3 milliards dans le reste de l’Europe. Près d’un milliard et demi au Japon, un milliard en Australie, et de même en Inde. Au total, cela représente environ 40 milliards de dollars. Cela ne concerne que le secteur automobile, sans compter les compagnies pétrolières et les compagnies d’assurance.

Les valeurs transmises sont toujours les mêmes : celle de la vitesse, de l’aventure, du privilège, de la liberté. Ces valeurs, l’industrie automobile les instille dans notre imaginaire depuis des décennies par le biais d’une campagne marketing qui dure depuis près de cent ans et coûte des milliards de dollars chaque année : la plus grande intrusion stratégique dans l’imaginaire mondial de l’histoire de l’humanité.

Andrea CoCcia

La communication est une guerre, et dans cette guerre, les constructeurs automobiles ont une énorme puissance de feu. Dans n’importe quel journal ou magazine du monde, il n’est pas difficile de trouver des publicités pour des voitures. Cela n’est pas étonnant, car l’industrie automobile investit massivement dans le journalisme et la communication, à tel point qu’elle représente pour beaucoup de groupes de presse la plus grande part de leurs revenus publicitaires. La dépendance est presque totale.

On ne peut pas y échapper. Les voitures sont partout. Elles prennent toute la place. Elles occupent notre temps.

Avec les 87 176 335 nouveaux véhicules qui ont été produits en 2018, qui viennent s’ajouter aux 1,3 milliard de voitures déjà existantes, tous ces véhicules, même quand ils sont à l’arrêt, occupent un espace immense. Une voiture de taille moyenne occupe environ 10 mètres carrés, ce qui veut dire que les voitures actuellement en circulation dans le monde occupent environ 13 milliards de mètres carrés.

Mais les voitures ne font pas qu’occuper notre espace, elles occupent aussi notre temps. Selon la Commission européenne, un Italien passe en moyenne environ 37 heures par an dans les embouteillages, un Français n’y passe (que) 30 heures. Au total, nous passons en moyenne 5 ans et 7 mois dans notre voiture au cours de notre vie. La voiture était porteuse des plus belles promesses : rouler pour aller loin, aller vite, pour transporter des objets, découvrir le monde. Mais le conducteur lambda ne fait rien de tout cela : il utilise sa voiture pour se rapprocher de son domicile, dans la lenteur et dans la solitude, en emportant tout au plus sa housse d’ordinateur. 

Rien à ajouter : le mécanisme d’Inception a parfaitement fonctionné. Ils nous ont convaincus : la voiture n’est pas seulement nécessaire, elle est indispensable à notre vie.

Avant son suicide en 2017, Mark Fisher a écrit que la plus grande victoire du capitalisme avait été de nous convaincre tous qu’il n’y avait pas d’alternative. Le pactole de l’industrie automobile est encore plus raffiné : elle a accru notre dépendance aux voitures tout en nous amenant à les vénérer, à les considérer comme l’invention qui nous a émancipés de la nature.

Mon royaume pour un cheval

Au sommet de la Butte Montmartre, près de 130 mètres au-dessus du niveau de la ville, se dresse la Place du Tertre. La petite place est réputée pour ses peintres, son restaurant historique, où l’on aurait inventé le terme de « Bistrot », mais aussi pour avoir été le point de départ de la Commune de Paris. À l’un des angles, juste au-dessus de la plaque indiquant le nom de la place, se trouve une stèle en marbre sur laquelle est gravée en lettres rouges la phrase suivante : « Pour la première fois, le 24 décembre 1898, une voiture à pétrole, pilotée par Louis Renault, son constructeur atteignit la place du Tertre, marquant ainsi le départ de l’industrie automobile française ». 

Bien que la voiture à pétrole conduite par Renault, qui avait à l’époque tout juste 21 ans, ressemble plus à un pousse-pousse qu’à une voiture, c’est à ce moment-là que le garçon aux cheveux roux vient de remporter le gros lot. D’un seul coup, il a réalisé un rêve qu’il nourrissait depuis au moins une décennie et a réussi la première opération de marketing de l’histoire de l’automobile. Et ça a marché. Ce jour-là, le jeune Louis reçut 12 commandes pour un modèle qui n’existait pas encore. Deux mois plus tard, il fonda Renault avec ses frères, à Boulogne-Billancourt.

Louis n’est pas le seul, dans ces années-là, à rêver de libérer l’homme du joug de la lenteur. En juin 1896, le célèbre Henry Ford menait le même combat, lui qui faisait alors ses premiers pas dans l’industrie automobile, au moment même où le jeune Renault montrait aux Parisiens que sa voiture ne craignait pas les montées. Et ils n’étaient pas les seuls, puisque Karl Benz avait déjà inventé une voiture fonctionnant au pétrole dans l’arrière-boutique d’un magasin de vélos à Mannheim, une dizaine d’années auparavant. Tels de nouveaux alchimistes, le rêve de ces pionniers et de tous les autres était de desserrer les chaînes qui retenaient l’individu lié à l’espace-temps. Pour relever la barre de la mobilité et de la liberté, ils pensaient avoir donné à l’Humanité un outil révolutionnaire : chacun pourrait aller n’importe où et n’importe quand, ne dépendre ni de l’horaire des trains ni de la fatigue d’un cheval.

Tels de nouveaux alchimistes, le rêve des pionniers de l’automobile était de desserrer les chaînes qui retenaient l’individu lié à l’espace-temps. Pour relever la barre de la mobilité et de la liberté, ils pensaient avoir donné à l’Humanité un outil révolutionnaire : chacun pourrait aller n’importe où et n’importe quand, ne dépendre ni de l’horaire des trains ni de la fatigue d’un cheval.

Andrea CoCcia

C’était un beau rêve. Mais il suffit de penser à n’importe quel périphérique de n’importe quelle grande métropole contemporaine pour voir, derrière l’effigie du rêve, le cauchemar d’un piège. L’utopie bourgeoise du droit individuel au transport motorisé à l’épreuve de la démocratisation et de la diffusion massive des voitures a enfin révélé son vrai visage.

On aurait pu s’y attendre. Après tout, la différence entre un droit et un privilège est assez claire : si vous étendez un droit à tout le monde, le monde s’améliore ; si vous essayez de massifier un privilège, le monde devient un enfer.

La vitesse est un privilège, elle l’a toujours été. Ce n’est pas un hasard si la noblesse s’est fondée sur la possession de chevaux, c’est-à-dire sur le privilège de pouvoir se déplacer plus vite que les autres. Dis-moi combien de temps il te faut pour te déplacer et je te dirai l’étendue de ta richesse et celle de ta liberté. Et 99,9 % de la population mondiale est très peu riche et très peu libre. La classe des super riches, les 0,1 %, a désormais dépassé la relation avec l’espace et le temps qu’entretiennent les mortels ordinaires.

Tout le reste du monde se déplace en voiture. En Italie, 30 millions de personnes prennent chaque jour leur voiture pour se rendre au travail ou à l’école. 70 % d’entre eux le font seuls.

Même si, à ses débuts, la voiture a pu être un privilège, elle a aujourd’hui perdu son statut, puisque tout le monde possède désormais une voiture. Et passer son temps à conduire pour aller travailler est une forme d’esclavage.

« Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! », s’exclamait le Richard III de Shakespeare sur le champ de bataille de Bosworth. C’est qu’à l’époque, le moyen le plus rapide d’échapper à la mort était le cheval. La mobilité est le seul salut face à la mort : Richard III est prêt à renoncer au pouvoir dont il comprend alors toute la futilité. Si le Barde devait aujourd’hui réécrire sa tragédie, le nouveau Richard, confronté au même destin, ne troquerait certainement pas son royaume contre une voiture. À quoi bon ? Pour rester coincé dans les bouchons parmi les pauvres blessés ? Il lui faudrait plutôt un hélicoptère, ou un jet privé.

La voiture n’est plus une affaire de riches puisque, dans l’immédiat après-guerre, les plus grands groupes industriels du monde ont dû inventer un moyen de maintenir les niveaux de production qui avaient été atteints en temps de guerre. Après s’être enrichis en produisant des armes, des camions, des wagons et des avions pendant la guerre, il ne leur restait qu’un seul choix : celui de faire de la voiture un produit de masse.

La vitesse est un privilège. Or la différence entre un droit et un privilège est assez claire : si vous étendez un droit à tout le monde, le monde s’améliore ; si vous essayez de massifier un privilège, le monde devient un enfer.

Andrea CoCcia

Il ne leur restait plus qu’à lancer la reconstruction d’après guerre, le boom économique, et à exploiter l’intuition de l’Italien Piero Puricelli, qui, dans les années 1920, avait conçu et dessiné la première autoroute européenne, la Milano-Laghi. Cette idée en séduisit plus d’un. Le IIIe Reich en particulier, en particulier, qui, dès les années 1930, fit appel à l’Italien pour concevoir le réseau autoroutier allemand permettant d’assurer la rapidité des déplacements des troupes blindées pendant la guerre. Les constructeurs automobiles et les producteurs de pétrole pouvaient être soulagés : le boom économique de l’après-guerre était sur le point d’ouvrir un énorme marché ; il ne restait plus qu’à préparer le terrain pour créer une dépendance de masse.

L’idée n’était pas nouvelle. Henry Ford, le même homme qui offrit 50 000 dollars à Hitler pour son anniversaire en 1939 et qui lui inspira certains des écrits antisémites les plus virulents de l’époque, décida d’offrir 1 000 dollars à ses ouvriers à Noël 1912. Ce n’était pas un acte de générosité : il avait besoin de clients, et il comptait sur le fait que ses ouvriers utiliseraient cet argent pour acheter un exemplaire de son célèbre modèle T, sa voiture la moins chère, qui se vendait sur le marché pour environ 600 dollars.

Plus de cent ans plus tard, l’entreprise a cessé de construire ce modèle, mais l’objectif de Henry Ford a été largement atteint : presque tout le monde a une voiture. Le fait de posséder une voiture, s’il a souvent été apparenté à une révolution, de commodité et presque de luxe, est devenu une prison. Si tout le monde se déplace, personne ne se déplace.

Manuel pour arrêter de conduire 

La dépendance à l’égard des automobiles est-elle si réelle et totale qu’elle nous a amenés à penser qu’il n’existait pas d’alternatives crédibles ? Eh bien, il est temps de les trouver. Crise énergétique, crise économique, crise environnementale, crise sociale, crise politique. Nous pouvons tourner autour du pot autant que nous le voulons, mais nous sommes témoins des affres d’un système économique en phase terminale.

L’objectif de Henry Ford a été largement atteint : presque tout le monde a une voiture. Le fait de posséder une voiture, s’il a souvent été apparenté à une révolution, de commodité et presque de luxe, est devenu une prison. Si tout le monde se déplace, personne ne se déplace.

Andrea CoCcia

La voiture est une addiction, pas une nécessité. Comme l’héroïne. Nous en sommes dépendants sur le plan économique, industriel, politique, social et individuel. Mais le plus gros problème lié à l’industrie automobile n’est pas l’impact environnemental. Le problème, c’est notre survie et celle de nos sociétés qui, si elles ne se libèrent pas au plus vite de la voiture, seront condamnées à vivre dans un nouveau Moyen Âge.

La conscience qu’un tel système est un ennemi à combattre est déjà bien répandue. Il nous faudra probablement encore quelques années avant que le match puisse sérieusement commencer, mais en attendant, nous devons construire l’alternative, et nous devons la construire en partant de nos cerveaux, en désamorçant l’inception qui a colonisé notre imagination.

Nous devons avoir la force de réfléchir à nouveau, tous ensemble, et le faire rapidement. Nous devons commencer par la base, en prenant conscience que nous sommes les victimes d’un système qui nous exploite, et nous devons également reconstituer ce que nous sommes sur le point de perdre à jamais : le tissu social. Et il ne s’agit pas là d’un discours luddiste de briseurs de machine : car pour arrêter de conduire, la première alliée sera la technologie, en pensant de biais, en sortant des schémas qu’on nous a mis en tête.

Les objectifs sont clairs : réduire les déplacements, reprendre possession de son temps, bouleverser la notion de travail, reconstruire les tissus sociaux, économiques et politiques à l’échelle de la communauté, faciliter les échanges, optimiser la consommation, et sans doute même commencer à produire sa propre énergie pour se déplacer. Si nous pouvons sortir de cette dépendance sans attendre l’effondrement des structures qui l’ont inventée, c’est en imaginant un monde où nous serons plus heureux.

Beaucoup de mesures pourraient être mises en pratique pour arrêter de conduire mais, paradoxalement, l’arrêt physique de la conduite ne sera que la dernière chose à faire. Certaines stratégies sont déjà visibles, et de fait, ceux qui vivent dans une ville desservie par les transports publics ont déjà ce choix. De nombreuses villes s’efforcent déjà depuis des années de se débarrasser des voitures, et il sera certainement important de suivre l’évolution de ces tentatives. Mais cela ne sera pas suffisant. Dans la plupart des villes, utiliser une voiture est déjà un enfer, et une vie sans voiture est déjà imaginable.

Le problème le plus complexe concerne les personnes qui ne vivent pas dans les centres urbains. Dans les banlieues résidentielles des grandes villes, tout est favorable à la voiture. Pourtant, arrêter de conduire n’est pas un défi que seuls les citadins peuvent relever. Si seuls les urbains parviennent à relever le défi, cela aura pour effet pervers de fomenter la haine de ceux qui vivent en province contre ceux qui vivent en ville. Nous devons sortir de cette guerre civile si nous voulons réussir. Pour arrêter de conduire, nous devons le faire tous ensemble et le premier pas, le plus décisif, est d’arrêter d’en faire une affaire personnelle.

Le plus gros problème lié à l’industrie automobile n’est pas l’impact environnemental. Le problème, c’est notre survie et celle de nos sociétés qui, si elles ne se libèrent pas au plus vite de la voiture, seront condamnées à vivre dans un nouveau Moyen Âge.

Andrea CoCcia

Une fois que nous avons compris qu’il faudra en faire une bataille collective, nous devons nous mettre en tête autre chose : un monde qui contient peu de voitures est impossible. On ne peut pas s’imaginer vivre dans un paradis hypothétique, où nous ne prendrions le volant qu’en cas de besoin, en nous partageant les rares voitures existantes. Malheureusement, un tel monde ne peut exister : la voiture contemporaine, hyper-technologique, ne ressemble plus à la voiture mécanique des premiers jours. Les voitures d’aujourd’hui ont besoin d’une industrie ayant la capacité de se développer en permanence, et pouvant produire toujours plus. Sans cette immense économie d’échelle, et sans l’aide ostensible des États-nations, l’industrie automobile aurait déjà mis la clé sous le tapis. 

Enfin, pour réunir les conditions qui nous permettront d’arrêter de conduire, nous devons nous battre pour limiter nos temps de déplacement. Au lieu de continuer à nous plaindre, battons-nous pour récupérer ce temps et pour que l’acte de se déplacer soit lié uniquement à un choix et non à l’obligation de se présenter sur un lieu de travail comme s’il s’agissait d’une caserne. Nous prônons la diffusion du télétravail partout où il est possible, pour renverser une coutume arbitraire et peu pratique. Si seulement nous pouvions éliminer collectivement les trajets inutiles vers le lieu de travail, nous verrions la panique dans les yeux des constructeurs automobiles en même temps que quelques étincelles de bonheur dans les nôtres.

Il est évident qu’à la base de tout cela, il faudra changer de perspective, passer du personnel au collectif. Si aujourd’hui beaucoup d’entre nous sont contraints d’utiliser la voiture parce qu’ils n’ont pas vraiment le choix, la solution n’est pas de se refermer sur nos besoins mais de s’allier, de construire une alternative à la fois directe, en mettant en place des moyens de transport alternatifs à la voiture, et indirecte, en changeant nos habitudes de déplacement. Et ainsi, accélérer la fin de la brève histoire de l’automobile sur Terre.

Crédits
Cet article est un extrait, révisé et traduit en français, du livre d'Andrea Coccia Contro l'automobile, paru en italien chez Eris Edizioni en 2020.