Proposer une nouvelle enquête sur un événement comme la Commune de Paris peut sembler une gageure. Rarement un épisode révolutionnaire, court qui plus est (72 jours) a en effet été aussi abondamment scruté et étudié. La bibliographie réunie en 2006 par Robert le Quillec propose près de 600 pages et 5000 entrées : romans, mémoires, réflexions philosophiques, ou travaux de recherches. Un effort de recherche par ailleurs très internationalisé, puisqu’il appartient aux domaines académiques français, américains, anglais, russes, espagnols, allemands, chinois…1.

Les interrogations suscitées par la Commune, pourtant, ne se sont jamais taries. Elles ont même été renouvelées ces dernières années avec la réactualisation de la référence à l’évènement dans de nombreuses luttes sociales et politiques, en France et dans le monde. Quelles investigations peuvent donc encore être proposées ?

Peut-être faut-il avant de les aborder rappeler brièvement ce qu’a été la Commune de Paris. Troisième révolution du 19e siècle français (quatrième si on inclut la Révolution française), elle fait irruption à l’issue d’un lent « glissement » (J. Rougerie). Elle prend place dans le cadre d’une guerre franco-prussienne, d’un changement de régime républicain (le 4 septembre 1870), de l’expérience douloureuse d’un siège militaire. Après la défaite contre la Prusse est élue une chambre à majorité monarchiste qui multiplie les vexations contre la capitale, qui est alors une ville très ouvrière et républicaine. La tentative de reprise par le gouvernement d‘Adolphe Thiers de canons de la garde nationale, à Montmartre, entraîne un mouvement insurrectionnel le 18 mars qui aboutit à la proclamation officielle de la Commune de Paris le 28 mars.

On connaît bien le groupe de 79 élus qui siège à l’hôtel de ville, les R. Rigault, J. Vallès, F. Jourde, E. Varlin, et qui proclame la « Révolution victorieuse », le 29 mars. Ce groupe se caractérise, c’est une première au 19e siècle, par son fort contingent d’ouvriers qualifiés (33, soit 41 % du total). Les mesures prises au cours des 57 séances de la Commune ont également été étudiées : séparation de l’Église et de l’État, école rendue laïque, gratuite et obligatoire, interdiction du travail de nuit aux boulangers, interdiction des retenues sur salaire dans les ateliers et administrations… Cela en fait une expérience politique originale.

Les mesures prises au cours des 57 séances de la Commune ont également été étudiées : séparation de l’Église et de l’État, école rendue laïque, gratuite et obligatoire, interdiction du travail de nuit aux boulangers, interdiction des retenues sur salaire dans les ateliers et administrations… Cela en fait une expérience politique originale.

Quentin Deluermoz

Ces mesures sont le fruit de débats entre des positions politiques plurielles qui rappellent la richesse des républicanismes et socialismes du 19e siècle : blanquistes, internationaux, proudhoniens, jacobins, radicaux… Globalement toutefois, le référent commun, à l’Hôtel de ville et sur le terrain est davantage la « République démocratique et sociale », qui s’était affirmée lors de la précédente révolution, en 1848. Selon celle-ci, il n’est pas possible de changer la forme politique (la République) sans modifier l’organisation sociale et économique, par le moyen de l’Association. Le but est, dans le langage du temps « l’affranchissement des servitudes ».

Cependant la plupart des travaux constatent la faible durée de la Commune, et le peu de réalisations effectives de ces projets. La Commune est souvent décrite comme un brouillon. Et ce qui marque dans la Commune est sa fin, la Semaine sanglante (21-28 mai 1871), marquée par les incendies des grands bâtiments de la ville d’un côté (Hôtel de ville, Palais des Tuileries), le massacre des insurgés de l’autre (entre 8 000 et 20 000 morts)

Tel est l’évènement, à la fois clair et intrigant, qu’est cette dernière révolution du 19e siècle français. Puis toutes les grilles d’analyse du phénomène révolutionnaire du XXe siècle (marxiste, anarchiste, libérale, républicaine) lui ont été appliquées pour essayer de comprendre sa signification, jusqu’à ce que les travaux de R. Tombs et J. Rougerie dans les années 1980-2000 le réinscrivent dans un 19e siècle qu’il s’agissait de redécouvrir, et laissent à nouveau le questionnement. 

Ces dernières années, de nombreuses publications de qualité, synthétiques ou inventives, sont parues (L. Godineau, M. César, M. Cordillot, M. Audin, R. Meyssan, E. Fournier, J-F. Dupeyron, L. Bantigny…) Le pari de mon ouvrage, Commune(s) 1870-1871 : une traversée des mondes au 19e siècle est le suivant2 : plutôt que de chercher à inscrire la Commune dans un « grand récit » déjà là, l’idée est d’essayer de tirer les fils spatiaux et temporels dans lesquels elle s’insère ou qu’elle a généré afin de mieux comprendre sa portée et sa signification. Lui laisser la parole, en quelque sorte.

La démarche s’inscrit dans la logique de mes précédents travaux d’histoire sociale et culturelle du 19e siècle, centrés sur l’étude des relations sociales et des perceptions des acteurs et actrices. Cependant, l’énigme posée par la Commune a poussé à mener plus loin le jeu d’échelle, la pratique de l’interdisciplinarité ou l’interrogation sur l’incorporation possible des ordres sociaux. Dans ce but, deux déplacements y sont notamment proposés : d’une part, proposer une analyse de terrain « au ras du sol », à hauteur d’homme et de femmes, pour observer sous un angle plus ethnographique ce qui se passe pendant la Commune.  D’autre part, sortir la Commune de son seul cadre français et la replacer dans une trame d’expériences plus large, transnationales, impériales, voire globales afin de comprendre sa résonance. Les deux sont pensés dans leur interaction, mais le présent texte présente cette dernière dimension.

L’énigme posée par la Commune a poussé à mener plus loin le jeu d’échelle, la pratique de l’interdisciplinarité ou l’interrogation sur l’incorporation possible des ordres sociaux.

Quentin Deluermoz

Cette dernière attention n’allait pourtant pas de soi. Contrairement à la Révolution française, aux révolutions de 1830 ou au printemps des peuples de 1848, la Commune de Paris, ne s’inscrit pas a priori dans une vague révolutionnaire transnationale. Il existe certes des « Communes », dite de province et parfois déclarées avant la parisienne. Mais seule l’ex-capitale fait l’expérience d’une forme d’autogouvernement de plusieurs semaines. Aussi, la question ets légitime : quelle est l’ampleur la Commune ? Cette incertitude est accentuée par l’historiographie : Longtemps la dimension internationale de ce que K. Marx considérait dès avril 1871 comme un « point de départ d’importance dans l’histoire du monde »3 est allée de soi. Cet horizon semblait d’autant plus évident que la lecture marxiste, ou d’inspiration marxiste, faisait de la Commune un moment de transition entre les révolutions « romantiques » du XIXe siècle, et les révolutions « modernes » à venir dans le monde – particulièrement après la révolution russe de 1917. Avec le reflux des analyses marxistes, la critique des approches en termes de « diffusion » et l’étude intensifiée de l’expérience communale, cette lecture s’est modifiée : la « République de Paris », alors, a semblé moins brouillonne, mais aussi plus singulière, et plus parisienne. Cependant la question reste posée de savoir comment comprendre l’impact de ces quelques mois à une telle échelle ? Faut-il supposer comme cela a pu être dit qu’il tient essentiellement à surinvestissement postérieur, notamment des régimes socialistes du XXe siècle ? Les approches connectées et comparées apportent des éléments de réponse. L’exercice n’a alors rien d’une mode (il est assez peu pratiqué concrètement), et n’a rien non plus d’évident. Le dispositif d’enquête précis est décrit dans l’ouvrage. Mais il permet bien de renouveler les interprétations

Cette perspective, d’abord, ramène la Commune dans la continuité de la guerre de 1870. Le conflit franco-prussien de 1870 est un moment important dans la nationalisation des sociétés belligérantes. Mais il est aussi l’occasion d’un vaste mouvement de volontariat transnational, particulièrement après le 4 septembre. La cause française devient alors cause républicaine, et en particulier celle de la « République universelle ». Rapidement, des milliers de volontaires internationaux viennent combattre en France au nom de la liberté des peuples. La majorité sont Italiens, mais s’y trouvent aussi des Polonais, des Espagnols, des Belges, des Irlandais, des Grecs, des États-uniens ou des Uruguayens. Ces hommes, rarement des femmes, ont souvent participé aux grands combats politiques de l’époque : luttes de libérations italiennes de 1848 et 1860, conflits polonais de 1830 et 1848, « glorieuse révolution » espagnole de 1868, guerre civile américaine de 1861-1865, fenianisme des années 1850-1860… Or, non sans tension ni rejets, le mouvement se poursuit avec la proclamation de la Commune en mars. Plusieurs figures célèbres participent à l’aventure parisienne. Ainsi de Gustave Cluseret ou encore de Jaroslaw Dombrowski. Né en 1837, ce fils d’un riche propriétaire polonais, formé à l’école militaire de Saint-Pétersbourg, prend fait et cause pour l’insurrection polonaise de 1863. Arrêté, il s’enfuit, fréquente les milieux socialistes allemands, puis se rend à Paris où il se rapproche de l’A.I.T. Il part à Lyon pendant le siège de 1870, puis revient en mars offrir ses services à la Commune à Paris. Il est élu chef de la 12e légion, avant d’être nommé commandant en chef de la place de Paris. Les trajectoires sont cependant variées. Beaucoup des combattant « étrangers » sont des réfugiés politiques déjà sur place. Certains sont aussi moins connus, comme Lucien Combatz. Cet officier de ligne télégraphique a pourtant participé aux guerres d’Italie dans les années 1850, à la légion garibaldienne au Tyrol en 1866, au corps garibaldien en Crète et dirigé les volontaires aragonais dans la Siera de Ronda. Présent à Paris depuis la guerre franco-prussienne, il est nommé directeur des télégraphes sous la Commune. Loin d’être majoritaire dans la masse des combattants parisiens, ces combattants sont néanmoins très visibles en raison de leur réputation et de leur accession fréquente à des postes de commandement. Les étrangers en vue ne sont pas non plus uniquement combattants. Léo Frankel, un orfèvre hongrois adhérent à l’Internationale est l’un des membres de la Commission du travail et de l’échange. Son intégration est publiquement justifiée, « considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle, que toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent (…) »4. Ces hommes incarnent ainsi dans la Paris insurgé le lien entre la Commune et la « République Universelle ».

Rapidement, des milliers de volontaires internationaux viennent combattre en France au nom de la liberté des peuples. La majorité sont Italiens, mais s’y trouvent aussi des Polonais, des Espagnols, des Belges, des Irlandais, des Grecs, des États-uniens ou des Uruguayens.

Quentin Deluermoz

D’autres relais assurent de telles connexions et l’Association internationale des Travailleurs bien sûr ne saurait être oubliée. Depuis sa création en 1864, elle est tout à la fois une organisation syndicale, une association politique internationale et un lieu de réflexion et d’échanges autour de thèmes tels que la liberté des peuples ou la défense des prolétaires… Comme nous l’avons dit, les historiens ont battu en brèche l’idée que la Commune a été organisée par l’AIT. Ses membres parisiens ont tout aussi bien agi comme ouvrier qualifié, citoyen, membre d’autres organisations ou élu d’arrondissement). De plus, la défense du conseil général à Londres est timide au départ. Elle finit néanmoins par se faire entendre. Et l’écho est plus net parmi les sections nationales. Des manifestations de soutien sont organisées en avril à Londres, Genève, Bruxelles ou Hambourg. Elles se mêlent souvent à d’autres groupes plus ou moins liés. Les républicains anglais organisent des meetings de soutien à Londres (« Long live the Universal Republic ! »). Les motifs sont à la fois croisés et variés : en Roumanie, les libéraux célèbrent la lutte contre l’envahisseur et la tyrannie, sans percevoir la portée socialiste de la révolte parisienne. Ailleurs, jusqu’aux États-Unis, elle alimente les luttes ouvrières contre les politiques patronales. Beaucoup de ces manifestations, pas toutes en raison du siège, sont suivies par les instances de la Commune. Elles sont notamment recensées au sein d’une rubrique « nouvelles étrangères » du Journal officiel de la République française (qui a pris pour un jour le nom de Journal officiel de la Commune.) La Commune se voit ainsi arrimée aux luttes sociales et politiques des années 1850-1870.

Serait-ce tout ? L’évocation des autres Communes a peut-être été un peu rapide, surtout si l’on comprend la France d’alors pour ce qu’elle, un État-nation impérial. Les expériences des Communes de Lyon, Marseille ou du Creusot, ne sauraient être négligées. Mais un mouvement républicain et radical s’est aussi déclenché à Alger et dans les principales villes de la colonie. Il s’auto-désigne comme « Commune », en référence à 1792-1793. Or avec la proclamation de la Commune parisienne, les radicaux d’Alger envoient une adresse de félicitations et d’adhésion à la Commune. L’une des figures du mouvement algérois, Alexandre Lambert, se voit même promu délégué de l’Algérie auprès de la Commune, avant de devenir « chef de bureau au ministère de l’intérieur (presse) ». Le mouvement communaliste n’échappe pas au fait colonial. Il le fait d’autant moins que la mobilisation républicaine des villes algériennes, très « coloniste », accélère parallèlement le développement d’une des plus importantes révoltes algériennes du siècle, l’insurrection kabyle, qui rassembla jusqu’à 800 000 hommes. La révolte communale est ainsi liée par effet de domino aux contestations des colonisés. En d’autres endroits de la planète d’ailleurs, la nouvelle du déclenchement de la Commune est utilisée par les populations pour contester une domination française déjà fragilisée par la guerre. La dynamique historique européenne se voit confrontée à d’autres dynamiques, extra-européennes. L’information alimente des troubles, suscite espoir ou inquiétude parmi les autres puissances, au point que la résolution de l’évènement parisien devient aussi un enjeu géopolitique extra-européen.

Car la Commune ne passe pas inaperçue. Dès mars 1871, c’est le dernier point, la révolte parisienne est sans doute l’un des évènements les plus médiatisés de l’époque. Qu’une nouvelle révolution et guerre civile ait lieu à Paris, capitale de la modernité et des révolutions, et ce après le conflit franco-prussien ne peut que susciter l’attention. Le début des années 1870 est de plus marqué par de profondes transformations médiatiques : les flux d’informations sont facilités par le développement des bateaux à vapeur, et plus encore par la mise en place en 1866 du câble atlantique qui leur permet de passer d’un continent à l’autre en quelques heures et non en plusieurs jours. De grandes agences de presse comme Reuters, Wolff, Havas, compilent, échangent et font circuler les nouvelles. L’examen des télégrammes Reuters montre que sur l’ensemble des informations qui circulent sur le réseau à propos de la semaine du 18 mars 1871, l’écrasante majorité concerne l’insurrection parisienne – alors que de nombreux « faits » signifiants se déroulent bien entendu à l’échelle de la planète. Objet d’un incessant flux de mots, la Commune est suivie par les journaux européens, dans toute l’aire d’influence britannique (Canada, Inde, Australie), et dans tout l’espace atlantique (Brésil, Mexique, États-Unis). Les attentions régionales certes varient. Mais elles peuvent être très soutenues, comme au Mexique où le devenir parisien est suivi au jour le jour par l’ensemble de la presse ou aux États-Unis où selon l’historien Samuel Bernstein « aucun thème économique ou politique […] à l’exception de la corruption gouvernementale, n’a reçu plus de gros titres dans la presse américaine des années 1870 que la Commune de Paris5 ».

La Commune est arrimée aux luttes sociales et politiques des années 1850-1870.

Quentin Deluermoz

La Commune génère donc une constellation de résonances et contre-résonances à grande échelle dont les acteurs et actrices parisiens ont partiellement conscience et qui joue en retour dans la représentation de leur action. Sa fin sanglante, marquée par les incendies de la ville, l’assassinat des otages et le massacre terrible des insurgés provoque une torsion – et comme souvent pour des évènements marquants, une redéfinition a posteriori. Juste après les faits, les réactions sont majoritairement de rejet. La condamnation diplomatique est unanime, en Grande-Bretagne ou encore au Brésil, où la chambre affirme son « sentiment d’horreur que lui inspire l’anarchie qui a réussi la détruire la plus belle partie de la grande capitale de Paris [. Elle] se félicite de la victoire de la cause de la civilisation et des principes du christianisme6 ». Un sentiment sur lequel s’appuient les autorités françaises pour se poser en rempart contre les menaces révolutionnaires nouvelles qui semblent se profiler. Même réprobation au sein de la presse, où le volant des appréciations se simplifie après la semaine sanglante, jusque dans certains titres radicaux ou socialiste qui ne veulent pas être associés à cette image de violence.  « Ce n’est pas le fusil seulement qu’ils manient, tonne l’Indépendance belge, c’est la torche incendiaire. » Les terribles pétroleuses, et avec elles tout un cortège de criminels, de fous, de dégénérés et autre « rouges » hantent les portraits de l’insurrection. À peine terminée, un certain nombre d’idées types lui sont alors durablement accolées, comme la violence ou l’idée d’un mouvement qui serait dirigé par l’Association internationale des travailleurs, une idée qui sera reprise ensuite selon une toute autre orientation (non celle du complot mais celle de l’avant-garde), par la lecture marxiste-léniniste.

Mais la Commune devient en même temps, et sans doute est-ce lié à cette audience, l’incarnation du martyr des luttes sociales et un haut lieu de mémoire révolutionnaire. Les lectures les plus connues, et les plus marquantes, sont celles de K. Marx et de M. Bakounine. Le premier fait paraître dès juin 1871, au nom de l’AIT, La guerre civile en France, dont circulent rapidement des versions en anglais, allemand, français et espagnol. Le second propose une interprétation anarchiste qui voit dans la révolte parisienne « la négation audacieuse, bien prononcée de l’État ». Les historiens ont pointé de longue date les apparentes incongruités de ces textes (Marx défendant une forme de fédéralisme républicain, Bakounine les jacobins). Cependant les analyses s’ajustent vite et dessinent deux lectures : grosso modo, les marxistes inscrivent la Commune dans une lignée de révolutions, comme une étape dont la leçon doit être tirée, tandis que les anarchistes la situent davantage dans une constante lutte des exploités contre les exploiteurs, suivant une conception plus germinale de la révolution. Ensemble, ils sédimentent en tous cas l’idée d’une Commune qui serait un temps fort de la lutte des classes, une autre idée appelée à durer qui se solidifie peu à peu au sein des nouvelles organisations politiques et syndicales.

Mais ce ne sont pas là les seules lectures et appropriations. Les années 1860 sont en effet marquées par ce que les historiens appellent un « radicalisme global », fait de fédéralisme, de républicanisme, d’associationnisme, de socialisme, ainsi que de multiples combats socio-politiques. La référence à la Commune est ainsi reprise lors de la révolution cantonale espagnole de 1873 : elle contribue, avec d’autres morceaux de passés comme la révolution de 1868, à rendre vivant l’esprit fédéraliste espagnol. Il en est de même des réappropriations italiennes : la chute de la Commune alimente une hausse du nombre d’adhérent de l’AIT et tout un courant de socialisme libertaire. Puis la référence circule à plus grande échelle, suivant le flux des exilés parisiens, celui de ces combattants ou des informations. En Argentine, au Brésil, au Chili, en Bolivie se créent ainsi dans les années 1870 des journaux appelé el Comuna. Le lien à l’aventure parisienne est explicite : « aussi longtemps qu’il y aura un homme ou une femme vivante, explique El Comuna mexicana, la Commune continuera à exister, parce que les grands principes sont immortels (…). La Commune est vivante en France comme au Mexique, aux États-Unis comme en Allemagne, en Chine ou en Arabie7. » Aux États-Unis, d’autres appropriations sont observable au sein de la culture radicale naissante des années 1870. À chaque fois, la référence à la Commune de Paris apporte ainsi un surcroît de force et d’internationalité aux luttes en cours, tandis que ces usages l’insèrent progressivement dans l’histoire domestique. S’observe ainsi, en même temps que l’évènement lui-même, une sorte de co-construction de l’idée communale, qui en élargit la portée et l’enjeu.

Ensemble, Marx et Bakounine sédimentent l’idée d’une Commune qui serait un temps fort de la lutte des classes, une autre idée appelée à durer qui se solidifie peu à peu au sein des nouvelles organisations politiques et syndicales.

Quentin Deluermoz

Encore une fois, l’arrachement propre au mouvement révolutionnaire parisien, multiforme, hétérogène, inachevé, ne saurait être négligé. Et l’enjeu du livre consiste à croiser ces niveaux d’analyse. Mais parce qu’elle a lieu à Paris, dans la seconde puissance impériale du temps, dans un pays porteur d’un fort imaginaire en matière de culture et de révolution, la Commune ne pouvait non plus être uniquement parisienne. Pour pénétrer l’écheveau complexe des interrelations et des significations du temps, il faut ainsi abandonner les lectures en terme de diffusion, et se pencher sur les liens complexes entre ces différentes scènes. Au final, la lutte parisienne aboutit à la construction, dans Paris et hors de Paris, d’une nouvelle catégorie historique, la « Commune ». C’est là une trace de la créativité dont les mouvements révolutionnaires peuvent être porteurs. Par la suite, l’interprétation marxiste de la fin du siècle et les relectures d’Engels puis de Lénine introduisent ensuite, on le sait, une autre torsion dans la mémoire et la définition de la Commune. Elle va porter la référence sur d’autres espaces, notamment asiatiques et africains, selon des usages toujours aussi variés. L’idée communale se charge de plus de sens, tantôt convergents, tantôt conflictuels, mouvants, resurgissants. Une fascinante traversée des temps qui mène jusqu’à aujourd’hui, où elle refait surface, ce n’est sans doute pas un hasard, dans des pays aussi divers que la France, l’Espagne, le Mexique ou les États-Unis.

Sources
  1. Robert Le Quillec, Bibliographie critique de la Commune de Paris, Paris, la boutique de l’histoire, 2006.
  2. Ce texte s’appuie sur cet ouvrage paru au Seuil en octobre 2020. Il reprend aussi pour partie une contribution au numéro hors série du magazine L’histoire  ; « La Commune, le Grand rêve de la démocratie directe » (janvier 2021)
  3. Lettre au Dr Kugelmann, 17 avril 1871, cit in Gareth Stedman Jones, Karl Marx, Greatness and Illusion, London, Allen Lane, 2016, p. 505
  4. Journal officiel, 31 mars 1871.
  5. Samuel Bernstein, « The Impact of the Paris Commune in the United States », The Massachusetts Review, Vol. 12, No. 3 (Summer, 1971), 436, p.60.
  6. CAD, CP, Brésil, courrier du 2 juillet
  7. El Comuna, 28 juin 1874, cit in B. Bosteels, « The Mexican Commune », op.cit.