Le travail a-t-il un avenir ?

Juan Sebastian Carbonell a lu l'ouvrage d'Aaron Benanav Automation And The Future Of Work : un livre qui nous en apprend bien plus sur le travail aujourd'hui que sur son avenir.

Aaron Benanav, Automation And The Future Of Work, Londres, Verso, 2020, 160 pages, ISBN 9781839761294

On ne compte plus les articles ou ouvrages sur l’automatisation du travail. Ceux-ci sont de deux types.  D’un côté, on trouve les techno-pessimistes, pour qui un futur sans travail plongerait l’humanité dans une guerre civile mondiale entre une élite de rentiers possesseurs de machines et d’algorithmes et la majorité de l’humanité, condamnée au chômage technologique et à l’inutilité sociale. D’un autre côté, on trouve les techno-optimistes, pour qui le rêve anti-capitaliste d’un monde d’abondance et sans travail est enfin à la portée de la main. 

Aaron Benanav n’est ni technophile, ni technophobe.

Juan Sebastian Carbonell

Ces discours qui circulent principalement aux États-Unis ont aussi leur versant français. On peut citer la proposition d’une taxe sur les robots de Benoît Hamon au moment de l’élection présidentielle de 20171, de même que le rapport de Gilles Saint-Paul, économiste à l’École d’économie de Paris, sur six scénarios d’un monde sans travail2. Une fois n’est pas coutume, libéraux et marxistes se rencontrent autour de l’espoir (ou la crainte) d’une automatisation totale. Cet ouvrage d’Aaron Benanav3, historien de l’économie, n’est ni technophile, ni technophobe. Il fait partie de ceux pour qui l’automatisation totale et la perspective d’un chômage technologique généralisé est une illusion qui dit moins sur le futur du travail que sur le travail aujourd’hui4.

Le discours dominant sur l’automatisation du travail, que l’on désigne souvent par automation anxiety, répond à une crainte réelle : il n’y aurait plus assez de travail pour tout le monde. Cette crainte prend forme dans les usines Tesla aux États-Unis, conçues selon le principe du lights-out manufacturing – c’est-à-dire d’une fabrication «  dans le noir  », en raison de l’absence d’intervention humaine. La crise sanitaire mondiale de 2020 liée au Covid-19 contribue à cette angoisse avec une hausse soudaine et importante du taux de chômage. Benanav prend le contrepied de cette angoisse, en répondant que la source du chômage et du sous-emploi chronique n’est pas technologique, mais économique. Il faut la chercher dans la stagnation séculaire de l’économie, comprise comme la chute sur une longue période du taux de croissance de la production et de la productivité du travail. En dernière instance, Automation and the Future of Work parle assez peu d’automatisation et de travail, mais davantage des mécanismes économiques qui sont à l’origine du chômage et du sous-emploi. 

Selon l’auteur, le discours sur l’automatisation repose en règle générale sur quatre postulats. 1) Les travailleurs sont en train d’être remplacés par des machines de plus en plus sophistiquées. 2) Cette dynamique aboutira inévitablement à un futur sans travail. 3) Ceci ne produira pas une société plus juste, mais plus injuste, où les «  élites  » bénéficieront des fruits de l’automatisation, tandis que le reste de l’humanité sera condamné à la redondance. 4) Seules des mesures fiscales, telles que le salaire universel pourront empêcher l’avènement d’un scénario catastrophique.

Les défenseurs de la perspective d’un chômage technologique généralisé s’appuient sur les travaux de l’économiste Wassily Leontief. Pour celui-ci, dans le cadre normal d’une économie capitaliste, l’innovation technologique permet de produire plus de biens avec autant de travailleurs. Ces derniers continuent de recevoir un revenu, ce qui rend nécessaire de continuer à produire des biens de consommation. Cependant, si on venait à supprimer des métiers entiers grâce à l’automatisation, sans qu’il y ait par ailleurs de création de nouveaux emplois, cet équilibre s’effondrerait. Tout un pan de la population se trouverait exclue du marché5. Pour Leontief, la réduction du temps de travail et l’institution d’une société de loisirs a permis d’éviter ce scénario. Pourtant, la réduction du temps de travail a stagné, tandis que la productivité du travail n’a cessé d’augmenter. Cette analyse n’a rien de fondamentalement nouveau. Elle émerge de manière périodique à chaque innovation technologique importante, ce qui fait dire à Benanav que l’automation anxiety est une donnée structurelle du capitalisme.

Aux enthousiastes de l’innovation technologique, il faut tout d’abord répondre par un rappel à la réalité : les robots et les machines sont encore très loin de pouvoir accomplir des tâches parfois très simples6. Par exemple, pour le moment, les voitures autonomes n’encombrent pas les avenues de Paris, de Londres ou de New York. Comme le rappelle le chercheur américain Kim Moody, les véhicules autonomes sont loin d’être entièrement opérationnels, ou de fonctionner sans aucune intervention humaine7. En ce qui concerne les camions «  autonomes  », ceux-ci ont encore besoin d’un conducteur lorsqu’il s’agit de prendre les sorties de l’autoroute, lorsqu’il pleut ou lorsqu’il neige. 

Comment expliquer le chômage et le sous-emploi ? 

Si ce ne sont pas les machines qui provoquent le chômage et le sous-emploi, qu’est-ce qui les provoque ? Les théoriciens de l’automatisation affirment que ce qui est arrivé à l’industrie – c’est-à-dire une perte importante d’emplois due à l’introduction de machines et de robots – peut désormais arriver au secteur des services. Pourtant, l’affirmation que l’automatisation du travail est à l’origine de la perte d’emplois dans le secteur manufacturier est elle-même discutable. 

Il y a bel et bien eu une baisse constante de l’emploi dans l’industrie depuis les années 1970 dans les pays riches. Mais, selon Benanav, cela n’est pas dû à une augmentation drastique de la productivité du travail grâce à l’innovation technologique. Par exemple, la productivité du secteur industriel allemand augmentait de 6,3 % par an entre 1950 et 1960, mais seulement de 2,4 % entre 2000 et 2017. Aux États-Unis, entre 1950 et 1973, la productivité augmentait de 4,4 % par an, mais seulement de 1,2 % entre 2001 et 2017. 

S’il y avait une course à l’automatisation du travail dans le secteur industriel, alors la productivité devrait croître de manière significative en même temps que la production. Pourtant, les données montrent que ce n’est pas le cas. Si la désindustrialisation ne peut pas être expliquée par l’automatisation, alors qu’est-ce qui l’explique ? Pour Benanav, la désindustrialisation a lieu plutôt en raison de la surcapacité des appareils productifs nationaux.

La concurrence internationale entre firmes pour des parts de marché a contribué à ce phénomène. Pour qu’une nouvelle firme puisse se développer, elle devait «  prendre  » des parts de marché aux autres firmes. Le monde se trouve alors dans une situation de redondance de capacités productives et technologiques. D’où une chute du taux de la croissance de la production en dessous du taux de croissance de la productivité, ce qui produit une contraction de l’emploi : «  on produit de plus en plus avec moins de travailleurs, comme le prétendent les théoriciens de l’automatisation, mais pas parce que l’évolution technologique a donné lieu à des taux élevés de croissance de la productivité. Loin de là – la croissance de la productivité dans le secteur manufacturier est apparue rapide uniquement parce que l’étalon de mesure de la croissance de la production, par rapport auquel on la mesure, s’est rétréci  »8

Possibilité ou viabilité des nouvelles technologies ?

L’innovation technologique est un processus qui consomme beaucoup de ressources. L’investissement en des nouvelles technologies au travail est donc un risque que toutes les entreprises ne souhaitent pas prendre, principalement parce que cet investissement n’est pas nécessairement profitable.

Dans beaucoup d’ateliers, les machines à coudre reposent sur les mêmes principes qu’en 1850.

Juan Sebastian Carbonell

Dans le secteur textile que Benanav prend pour exemple, l’investissement en capital est relativement faible. Dans beaucoup d’ateliers dans les pays du tiers-monde, on continue d’utiliser des machines à coudre Singer, dont les mécanismes sont les mêmes depuis leur invention en 1850. Un investissement dans des nouvelles méthodes de production pourrait dès aujourd’hui modifier radicalement la structure de la main-d’oeuvre dans le secteur. Pourtant, l’auteur invite à ne pas confondre possibilité et viabilité. Il serait possible d’automatiser ces industries à forte intensité de main-d’œuvre, pourtant il se peut que ce ne soit pas suffisamment rentable. 

On peut appliquer cet argument à l’innovation technologique dans l’industrie automobile, où on voit se développer des programmes de recherche à partir de ce que l’on appelle la «  quatrième révolution industrielle  ». Des programmes de recherche tels que Industrie 4.0 en Allemagne ou Alliance industrie du futur en France se heurtent au même problème : les gains sont trop faibles par rapport à un investissement trop important9.

Benanav ne nie pas qu’il puisse y avoir des cas où une nouvelle technologie au travail déplace ou supprime du travail. Un exemple célèbre est l’agriculture dans l’après-guerre. Alors qu’il s’agissait du principal secteur d’activité au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la révolution verte a fait qu’aujourd’hui il emploie une fraction minuscule de la main-d’oeuvre dans les pays riches. Cependant, au lieu de provoquer un chômage structurel, ce déplacement de main-d’oeuvre a été résorbé par l’industrialisation. La question qu’il faudrait se poser aujourd’hui n’est donc pas tant que faire face au chômage technologique, mais de quel type sera la résorption la main-d’oeuvre expulsée du secteur manufacturier.

De la précarité et du sous-emploi au lieu de chômage technologique

Au lieu d’un chômage technologique sur le long terme (long-run technological unemployment), pour Benanav, la désindustrialisation laissera la place à davantage de précarité et de sous-emploi. C’est-à-dire qu’au lieu d’un futur sans emploi, on se dirige vers un futur sans emplois de bonne qualité. Comme on l’a dit plus haut, la stagnation séculaire ralentir la création d’emplois. Ceci pousse les chômeurs et les nouveaux entrants dans le marché du travail à accepter n’importe quel type d’emploi. Ainsi, on voit le sous-emploi, c’est-à-dire la proportion d’emplois précaires, progresser dans les pays riches. Par exemple, aux États-Unis, le sous-emploi entre 1974 et 2019 a augmenté de 30 % par rapport à 1948-1973.

Cette situation favoriserait une précarisation générale des relations d’emploi, avec une augmentation importante de la précarité : «  De plus en plus de travailleurs ont été exposés à la précarité de l’emploi à un moment où, en raison du ralentissement de la création d’emplois dans les économies anémiques, ils auraient du mal à trouver un nouvel emploi s’ils venaient à perdre le leur »10. De même qu’«  un nombre croissant de personnes se sont retrouvées exclues d’une participation significative à l’économie et du sens de l’agency et de la finalité qu’elle procure, aussi limité que cela puisse être dans les conditions défavorables des sociétés capitalistes  »11

Ces affirmations mériteraient d’être nuancées. On peut dire que de la même manière qu’il existe un discours dominant sur l’automatisation, pour qui le travail serait menacé de disparition, il existe également un discours dominant sur la précarité de l’emploi, pour qui le salariat stable serait progressivement remplacé par le «  précariat  »12. Si l’on prend le cas de la France, on remarque que 84,7 % des salariés y sont employés en CDI13. De la même manière, au Royaume-Uni, les emplois temporaires ne représentent que 6 % de l’ensemble de la main-d’œuvre salariée, de même que l’ancienneté moyenne dans les entreprises est restée plus ou moins constante entre 1975 et 201514. Enfin, aux États-Unis, la proportion d’emplois précaires n’a presque pas augmenté entre 1978 et 2008, passant de 15,2 % à 15,5 %15.

La précarité n’est pas systématique, elle se concentre sur les jeunes, les femmes, les immigrés.

Juan Sebastian Carbonell

Ces chiffres ne cherchent pas à affirmer que la précarité du travail n’est pas un phénomène important, ou que celle-ci ne progresse pas. Seulement, il faut nuancer l’idée de la généralisation de la précarité de l’emploi et de la remise en cause du modèle salarial issu des Trente Glorieuses. Dans le cas français, la précarité se diffuse de manière inégale parmi les actifs. Elle se concentre principalement sur certaines catégories : les jeunes, les femmes, les immigrés, etc. 

De la même manière, au lieu de se concentrer comme Benanav sur la tendance moyenne de la productivité, Kim Moody nous invite à nous intéresser aux moments entre des récessions où il y a eu une véritable hausse de la productivité : aux États-Unis, la productivité dans l’industrie a augmenté de 4,1 % entre 1990 et 2000, et de 4,7 % entre 2000 et 2007. Cette hausse de la productivité n’est pas due à l’innovation technologique, mais à quelque chose qui est souvent ignoré par les théoriciens de l’automatisation totale : l’innovation organisationnelle. Pour Moody, les nouvelles méthodes de gestion au plus juste (lean management) ont permis d’intensifier le travail et de réduire le besoin de main-d’oeuvre dans les années 1980 et 1990 sans avoir recours à des procédés techniques16.

Quelles politiques face à l’automatisation ?

Différentes solutions ont été formulées pour faire face au «  problème de l’automatisation  ». Une première solution de type keynésienne consisterait à investir dans le capital fixe, afin de relancer l’activité et par là d’absorber le sous-emploi. Pour les théoriciens de l’automatisation, ceci n’est pas une réponse, car le développement technologique, au lieu de créer des emplois, les détruit. Ce n’est pas non plus une réponse pour Benanav. Selon lui, depuis les années 1970, les gouvernements des pays riches ont d’ores et déjà dépensé des sommes faramineuses afin de compenser le sous-investissement dans le capital. L’endettement massif des États n’a pourtant pas résolu le problème du ralentissement de la croissance au niveau mondial.

Une autre solution consiste à mettre en place un revenu universel (universal basic income). Cette mesure serait une solution toute rêvée au problème de la fin du travail et au chômage technologique.  Autrefois une idée marginale, cette mesure fait désormais partie de l’univers des possibles discutées dans les sphères du pouvoir. Pour ses défenseurs, le revenu universel permettrait à l’humanité toute entière de bénéficier des bienfaits de l’automatisation. Benanav rappelle que tant des penseurs de droite comme de gauche, des libéraux jusqu’aux marxistes17, ont défendu différentes variantes du revenu universel. Pour les libéraux, les pauvres n’ont pas besoin d’aides sociales, ni de services publics, ils ont juste besoin d’une somme d’argent qui prendrait la forme d’un revenu universel. Tandis que pour les marxistes, le revenu universel modifierait fondamentalement le rapport de forces en faveur des travailleurs, qui pourront travailler par choix et non plus par nécessité.

La popularité du revenu universel accompagne le triomphe du néolibéralisme.

Juan Sebastian Carbonell

Benanav rejoint les auteurs sceptiques vis-à-vis du revenu universel comme solution toute trouvée au problème posé par l’automatisation du travail. Au lieu de permettre aux individus de se participer à la vie collective en libérant du temps, le revenu universel aurait l’effet inverse. Parce qu’il s’agit d’une mesure pensée à l’échelle de l’individu, le revenu universel favoriserait l’isolement et le retrait dans la sphère domestique. D’autres ont souligné que le revenu universel se place dans la continuité des mesures redistributives néolibérales18. Au lieu d’être une mesure de lutte contre les inégalités, elle est pensée comme une mesure de lutte contre la pauvreté. En effet, la popularité du revenu universel accompagne le triomphe du néolibéralisme dans les années 1980. Cette mesure n’envisage pas la société à partir de sa division entre travailleurs et employeurs, mais à partir d’individus qui bénéficient d’un revenu19

 À ceux qui défendent que le revenu universel ferait basculer la balance du côté des travailleurs, Benanav répond que c’est mettre la charrue avant les bœufs. Afin de mettre en place un revenu suffisamment élevé pour modifier le marché du travail, il faudrait que le rapport de forces soit déjà favorable aux travailleurs. Enfin, le revenu universel, qui se veut avant tout comme une mesure de redistribution du revenu, n’aurait finalement pas comme conséquence une réorganisation de la production, ni de l’investissement. Le capital continuerait d’avoir les mains plus ou moins libres en ce qui concerne l’investissement et le désinvestissement.

Si les théoriciens de l’automatisation sont si écoutés, c’est moins en raison de leurs arguments que de leur capacité à dépeindre un futur meilleur grâce à l’automatisation, un futur qui contraste avec l’état actuel du monde. Pourtant, si l’innovation technologique ne mène pas à un monde post-capitaliste, faut-il pour autant abandonner toute perspective d’émancipation ? Benanav affirme qu’atteindre une société d’abondance est tout à fait possible sans avoir recours à l’automatisation totale. Pour cela, il faut repenser et réorganiser le rapport entre liberté et nécessité dans la société. 

Au fil des époques, les classes subalternes ont été condamnées au règne de la nécessité, travaillant pour que d’autres puissent bénéficier du règne de la liberté. En s’inspirant de Marx, Benanav affirme qu’il faut étendre le règne de la liberté à la société toute entière en divisant le travail entre tous les membres de la société. Tous seront ouvriers pour que tous puissent être artistes et pour que tous puissent participer à la politique. Ensuite, les technologies inventées pour accroître la production sous régime capitaliste pourraient être réutilisées afin de réduire les besoins de main-d’œuvre dans les secteurs les plus pénibles ou les plus dangereux. L’abondance ne serait plus une «  gigantesque collection de marchandises  », comme Marx décrit le mode de production capitaliste, mais plutôt un rapport social qui veut que les moyens d’existence soient assurés pour toutes et tous.

L’ouvrage de Benanav est une contribution importante et bien documentée à un débat souvent obscurci par les médias ou par des travaux spéculatifs. Cependant, le livre comporte plusieurs limites. Tout d’abord, la manière dont Benanav définit l’automatisation pose problème. Celui-ci adopte une définition beaucoup trop restreinte de l’automatisation. Elle est réduite à sa fonction de remplacement du travail humain, ou plus précisément d’un métier, compris comme un ensemble de tâches ordonnées par un savoir-faire. Cependant, l’innovation technologique a plusieurs conséquences au travail qui ne se réduisent pas au remplacement du travail humain par une machine. Elle peut aussi aider à contrôler le travail ou à surveiller les travailleurs. 

Derrière l’automatisation, la domination

Le bureau des méthodes peut décomposer le travail qualifié d’un ouvrier professionnel en un ensemble de gestes simples. Une fois simplifiés et codés, ces gestes peuvent facilement être transférés à un dispositif automatique sous contrôle du management. C’est ce qu’affirme l’économiste Benjamin Coriat, pour qui « plus la tâche est simple et répétitive, plus des solutions techniques peuvent, de manière rentable, être trouvées et appliquées20 ». Ceci ne fait pas disparaître le travailleur, au contraire. Son travail est toujours nécessaire, mais il est déqualifié en même temps qu’il perd en autonomie dans le procès de travail. Enfin, l’automatisation peut contribuer aussi à la surveillance et à un renforcement de la discipline au travail. Ajunwa et al. citent l’exemple du Daily Telegraph, où des capteurs de mouvement ont été installés à l’insu des salariés du journal dans leurs bureaux afin de contrôler leur temps de présence devant leur ordinateur21. Des dispositifs semblables de mesure de l’utilisation des installations sont aussi utilisés dans l’industrie afin d’enregistrer quand est-ce qu’une machine cesse de fonctionner. 

L’automatisation crée aussi des emplois. Mais de quelle qualité ?

Juan Sebastian Carbonell

De plus, si elles menacent bien certains emplois, les nouvelles technologies en créent d’autres, mais de nature différente. Par exemple, l’invention de l’automobile a rendu obsolète le métier de charretier et l’ensemble du transport à cheval dans la plupart des grandes villes du monde. Mais, en même temps, l’industrie automobile naissante et tous les industries associées (construction d’autoroutes, stations de services, péages, etc.) ont eu un effet positif sur l’emploi.

Ce raisonnement peut être appliqué à l’intelligence artificielle, présentée aujourd’hui comme une des principales menaces à l’emploi. Celle-ci est ce qu’on appelle une technologie à usage général (general purpose technology), c’est-à-dire une technologie dont l’usage se généralise, qui devient de plus en plus performante et qui favorise l’innovation dans plusieurs domaines22. En cela, l’IA peut supprimer des emplois, mais aussi en créer, à l’image des « travailleurs du clic » décrits par Antonio Casilli, c’est-à-dire ces travailleurs, rémunérés quelques centimes d’euros pour accomplir des micro-tâches d’entraînement des algorithmes et sans lesquels l’intelligence artificielle ne pourrait fonctionner23. Un des principaux enjeux devient alors de savoir de quelle qualité seront ces nouveaux emplois, donc de savoir si l’automatisation du travail favorisera une amélioration des conditions de travail et d’emploi ou si, au contraire, elle renforce la domination au travail, contribuant par là même à l’automation anxiety

Sources
  1. Visiblement inspirée, sinon calquée, du programme d’Andrew Yang, candidat aux primaires démocrates aux États-Unis, connu pour avoir défendu le revenu universel.
  2. Gilles Saint-Paul, «  Robots : vers la fin du travail ?  », Paris School of Economics Working Papers, n° 2017-12.
  3. Aaron Benanav, 2020, Automation and the Future of Work, Verso.
  4. Je me permets de renvoyer à mon propre ouvrage à paraître : Juan Sebastian Carbonell, 2021, Où va le travail ?, Éditions Amsterdam.
  5. Wassily W. Leontief, 1983, «  Technological Advance, Economic Growth, and the Distribution of Income  », Population and Development Review, vol. 9, n° 3, p. 403-410.
  6. Benanav ne rentre pas dans le détail de la distinction entre robots, machines et automates. Cette distinction suscite des débats encore aujourd’hui. Pour une contribution à ce sujet, voir le livre de l’informaticienne Laurence Devilliers, 2017, Des robots et des hommes. Mythes, fantasmes et réalité, Plon.
  7. Kim Moody, 2018, «  High Tech, Low Growth : Robots and the Future of Work  », Historical Materialism, 26-4, p. 3-24.
  8. Aaron Benanav,op. cit., p. 23. Ces thèses sur la surproduction industrielle comme nœud de la crise structurelle du capitalisme vient à Benanav de l’historien marxiste Robert Brenner, The Economics of global turbulence, Verso, 1998. Les thèses de ce livre ont néanmoins été contestées, parce qu’elles accorderaient une trop grande importance à la concurrence internationale et sous-estimeraient le secteur des services. Voir par exemple G. Duménil, D. Lévy, “Manufacturing and global turbulence : : Brenner’s misinterpretation of profit rate differentials”,Review of Radical Political Economics, vol. 34, n° 1, 2002, p. 45-48 – https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0486613401001140.
  9. Sabine Pfeiffer, 2017, «  Industrie 4.0 in the Making – Discourse Patterns and the Rise of Digital Despotism  », in Kendra Briken, China Chillas, Martin Krzywdzinski et Abigail Marks, The New Digital Workplace. How New Technologies Revolutionise Work, Palgrave Macmillan.
  10. Benanav, op. cit, p. 53.
  11. Ibid., p. 65.
  12. Pour une version plus développée des arguments qui suivent, je renvoie à mon article : J. S. Carbonell, « La précarité, une nouveauté ? », Ballast, 13 mai 2020. URL :  https://www.revue-ballast.fr/la-precarite-une-nouveaute/?pdf=72282.
  13. Insee, «  Une photographie du marché du travail en 2018  ». URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3741241.
  14. Joseph Choonara, 2019, Insecurity, Precarious Work and Labour Markets. Challenging the Orthodoxy, Palgrave Macmillan.
  15. Kim Moody, 2017, On New Terrain, Haymarket Books.
  16. Kim Moody, «  Capitalism Was Always Like This  », Jacobin, 6 février 2020. URL : https://jacobinmag.com/2020/06/moody-benanav-automation-capitalism-employment
  17. Parmi les libéraux on peut citer Martin Ford, entrepreneur de la Silicon Valley et auteur en 2018 de L’avènement des machines. Robots et intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, FYP Éditions. Parmi les marxistes, on trouve notamment Nick Srnicek et Alex Williams, auteurs en 2016 de Inventing the Future. Postcapitalism and a World Without Work, Verso Books.
  18. Jean-Marie Harribey et Christiane Marty (dir.), 2018, Faut-il un revenu universel ?, Les Éditions de l’atelier/Les Éditions ouvrières.
  19. Anton Jäger et Daniel Zamora, 2020, “Free Money for Surfers.A Genealogy of the Idea of Universal Basic Income”, Los Angeles Review of Books. URL : https://lareviewofbooks.org/article/free-money-for-surfers-a-genealogy-of-the-idea-of-universal-basic-income/?fbclid=IwAR3OC9TIGq_033u_gto0uGwbYOcTgY-aQ7beOv0jdPOXzNE4q85AwSdYmP0
  20. Benjamin Coriat, 1990, L’atelier et le robot, Christian Bourgois, p. 200.
  21. Ifeoma Ajunwa, Kate Crawford et Jason Schultz, 2017, “Limitless Worker Surveillance”, California Law Review, 105(3), p. 735-776.
  22. Philippe Askenazy et Francis Bach, 2019, «  IA et emploi  : une menace artificielle  », Pouvoirs, vol. 170, n° 3, p. 33-41.
  23. Voir à ce sujet le rapport de Casilli et al. sur Le micro-travail en France. Derrière l’automatisation de nouvelles précarités au travail ? Rapport Final Projet DiPLab. URL : http://diplab.eu
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