+++ L’Arabie Saoudite va désormais faire partie des BRICS ; plus que jamais, il faut un modèle pour l’expliquer, pour comprendre son ambition et ses moyens. Quinn Slobodian signe ici l’étude clef. Au cœur de l’ébullition mondiale, un pays désertique et pétrolifère veut provoquer l’avenir technologique de l’humanité. Son royaume est aussi un lieu saint. Son pays porte son nom de famille : le jeune prince Mohamed Ben Salmane finance une politique dystopique dans un décor de science fiction. 

Black Panther (2018) tourne autour du Wakanda, une civilisation hypermoderne située sur le continent africain et isolée du monde moderne par une géographie impénétrable et un système de dissimulation à la pointe de la technologie. La force, la prospérité et la sécurité du Wakanda sont assurées par une ressource naturelle aux propriétés fantastiques : le métal le plus dur et le plus léger au monde, le vibranium.

Les Wakandais ont investi massivement dans la recherche fondamentale, développant leurs propres systèmes d’armement, leur aviation et leur technologie médicale. La véritable tension du film repose sur la question de savoir si les Wakandais doivent garder pour eux leurs merveilles technologiques. Après une lutte titanesque, le film se termine par l’ouverture d’un centre d’aide parrainé par le Wakanda dans un quartier pauvre d’Oakland, en Californie. Le Wakanda a fait le choix de la philanthropie. 

Lorsqu’au printemps 2018, les cinémas saoudiens ont ouvert pour la première fois en 35 ans, ils ont projeté Black Panther. « C’est tout simplement génial de voir un super-héros, entouré de guerrières, se battre pour son royaume, tandis que les questions de race et de colonialisme sont traitées », a déclaré une spectatrice. La référence au genre n’est pas fortuite : quelques années auparavant, les femmes avaient obtenu le droit de vote. En 2018, elles furent aussi autorisées à conduire. En 2023, une astronaute saoudienne visita l’espace pour la première fois, alors même que le statut subalterne des femmes restait inscrit dans la loi.

Comme presque tout ce qui s’est passé en Arabie saoudite ces dernières années, la projection de Black Panther avait été décidée par Mohammed ben Salman (MBS), alors âgé d’une trentaine d’années. Après avoir manœuvré pour accéder au poste de prince héritier en 2017, il est devenu l’homme d’État le plus exposé du royaume en lançant Vision 2030, un plan à long terme qui vise à développer les services publics du pays et à diversifier son économie pour la rendre moins dépendante du pétrole. Au cours de sa première année en tant que souverain, il a détenu pour corruption un groupe de personnes fortunées, dont des membres clés de la famille royale, au Ritz-Carlton de Riyad. Il n’est pas absurde de suggérer que MBS se prenait alors pour T’Challa, le Black Panther, guidant son royaume d’une main ferme. 

Comme presque tout ce qui s’est passé en Arabie saoudite ces dernières années, la projection de Black Panther avait été décidée par Mohammed ben Salman (MBS), alors âgé d’une trentaine d’années.

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Esthétiquement, le prince héritier d’Arabie saoudite semble conduire le royaume vers le monde du Wakanda. Depuis l’avènement de MBS, il est devenu difficile de transcrire les communiqués de presse des entreprises saoudiennes sans avoir l’impression de rédiger de courtes histoires de fiction spéculative. Ce n’est pas une coïncidence. Passionné de science-fiction, il a chargé des experts de fantasy de l’aider à concevoir ses nouveaux projets nationaux.

Chris Hables Gray, un spécialiste de littérature populaire, a travaillé avec une équipe pour créer une typologie esthétique des différents sous-genres de science fiction, le « solarpunk » et le « post-cyberpunk » arrivant en tête. Mais le projet saoudien dépasse largement la fiction. Le roman de science-fiction dystopique de Larry Niven et Jerry Pournelle, Oath of Fealty (1981), présente une ville cubique appelée Todos Santos ou The Box, qui écrase la ligne d’horizon de Los Angeles. En 2023, l’Arabie saoudite a annoncé qu’elle lançait un projet deux fois plus grand : un cube ornementé appelé New Murabba, dont chaque côté mesurerait 100 mètres de plus que le Shard de Londres. Ce cube contiendra une tour et près de deux fois plus de mètres carrés de bureaux et d’espaces commerciaux que l’ensemble de Canary Wharf.

Vue du lac artificiel d’eau douce de Trojena, la station d’altitude de Neom. © Neom

Ce « giga-projet » n’est pourtant rien comparé à Neom, une ville de 10 000 kilomètres carrés qui devrait coûter un demi-milliard de dollars et être construite dans le Nord-Ouest de la péninsule saoudienne. MBS a annoncé son lancement quelques mois avant la première de Black Panther. Dans une vidéo promotionnelle baignée de soleil,  Neom est présentée comme « une start-up de la taille d’un pays ». Le modèle le plus abouti est est actuellement exposé à la Biennale d’architecture de Venise dans une exposition intitulée « Zero Gravity Urbanism » qui présente les premières maquettes de la pièce maîtresse de Neom, réalisées par des « starchitectes », The Line : il s’agit de deux gratte-ciel de 500 mètres de haut se faisant face au-dessus d’une ville étirée sur une ligne de 170 km au milieu du désert.

Passionné de science-fiction, MBS a chargé des experts de fantasy de l’aider à concevoir ses nouveaux projets nationaux.

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Parmi les participants au projet Neom figurent certains des plus grands cabinets d’architectes du monde, comme Coop Himmelb(l)au (qui a conçu la Banque centrale européenne), Adjaye Associates (qui a dessiné le Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines de la Smithsonian Institution), et Morphosis. Dans leurs maquettes, les murs extérieurs de la ligne sont des panneaux solaires réfléchissants qui alimentent la ville intérieure en électricité. L’espace entre les deux bâtiments ressemble à un ravin et est peuplé de polygones saillants, d’angles droits et de gouttes qui sont la marque de fabrique de l’architecture d’avant-garde depuis que Peter Cook et Archigram ont conçu leurs villes « plug-in » il y a 60 ans.

Le bureau de Cook conçoit lui-même un segment de la ligne. Les simulations de survol du projet de Cook passent à travers une allée claustrophobe d’appartements modulaires, avec des balcons en saillie reliés par des passerelles et couverts de jardins suspendus — ce qui implique donc une effarante quantité d’eau pour assurer leur irrigation. Alors que les concepteurs de la cité dorée de Wakanda mettaient l’accent sur les transports publics, The Line semble être conçue pour ces taxis-hélicoptères personnels qui ont connu leur premier vol d’essai à Riyad après avoir été promis pendant des années. 

Et puis il y a le problème de la scie à os. 

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Il est difficile de dire quelle part de la vision saoudienne se réalisera, car elle dépend beaucoup de technologies révolutionnaires. Il y a aussi très peu de précédents pour des initiatives de cette envergure. Par ailleurs, il faut compter avec l’effet de distorsion que créé l’immense masse salariale de ce projet. Tant de consultants, de bureaux d’études et de cabinets d’architectes sont payés qu’il est dans leur intérêt de jouer le jeu : la page d’offres d’emploi de Neom répertorie plus de 300 postes vacants, d’un responsable de la protection des poissons au professeur de musique en passant par le modélisateur de données financières — tous vraisemblablement très bien rémunérés. La première règle d’une sinécure est de ne pas demander pourquoi l’argent coule à flots. 

Et puis il y a le problème de la scie à os. Comme me l’a dit une personne qui a travaillé dans la région pendant des années, l’une des raisons pour lesquelles il y a peu de journalistes tient à la peur d’être « marginalisé, ou pire ». Je ne suis pas le premier à faire le lien entre l’Arabie saoudite et le Wakanda. Lors de la projection de Black Panther en 2018, un journaliste et agent politique du nom de Jamal Khashoggi en avait fait autant. Dans une chronique pour le Washington Post, il avait suggéré que le véritable vibranium était « la stabilité, l’équilibre financier et des relations étrangères solides », ajoutant que le royaume devrait promouvoir le pluralisme dans la région.

« Le prince héritier Mohammed ben Salman, qui sera probablement bientôt roi, utilisera-t-il son pouvoir pour apporter la paix au monde ? », se demandait Khashoggi. Six mois plus tard, il devait découvrir le prix de ce genre de questions : entré vivant dans le consulat saoudien à Istanbul, c’est son cadavre démembré qui en sortit. 

Norman Foster a quitté le projet Neom après I’assassinat de Khashoggi, mais beaucoup d’autres sont restés ou l’ont rejoint depuis. La mort d’un habitant de l’espace soi-disant vierge où Neom doit être construit — Abdul Rahim al-Howeiti a été abattu par les forces saoudiennes en avril 2020 après avoir accusé le pays de « terrorisme d’État » à la suite de son expulsion — n’a pas découragé les starchitectes, pas plus qu’une récente déclaration de rapporteurs de l’ONU s’inquiétant de l’exécution probable de trois autres habitants. Il a également été rapporté ce mois-ci qu’une femme avait été condamnée à 30 ans de prison pour avoir critiqué Neom sur Twitter.

Les violations flagrantes des droits humains n’ont pas empêché des stars du sport de s’installer dans le royaume. L’année dernière, on a assisté à ce qu’un observateur a qualifié de « tsunami de soft power ». L’exemple le plus médiatisé est la fusion de la ligue de golf saoudienne LIV avec le PGA Tour, qui a coûté plusieurs milliards de dollars — la somme offerte suffisant à vaincre toutes les objections des dirigeants de fédération. 

La mort d’un habitant de l’espace soi-disant vierge où Neom doit être construit n’a pas découragé les starchitectes, pas plus qu’une récente déclaration de rapporteurs de l’ONU s’inquiétant de l’exécution probable de trois autres habitants. 

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Le football a été un autre vecteur d’expansion. Après l’acquisition par les Saoudiens de Newcastle United en 2021, la Ligue professionnelle saoudienne rivalise désormais avec la Chine et les États-Unis comme compétition de prédilection des footballeurs en préretraite. Cristiano Ronaldo, Karim Benzema et bien d’autres ont rejoint le Golfe ces derniers mois.

Depuis l’Atlantique Nord, il est tentant de passer du rire à l’effroi devant les projets de l’Arabie saoudite et les motivations louches de ceux qui l’aident à les réaliser. Mais il faut s’efforcer de trouver un sens à l’action du royaume en raison de son statut inhabituel. L’Arabie saoudite est l’un des rares réservoirs de capitaux dans lesquels il est possible de puiser à une époque où les taux d’intérêt de plus en plus élevés ont tari les autres sources de financement. Comme me l’a dit sans ambages un expert en IA désireux de trouver des appuis, « les Saoudiens ont tout simplement l’avantage d’avoir de l’argent liquide ».

Comme me l’a dit sans ambages un expert en IA désireux de trouver des appuis, « les Saoudiens ont tout simplement l’avantage d’avoir de l’argent liquide ».

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En ces temps difficiles, l’Arabie saoudite est devenue un pôle d’investissement et un repère pour les politiciens de droite et les milieux d’affaires en général. Nous pouvons ne pas aimer ses projets, mais l’Arabie saoudite, qui, ironiquement, doit sa richesse au pétrole, pourrait être l’un des rares pays à avoir les moyens et la volonté de planifier un avenir post-carbone. Si elle devient un exemple florissant de capitalisme sans démocratie, la perspective d’un siècle saoudien aura des conséquences pour nous tous.

Comme pour Black Panther, l’histoire de l’Arabie saoudite à l’époque moderne naît d’une ressource naturelle : le pétrole. Comme le charbon avant lui, le pouvoir du pétrole vient de ce qu’il nous a permis de nous émanciper de notre dépendance à l’énergie directe du soleil. Il a permis de fixer la chaleur : l’historien de l’environnement John McNeill appelle le charbon le « soleil gelé ». Il produisait 50 % d’énergie par tonne en plus que le bois de chauffage et trois fois plus que la tourbe — un autre combustible complètement oublié aujourd’hui. 

Vue de The Line. © Neom

Cela fait environ cinq générations que nous sommes entrés dans l’ère du pétrole. C’est vers 1960 que la consommation mondiale de charbon a été éclipsée par le « soleil liquide », capable de produire deux fois plus d’énergie que le charbon.

Le passage d’une roche extraite d’une paroi dans les profondeurs du sous-sol à un fluide facilement exploitable à la surface de la terre a également été un tournant dans la politique sociale. L’exploitation du charbon nécessitait la participation de communautés qui pouvaient mettre l’économie à genoux en se mettant en grève. Le pétrole, en revanche, était facile à extraire, à stocker et, surtout, à transporter. Avec sa découverte en Arabie Saoudite en 1938 et la formation de l’Arabian-American Oil Company (Aramco), s’offrait une nouvelle source de soleil captif. Pourquoi négocier avec les syndicats du nord de l’Angleterre si l’on pouvait traiter avec les cheikhs du Golfe, où les syndicats sont interdits ?

En 1960, l’Arabie saoudite a formé l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) avec l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela, d’autres pays devant suivre par la suite. En 1973, les membres arabes de cartel ont utilisé « l’arme pétrolière » pour s’opposer aux pays qui, à la manière des États-Unis, avaient soutenu Israël pendant la guerre du Kippour. Leur mécontentement fut atténué par un quadruplement du prix du pétrole, qui a gonflé les revenus des pays disposant des réserves les plus importantes d’hydrocarbures liquides. À l’époque, on estimait que les réserves de pétrole brut du royaume étaient les plus importantes au monde.

Une trop grande dépendance à l’égard d’une seule matière première, aussi abondante ou désirable soit-elle, peut s’avérer néfaste pour un pays. Cette malédiction des matières premières, que l’on appelle communément le syndrome hollandais, signifie que la manne des ressources peut produire de l’inflation, enrichir une petite élite au détriment des masses, siphonner les richesses hors du pays et rendre non rentable la construction d’une base manufacturière nationale. Les ressources naturelles sont une drogue trop agréable pour qu’on arrête de la prendre.

Se concentrant essentiellement sur le pétrole, l’Arabie saoudite a recyclé ses recettes dans des investissements à l’étranger et, plus particulièrement, dans des armes américaines. Si le célèbre accord conclu entre le président américain Franklin D. Roosevelt et le roi Abdul Aziz Ibn Saud en 1945 prévoyait l’accès au pétrole saoudien en échange de la sécurité, il n’était pas fourni à titre gracieux. L’Arabie saoudite a été l’un des principaux clients de l’industrie d’armement américaine au cours des dernières décennies, se classant parmi les 20 premiers pays au monde en termes de dépenses militaires.

Les ressources naturelles sont une drogue trop agréable pour qu’on arrête de la prendre.

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Alors que l’Arabie saoudite se concentrait sur le pétrole et les armes, l’un de ses plus petits voisins, paradoxalement privilégié par l’absence de réserves pétrolières profondes, a tracé son propre sillon. À partir des années 1970, sur une parcelle de terre d’à peine 35 kilomètres carrés, l’émirat de Dubaï a commencé à se présenter comme une plate-forme vide sur laquelle tout pouvait être construit, acheté ou boulonné. Pour reprendre la métaphore de feu l’historien Mike Davis, la ville a créé des « bulles d’air juridico-réglementaires », des zones polyvalentes dotées de lois spécifiques destinées à attirer les investisseurs, que ce soit dans l’International Financial District, l’Education Zone, Media City ou les archipels d’îles artificielles en forme de palmiers et de continents qui ont fait la une des journaux.

Au début des années 2000, Dubaï s’est internationalisé en créant des versions miniatures d’elle-même à travers le monde dans une série de ports gérés par l’entreprise publique de logistique DP World. Le Royaume-Uni a fait l’objet d’une attention particulière, DP World gérant les ports de Southampton et de Thames Gateway et rachetant P&O Ferries, qui, en 2022, a licencié près de 800 personnes du jour au lendemain. 

Ces dernières années, trois tendances ont amené l’Arabie saoudite à examiner de nouveau le modèle de Dubaï et à entrer dans une compétition féroce avec l’émirat pour le statut de première place capitaliste de la région. La première est d’ordre technologique. Le succès de la fracturation hydraulique aux États-Unis leur a permis pour la première fois depuis 1949, de passer en 2019 du statut d’importateur net à celui d’exportateur net de pétrole. 

La seconde tendance est géopolitique. La montée en puissance économique de la Chine, ainsi que sa divergence croissante des États-Unis après le déclenchement de la guerre commerciale de Donald Trump en 2016, ont offert à l’Arabie saoudite une chance de jouer entre les deux camps. Dans le même temps, le groupe dit de l’Opep+ a ajouté des pays non membres de l’Opep, dont, principalement, la Russie, pour faire contrepoids à la puissance américaine. Depuis l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie l’année dernière, l’Arabie saoudite et l’OPEP+ ont occasionnellement agi pour contrecarrer les efforts des États-Unis visant à influencer les prix mondiaux du pétrole.

La troisième tendance est écologique. Avec les innombrables preuves du changement climatique, l’Arabie saoudite sent que les conditions globales d’investissement tout comme le modèle de développement urbain sont en train de fondamentalement changer. Elle ne souhaite pas pour autant réduire la production de combustibles fossiles : l’année dernière, lors de la COP27 à Charm el-Cheikh, le royaume s’est joint à la Chine pour s’opposer à certaines formules du texte final qui touchaient à l’élimination progressive de tous les combustibles fossiles. Mais, sagement, il veut éviter de tout miser sur un actif potentiellement obsolète : le pétrole.

Lorsque les centaines de milliers de Saoudiens, qui, à partir de 2005, sont partis étudier à l’étranger dans le cadre du programme de bourses du roi Abdallah, sont revenus, ils ont ramené le même esprit de technocratie capitaliste éclairée caractéristique de l’ère Obama et que partagent Rishi Sunak ou Emmanuel Macron. Selon cette philosophie de gouvernance — qui est celle du consultant —, la diversification hors du pétrole permet à l’Arabie saoudite d’élargir sa base économique nationale et de garantir une plus grande autosuffisance dans un avenir chaotique et potentiellement moins dépendant des émissions de carbone.

Sagement, l’Arabie Saoudite veut éviter de tout miser sur un actif potentiellement obsolète : le pétrole.

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L’émulation saoudienne du modèle de Dubaï est tout particulièrement évidente dans les efforts déployés en faveur du tourisme et des services financiers. La compagnie aérienne saoudienne Flynas a commandé 120 nouveaux avions à Airbus, ce qui représente une expansion majeure de sa flotte. Elle a également annoncé son intention de créer une nouvelle compagnie, Riyadh Air, pour concurrencer Emirates et Qatar Airways, en envisageant de commander 150 appareils à Boeing et d’autres à Airbus. L’un des objectifs de Vision 2030 est d’inciter les Saoudiens à rester dans leur pays pour y dépenser leur argent. En facilitant la procédure d’obtention d’un visa, le gouvernement espère également attirer davantage de touristes étrangers.

Des événements spectaculaires — comme la candidature saoudienne à l’organisation de l’exposition universelle en 2030 — et le « sportswashing » autour des grandes compétitions, comme les Jeux asiatiques d’hiver de 2029 à Neom, sont une manière efficace d’attirer l’attention. Ceci dit, l’Arabie Saoudite est surtout impliquée dans des secteurs beaucoup moins glamour. 

Un projet de dôme d’énergie solaire, pour alimenter une station de désalinisation de l’eau. © Neom

Les 2 milliards de dollars dépensés par le royaume pour LIV Golf semblent négligeables lorsque l’on sait que, rien qu’au cours de la dernière semaine de juin — la semaine du Hajj — le gouvernement saoudien a signé des contrats pour des montants neuf fois supérieurs à cette somme. La société sud-coréenne Hyundai a ainsi décroché un contrat de 5 milliards de dollars avec Aramco pour la construction d’une usine pétrochimique. Un groupe d’ingénierie italien a remporté un contrat de 2 milliards de dollars pour une autre extension pétrochimique dans une raffinerie. Un troisième contrat de 11 milliards de dollars a aussi été conclu avec la multinationale française Total-Energies, là aussi pour la construction d’une usine pétrochimique.

Contrairement à Dubaï, l’Arabie saoudite associe les services et la logistique à l’industrie lourde et à l’« industrialisation par substitution aux importations », ce qui lui permet de réduire sa dépendance à l’égard des pays plus développés. Le plus grand fabricant d’acier au monde, le chinois Baosteel, a par exemple annoncé son intention d’installer sa première aciérie à l’étranger dans l’une des zones économiques spéciales nouvellement créées dans le royaume. L’Arabie saoudite est l’un des principaux candidats à l’acquisition de 10 % d’une société minière brésilienne spécialisée dans le nickel et le cuivre. Elle travaille également avec des gestionnaires d’actifs existants, signant en novembre un accord avec BlackRock pour investir conjointement dans des projets d’infrastructure.

Un autre projet emblématique de Vision 2030 est la création d’une industrie nationale des véhicules électriques. L’Arabie saoudite détient une participation de plus de 8 milliards de dollars dans la société Lucid, spécialisée dans ce type de produits. La construction d’une usine à Djeddah a débuté en 2022, avec pour objectif une production de 155 000 voitures par an.

En tant qu’économie en développement, l’Arabie saoudite refuse le schéma binaire entre résilience intérieure et croissance fondée sur les exportations. Son approche est plutôt un mélange d’ancien et de nouveau, renforçant les capacités industrielles locales tout en continuant à s’appuyer sur l’avantage dont elle jouit en matière de pétrole et d’énergie solaire.

Au XIXe siècle, le célèbre exemple de l’« avantage comparatif » de David Ricardo était celui du Portugal qui se concentrait sur le vin en raison de son ensoleillement, tandis que la Grande-Bretagne se concentrait sur le tissu. Peu d’endroits ont plus de soleil que l’Arabie saoudite … mais, se demandent les Saoudiens, pourquoi ne pas aussi fabriquer aussi du tissu ? En utilisant les recettes d’une démarche pour financer l’autre, l’Arabie Saoudite peut se protéger d’un futur proche où les chocs exogènes — des conditions météorologiques extrêmes à l’impasse démocratique — fragiliseraient l’ordre mondial actuel au point de risquer qu’il ne se fracture. 

Le principal agent de ce tourbillon d’activités est le Fonds public d’investissement d’Arabie saoudite (PIF). Alors qu’il se situe dans les dix premiers fonds souverains mondiaux, l’un des objectifs du rapport Vision 2030 consistait à multiplier ses actifs par plus de dix. Le gouvernement a annoncé son intention de transférer la propriété d’Aramco au PIF pour en faire le « plus grand fonds souverain du monde ». Pour l’instant, ce transfert ne s’est fait qu’au compte-gouttes — les 4 % d’Aramco récemment transférés au PIF valent 80 milliards de dollars — mais le défi logistique que représente un transfert complet est ahurissant. 

En 2021, le PIF a officiellement inauguré une nouvelle tour, la plus haute de Riyad. Avec ses 80 étages, sa surface angulaire est censée faire référence aux cristaux que l’on trouve dans les lits des rivières asséchées du désert saoudien. Son pilier de diamants métalliques ressemble beaucoup, il faut le souligner, à l’architecture du Wakanda.

Black Panther est un jalon dans le courant esthétique de l’afrofuturisme. Il est donc imprégné d’un discours politique afro-centré. Dans une scène saisissante, un prétendant au trône pénètre dans le « musée de la Grande-Bretagne » et reprend par la force un marteau de guerre du septième siècle. L’inversion des structures de pouvoir racialisées du monde impérial et post-colonial est l’un des aspects les plus exaltants du film. Ici, l’une des « nations sombres », comme les appelait WEB Dubois, occupe une position dominante.

Est-il possible d’imaginer l’Arabie saoudite dans un rôle similaire ? Ce ne serait pas sans précédent. L’utilisation de l’arme pétrolière dans les années 1970 s’est accompagnée d’une déclaration sur le nouvel ordre économique international, qui visait à défaire l’héritage économique colonial et à créer une communauté plus équitable d’États-nations après l’empire. L’Arabie saoudite a joué un rôle dans le Groupe des 77, une coalition de pays en développement au sein de l’Assemblée générale des Nations unies. Dans un article récent de Foreign Affairs, un analyste va jusqu’à considérer que l’Arabie saoudite ressuscite le rêve des années 1970 d’un « mouvement des non-alignés ».

Ici, la Chine a un rôle central à jouer. La visite de trois jours de Xi Jinping dans le royaume en décembre 2022 a donné lieu à une multitude d’accords d’une valeur de 30 milliards de dollars. Lors d’un sommet plus récent, un porte-parole chinois a exprimé la volonté de la Chine de contribuer à la « désaméricanisation » de l’Arabie saoudite. Le moment le plus fort de la conférence a été un accord de 5,6 milliards de dollars avec la société chinoise Human Horizons, spécialisée dans les véhicules électriques, qui produit la marque de luxe HiPhi. L’Arabie saoudite investit également à l’étranger, avec des milliards dans des raffineries nouvelles ou existantes dans le nord-est de la Chine et en Corée du Sud.

D’une certaine manière, l’idée de « désaméricaniser » l’Arabie saoudite est un oxymore. L’entreprise la plus précieuse du pays est, de loin, Aramco, portmanteau de « Arab-American Oil Company ». L’essor du royaume — le seul au monde dont la famille régnante porte le nom — ne peut s’expliquer sans le patronage américain.

Pourtant, l’Arabie saoudite a envoyé des représentants à une réunion des « Amis des Brics » en juin 2023, et a discuté de son adhésion à une banque d’investissement portée par cette organisation. L’Iran était également présent et a rouvert son ambassade à Riyad la semaine suivant la réunion en Afrique du Sud, après sept ans d’absence. Il s’agissait d’un signe d’apaisement des tensions dans la région après que l’Arabie saoudite a finalement mis fin à son intervention calamiteuse au Yémen, provoquant ce que les Nations unies appellent « la pire crise humanitaire au monde ». L’accord de détente avec l’Iran a été négocié par la Chine. 

D’une certaine manière, l’idée de « désaméricaniser » l’Arabie saoudite est un oxymore.

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Quoi qu’il en soit, un cynique verrait dans le flirt du royaume avec la Chine, la Russie et le grand groupe des Brics une question de tactique plus qu’une idéologie tiers-mondiste.

Mais que penser des rêves de science-fiction de MBS ? Neom et la Murabba ne sont-ils qu’une version à un demi-milliard de dollars de la Mercedes Benz incrustée de diamants que possèderait le prince saoudien, selon une légende urbaine ? En 2022, Bloomberg publiait un article intitulé : « Le rêve à 500 milliards de dollars de MBS dans le désert est toujours plus bizarre ». Les Saoudiens n’en sont pas à leur coup d’essai. En 2005, le gouvernement avait annoncé un plan de 30 milliards de dollars pour construire six villes à partir de rien. Une seule a été construite — et même là, elle n’abrite qu’une population de 7 000 habitants, très loin des deux millions qui avaient été prévus pour 2035.

On ne saurait trop insister sur l’importance de l’argent saoudien en ces temps de pénurie de capitaux.

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Un cynique — le même que tout à l’heure — ferait remarquer que la première pièce de Neom dont l’ouverture est prévue est l’île de Sindalah. Imaginée par un designer italien, elle est dotée d’un terrain de golf, de trois hôtels de luxe, d’un complexe commercial et de 86 postes d’amarrage pour des yachts d’une longueur maximale de 75 mètres. Il est ironique de cibler les personnes qui ont l’empreinte carbone la plus élevée comme première étape de la transition vers un avenir « durable ». Dans ces nouveaux bastions de haute technologie, loin des villes denses et en expansion, les résidents pourront conserver leur mode de vie inchangé.

Mais, à l’autre bout du monde, traversez les vallées de l’ouest du Massachusetts. Là, où d’anciennes usines ont été transformées en appartements, en ateliers de poterie ou simplement laissées à l’abandon, on rencontre une usine en activité de la Saudi Arabia Basic Industries Corporation (Sabic). En 2002, Sabic a aussi racheté la société pétrochimique néerlandaise DSM, qui possède des usines en Belgique et en Allemagne.

Vue de The Line. © Neom

On ne saurait trop insister sur l’importance de l’argent saoudien en ces temps de pénurie de capitaux. Mais la comparaison des chiffres est presque triste. La présidente du Conseil italienne, Giorgia Meloni, implore les Saoudiens d’investir dans un fonds d’un milliard de dollars pour son pays. Pendant ce temps, l’Arabie saoudite fait discrètement bouger les choses au Royaume-Uni. En 2007, Sabic a racheté l’ancienne usine chimique Huntsman dans le nord-est de l’Angleterre et y développe ses activités, tandis que le parti conservateur britannique a salué l’investissement du royaume dans une usine chimique à Teesside.

Les publicités de Sabic, qui font la une du Financial Times, illustrent des scènes de vie domestique et de développement durable à la lumière tamisée et côtoient le monde déclinant des montres suisses et des jaguars Bulgari. L’entreprise jouit d’une réputation positive en matière de compétence et d’innovation.

L’usine Sabic de Teesside a récemment organisé une joyeuse kermesse avec du karting, des caricaturistes et la possibilité de « déguster une gamme de boissons non alcoolisées telles que du gin, de la bière blonde, du vin, du cidre et du prosecco ». Il est facile de comprendre pourquoi le gouvernement britannique est heureux de fermer les yeux sur le bilan de l’Arabie saoudite en matière de droits humains et propose des partenaires britanniques pour Neom. Le Golfe est en train de réussir la combinaison de la morale traditionnelle et de l’hypercapitalisme, que les conservateurs britanniques ne peuvent que rêver de réaliser.

Le royaume s’est également lancé dans l’hydrogène vert. En mai, l’Arabie saoudite a signé un accord pour la construction d’une usine de production d’hydrogène vert en investissant 8,4 milliards de dollars, ainsi que 6,7 milliards de dollars supplémentaires pour l’ingénierie, l’approvisionnement et la construction de l’usine. Le processus d’électrolyse au cœur de l’hydrogène vert est gourmand en énergie, mais l’énergie solaire peut remplir cette fonction. Les traqueurs solaires sont fournis par un prestataire espagnol, et la multinationale indienne Larsen & Toubro assure le stockage de l’énergie solaire, éolienne et des batteries. En tant que pionnier de la désalinisation, le royaume a également une longueur d’avance sur le problème apparemment insurmontable de l’eau.

Le Golfe est en train de réussir la combinaison de la morale traditionnelle et de l’hypercapitalisme, que les conservateurs britanniques ne peuvent que rêver de réaliser.

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Si l’on y regarde de plus près, ce que les critiques appellent à juste titre « Blade Runner dans le Golfe » peut ressembler aux utopies énergétiques internationales du « ministère du futur » de Kim Stanley Robinson. Des investissements réussis dans les énergies renouvelables à grande échelle amèneraient beaucoup de gens à oublier les super-yachts.

Si les crypto-technologies, telles que les doge coins et les NFT, étaient les symptômes morbides de l’ère de la politique des taux d’intérêt zéro, alors une usine électrique dans le désert pourrait être le symbole d’une époque où l’argent intelligent veut aboutir à une certaine capacité industrielle et à une résilience de sa chaîne d’approvisionnement pour accompagner ses profits rapides. La question reste ouverte de savoir combien de contrats signés se concrétiseront mais, comme le disent les Saoudiens, même si une petite fraction de cet effort colossal aboutit, il s’agira d’une victoire majeure.

Autrement dit, l’Arabie saoudite est un pays dans lequel on a le sentiment, comme ailleurs, que le temps ne joue en faveur de personne, mais les Saoudiens semblent aussi avoir une meilleure main que la plupart des autres pays — voire que n’importe qui d’autre.

Dans Climate Leviathan paru en 2018, les géographes Geoff Mann et Joel Wainwright décrivent une série de scénarios pour le futur en cas d’effondrement du climat. L’une des situations possibles est celle du « Léviathan climatique », où les pays optent pour des accords internationaux contraignants, renonçant à une partie de leur propre autonomie au profit de la survie collective et d’une action coordonnée. Une autre situation est celle du « Béhémoth climatique », où les pays s’engagent simplement dans leur propre course à somme nulle pour obtenir des avantages dans un monde ravagé.

En Arabie Saoudite, le temps ne joue en faveur de personne, mais les Saoudiens semblent aussi avoir une meilleure main que la plupart des autres pays — voire que n’importe qui d’autre.

quinn slobodian

Bien que l’Arabie saoudite se pose en défenseur du multilatéralisme, il est plus judicieux de la considérer comme un « mastodonte du climat ». n’a besoin d’aucune des formes traditionnelles de légitimation démocratique. Même si les luttes intestines au sein de la famille royale sont impitoyables, le nombre des prétendants au pouvoir est contenu dans une lignée héréditaire. La bonne volonté de la population est achetée sous forme d’avantages et de transferts pour les quelque 60 % de résidents du royaume qui sont des citoyens. Le problème persistant de ce qu’un expert de la région m’a décrit comme une « pauvreté cachée » est l’une des raisons pour lesquelles le régime élargit les possibilités d’emploi pour les citoyens, dans le cadre des échéances planifiées à long terme par un fonds souverain extraordinairement bien doté.

MBS n’a pas tort de considérer que son pays a un statut mondial. D’autres commencent à le voir aussi.

quinn slobodian

Après l’élection de Trump en 2016, se comporter en Béhémoth climatique était mal vu — un symptôme de cet accident de parcours dans l’histoire de l’ordre international libéral, qui avait duré de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au présent. La rhétorique ronflante et les promesses vides lors des sommets internationaux étaient toujours de mise. Mais cet ordre est en train d’être repensé. Étant donné qu’aucun accord contraignant n’a été conclu et que le monde devient de plus en plus chaud, les océans de plus en plus hauts et les calottes glaciaires de plus en plus minces, il existe peut-être une alternative. Il est possible qu’un affrontement ouvert et sans complexe entre des États souverains pourrait, paradoxalement et de manière perverse, produire de meilleurs résultats pour tous. L’ancien économiste en chef de la Banque d’Angleterre, Andy Haldane, a récemment écrit que « la course à l’armement industriel mondial est exactement ce dont nous avons besoin ».

Vue de l’île de Sindalah. © Neom

Jusqu’à présent, rien n’a poussé les gouvernements riches comme celui des États-Unis à débourser les subventions ou les investissements nécessaires pour donner le coup d’envoi d’une transition énergétique juste. Et si l’ingrédient manquant était la perception d’une lutte géopolitique entre les États-Unis et leurs alliés, d’une part, et la Chine et la Russie, d’autre part ? Se pourrait-il que l’Arabie saoudite, dans son rôle de Béhémoth climatique, ouvre la voie ? Si c’est le cas, la question est de savoir qui aura les moyens de suivre. MBS n’a pas tort de considérer que son pays a un statut mondial. D’autres commencent à le voir aussi.

La Vision 2030 commence par deux déclarations solennelles. La première reconnaît qu’« Allah le tout-puissant a fait à notre pays un cadeau plus précieux que le pétrole. Notre royaume est la terre des deux saintes mosquées, les sites les plus sacrés de la planète, et la direction de la Kaaba vers laquelle plus d’un milliard de musulmans se tournent pour prier ». Le deuxième pilier de cette vision ? « Devenir une puissance mondiale en matière d’investissement ».

Quant à ceux qui n’ont ni pétrole ni Allah, ils peuvent soit se contenter de regarder, médusés, soit être économiquement rationnels et se tourner vers La Mecque.

Crédits
Une première version de cet article est parue en anglais dans The New Statesman. Elle est disponible ici.