La crise politique qui couve au Royaume-Uni depuis plusieurs années s’est accélérée au cours des derniers mois, avant d’arriver à son paroxysme le jeudi 20 octobre, en début d’après-midi. Un mois et demi après l’arrivée de Liz Truss au poste de Première ministre à la suite du retrait forcé de Boris Johnson, sa démission porte un ultime coup à la réputation des Tories dans l’opinion publique britannique. Porté au pouvoir en 2010 par David Cameron sur une promesse de modération et de compétence, le parti conservateur vient subir une crise telle qu’un simple changement de dirigeant ne suffira sans doute pas à la relancer. Comme pour les conservateurs en 1992 ou les travaillistes en 2008, la droite britannique s’apprête probablement à aborder une période prolongée dans l’opposition.
Un mois et demi de descente aux enfers pour les conservateurs
Les origines de la crise politique qui frappe actuellement le Royaume-Uni sont multiples, entre la mise en place tumultueuse du Brexit et ses conséquences économiques, les tentations centrifuges en Écosse et en Irlande du nord1 ou encore la crise sociale qui frappe de plein fouet le pays. Mais elles se sont cumulées au cours des derniers mois pour arriver à une situation politique intenable pour les conservateurs au pouvoir.
Après des mois d’impopularité croissante du Premier ministre Boris Johnson sur fond de scandale du Partygate, les députés Tories ont misé sur un changement de direction afin de convaincre les électeurs britanniques que leur parti méritait à nouveau leur confiance en vue des élections législatives devant se tenir d’ici à janvier 2025. À la suite d’un processus interne long de plus de deux mois, les députés et les militants ont porté à la tête du parti Liz Truss, qui a été invitée par la reine Élisabeth à former un gouvernement le 6 septembre.
Après une pause liée aux funérailles de la souveraine, le « mini-budget » présenté le 23 septembre par la Première ministre et son Chancelier de l’Échiquier Kwasi Kwarteng, qui prévoyait d’importantes baisses d’impôts ciblant notamment les ménages les plus aisés et dont le financement n’était pas précisé, a déstabilisé les marchés financiers et fait chuter le cours de la livre sterling2. Face aux critiques internes et aux sondages désastreux, Kwasi Kwarteng a annoncé le 3 octobre une volte-face sur le projet de réduction du taux d’imposition sur les revenus les plus élevés. Mais la chute continue de la livre, les annonces de Liz Truss sur une éventuelle diminution des aides sociales aux ménages les plus pauvres, et la révolte d’une proportion croissante des députés conservateurs ont rapidement rendu la situation de la Première ministre intenable. Le remplacement de Kwasi Kwarteng par Jeremy Hunt le 14 octobre n’a pas eu d’impact, ayant été suivi quelques jours plus tard par la démission de la ministre de l’Intérieur Suella Braverman. Le coup de grâce a été donné le 19 octobre par l’abstention de 40 députés conservateurs lors du vote d’un projet de loi sur la fracturation hydraulique : le lendemain, Liz Truss annonçait sa démission, après 44 jours passés au 10 Downing Street.
Cette séquence s’est sans surprise avérée désastreuse pour le parti conservateur. Alors qu’il était environ 10 points derrière le parti travailliste dans les sondages d’intentions de vote au début du mois de septembre3, les dernières enquêtes donnent entre 21 et 39 points d’écart entre les deux formations. Les instituts de sondages britanniques n’avaient pas enregistré une telle domination depuis la période 1995-1997 : à l’époque, c’était le New Labour de Tony Blair qui devançait de plus de 20 points les conservateurs de John Major, usés par près de deux décennies au pouvoir4. La transcription des voix en sièges est encore plus désastreuse pour les Tories : sur la base des sondages les plus récents, certaines projections vont jusqu’à dire que le parti conservateur pourrait tout simplement être rayé de la carte en cas d’élections anticipées. Il est vrai qu’un scrutin dans les mois à venir est très peu probable et que les sondages comme les projections en sièges exagèrent sans doute légèrement l’ampleur de l’effondrement des conservateurs5, mais la situation n’en est pas moins catastrophique pour le parti.
La compétence, une dimension centrale dans le choix des électeurs
Cette séquence récente rappelle d’autres épisodes de l’histoire politique britannique des dernières décennies. 1978-1979, 1992, 2008 : dans chaque cas, la réputation de compétence d’un parti en apparence solidement arrimé au pouvoir s’est effondrée sous le poids d’une crise, aboutissant à son passage dans l’opposition pour une période prolongée.
En 1978-1979, les grandes grèves du Winter of Discontent liées à la tentative du gouvernement travailliste de James Callaghan de plafonner la hausse des salaires pour lutter contre l’inflation paralysent le pays et aboutissent à la victoire des conservateurs de Margaret Thatcher lors des élections législatives de mai 1979. Ces derniers se maintiennent au pouvoir jusqu’en 1997, notamment grâce leur image de compétence et de bonne gestion économique. Celle-ci est toutefois mise à mal par le Black Wednesday du 16 septembre 1992, à l’occasion duquel le gouvernement récemment réélu du John Major est forcé de sortir la livre sterling du système monétaire européen. Cet évènement conduit là encore à un effondrement de la crédibilité du parti conservateur sur les enjeux économiques, un mouvement d’opinion d’autant plus violent que depuis juillet 1992, John Smith6 est à la tête du parti travailliste : ce leader modéré, crédible et populaire parvient à capitaliser sur l’affaissement de l’image des Tories, qui conduira au raz-de-marée travailliste de 1997. Onze années plus tard, Gordon Brown, qui vient de succéder à Tony Blair, fait face à la crise financière puis économique de 2007-2008. Alors que l’ancien Chancelier de l’Échiquier bénéficiait d’une image de compétence économique particulièrement solide, les plans de sauvetage du secteur bancaire mis en place par son gouvernement mettent en lumière la fragilité de l’économie britannique et ruinent la confiance que les Britanniques plaçaient depuis plus de 10 ans dans le parti travailliste. Cette séquence permet aux conservateurs menés par David Cameron de reprendre l’ascendant dans l’opinion, prélude à leur victoire électorale en mai 2010.
On le voit, ces « chocs de compétence » qui se déroulent à intervalle régulier permettent de comprendre les différentes phases de la vie politique britannique récente7, des périodes de domination d’un parti jugé capable de gérer le pays étant entrecoupées de moments paroxystiques lors desquels sa réputation globale de compétence s’effondre — en prélude de son passage dans l’opposition pour plusieurs mandatures. Dans l’ouvrage The Politics of Competence : Parties, Public Opinion and Voters8, Jane Green et Will Jennings mettent en avant les éléments qui permettent aux électeurs de juger de la compétence des partis :
- La domination perçue des partis sur les grands enjeux (« issue ownership »), c’est-à-dire la réputation qu’ont certains partis d’être crédibles sur certains enjeux9.
- La compétence perçue des partis sur ces enjeux (« issue competence »), c’est-à-dire la manière dont les électeurs estiment que les partis agissent sur les enjeux qu’ils dominent lorsqu’ils sont au pouvoir (au niveau national, mais aussi au niveau local.
- La compétence générale perçue des partis (« generalized competence »), c’est-à-dire ce que pensent les électeurs à propos des capacités de gestion des partis en général.
Or, les sondages indiquent qu’au cours des derniers mois, la domination des conservateurs sur chacune de ces dimensions s’est effondrée.
Pour l’opinion publique britannique, la crédibilité est désormais passée du côté du Labour
On constate en effet que la supériorité des Tories, perçus comme plus solides que les travaillistes sur la plupart des enjeux depuis la crise de 2008, n’est désormais plus qu’un souvenir. Les travaillistes ont une avance désormais massive sur les enjeux sociaux, atteignant presque les niveaux enregistrés à l’époque du New Labour : selon le dernier baromètre Ipsos10, 47 % des Britanniques pensent qu’ils sont plus à même de gérer le système de santé (le National Health Service, NHS), contre seulement 9 % pour les conservateurs. La domination de la gauche atteint des niveaux comparables en ce qui concerne la lutte contre les inégalités sociales, la lutte contre le chômage ou la réduction du coût de la vie.
Plus inquiétant pour les conservateurs, des sujets sur lesquels ils étaient perçus comme plus compétents au cours des dernières années sont désormais passés aux travaillistes : seuls 21 % des sondés font davantage confiance aux Tories pour gérer l’économie, contre 34 % au Labour – c’est la première fois depuis septembre 2007 que les conservateurs sont devancés sur ce thème essentiel. Les travaillistes sont même perçus comme plus crédibles sur des questions traditionnellement préemptées par la droite comme la lutte contre la criminalité ou la gestion de l’immigration. Au final, sur les 15 grands enjeux testés dans la dernière vague du baromètre Ipsos, les Tories ne sont perçus comme plus solides que sur un seul : la défense.
Par ailleurs, le jugement porté par les Britanniques sur l’action des conservateurs au pouvoir s’est dégradé dans tous les domaines au cours des derniers mois, souvent de manière dramatique. Dans le dernier baromètre réalisé à la mi-octobre par l’institut de sondage Yougov, seuls 6 % des sondés jugeaient positivement l’action du gouvernement dans le domaine économique (contre 87 % négativement), un recul de près de 40 points par rapport au printemps 2021. Les niveaux sont presque aussi catastrophiques à propos de la fiscalité (10 % de jugements positifs), de l’immigration (11 %), du système de santé (14 %) ou de l’insécurité (17 %). On le voit, tous les domaines d’actions sont emportés par la vague de défiance qui s’abat sur les conservateurs, et pas seulement ceux liés aux enjeux économiques et sociaux. Il n’y a plus que sur les questions de défense, traditionnellement assez secondaire aux yeux des électeurs, que l’action du gouvernement reste majoritairement bien jugée : 41 % contre 31 %.
Naturellement, ce contexte d’opinion très négatif a entraîné un recul de la perception du parti conservateur comme étant capable gérer le pays : seuls 16 % des Britanniques jugent que les Tories sont à même de gouverner le Royaume-Uni, un chiffre en chute libre par rapport aux niveaux enregistrés il y a encore 3 ans (46 % en novembre 2019). Les travaillistes sont jugés bien plus crédibles, puisque 35 % des sondés les perçoivent comme à même de gérer le pays — un niveau certes minoritaire, mais néanmoins largement supérieur à celui de leurs principaux adversaires. De même, 47 % des Britanniques jugent désormais que « le parti travailliste est prêt à former le prochain gouvernement », contre 31 % qui ne sont pas d’accord avec cette opinion : c’est le meilleur score enregistré par le Labour dans l’opposition depuis avril 1997, juste avec le raz-de-marée en faveur de Tony Blair.
Ces divers éléments confirment qu’aux yeux de l’opinion publique, les conservateurs ne sont plus un parti crédible pour diriger un pays agité par des crises multiformes. Le sentiment que les Tories n’ont ni ligne idéologique claire, ni stratégie politique bien identifiée, ni un leadership solide est généralisé et touche même les militants du parti. Historiquement, les exemples de 1978-1979, 1992 et 2008 montrent qu’il est extrêmement difficile de modifier cette perception une fois qu’elle s’est ancrée dans l’opinion des électeurs à l’occasion d’une crise profonde. Le prochain Premier ministre pourra-t-il permettre aux conservateurs de remonter la pente ? C’est peu probable : les dirigeants les plus cités pour succéder à Liz Truss — l’ancien Premier ministre Boris Johnson, l’ancien Chancelier de l’Échiquier Rishi Sunak ou l’ancienne Secrétaire d’Etat à la défense Penny Mordaunt — ont tous été emportés par la vague de discrédit qui touche les conservateurs, la confiance que leur accorde les électeurs étant très faible.
Si une défaite électorale des conservateurs lors des élections générales qui se dérouleront d’ici à janvier 2025 est donc hautement probable, rien n’assure que comme en 1979, 1997 ou 2010, elle ouvrirait la voie à une longue période au pouvoir de leurs principaux opposants, les travaillistes menés par Keir Starmer. Non seulement la ligne idéologique du Labour n’est pas clairement fixée, mais les crises qui frappent le pays seront autant de défis particulièrement ardus pour la gauche britannique. Dans un contexte de forte volatilité électorale et de fragmentation progressive du paysage politique, la période qui s’ouvre est particulièrement riche en incertitudes.
Sources
- La proportion des Gallois qui est favorable à l’indépendance du Pays de Galles est elle aussi en hausse : entre 25 % et 30 % dans les derniers sondages, contre 10 % à 15 % il y a une dizaine d’années.
- Louis de Catheu, Le problème avec le « mini-budget » de Liz Truss, une conversation avec David Edgerton, Le Grand Continent, 14 octobre 2022.
- Un niveau qui, historiquement, est assez classique pour un parti britannique au pouvoir depuis plusieurs années.
- David Butler, Dennis Kavanagh, The British General Election of 1997, Palgrave McMillan, 1997.
- On sait que lorsque le contexte est très défavorable à leur famille politique, une partie de ses électeurs tendent tout simplement à ne plus répondre aux sondages, renforçant encore son recul (cf. l’idée de « spirale du silence » théorisée dans Elisabeth Noelle-Neumann, The Spiral of Silence. Public Opinion–Our Social Skin, The University of Chicago Press, 1984) ; de même, les projections en sièges ont des difficultés à retranscrire des évolutions en voix massives par rapport au précédent scrutin, et il est probable que même dans le contexte actuel, les conservateurs parviendraient à sauver des circonscriptions particulièrement solides du sud de l’Angleterre.
- John Smith décède en mai 1994 d’une attaque cardiaque et est remplacé à la tête du parti travailliste par Tony Blair en juillet, qui amorce sa transformation en New Labour.
- L’arrivée au pouvoir des travaillistes en 1964 peut aussi s’intégrer dans ce modèle : les conservateurs au pouvoir depuis 1951 ont fait face l’année précédant l’élection au scandale Profumo, qui concerne une relation extraconjugale du secrétaire d’État à la Guerre John Profumo qui aurait pu conduire à la révélation de secrets d’Etat à des attachés de l’ambassade soviétique à Londres.
- Jane Green, Will Jennings, The Politics of Competence : Parties, Public Opinion and Voters, Cambridge University Press, 2017.
- Ainsi, en France, le Rassemblement national est systématiquement perçu par les électeurs comme le parti le plus crédible sur l’immigration, bien au-delà de sa base électorale. Le même constat peut être fait sur l’enjeu environnemental à propos des écologistes, sur les questions fiscales à propos des partis de droite, ou sur les questions liées au système de protection sociale à propos des partis de gauche.
- Gideon Skinner, Keiran Pedley, Cameron Garrett et Ben Roff, Labour takes lead as party with best policies on the economy for first time in 15 years, Ipsos, 17 octobre 2022, https://www.ipsos.com/en-uk/labour-takes-lead-party-best-policies-economy-first-time-15-years