Pendant neuf jours en janvier 1901, des spectateurs hypnotisés sur une colline du sud-est du Texas ont vu un déluge de pétrole jaillir dans les airs avant de redescendre sur terre. Avant cette date, personne n’avait découvert de volume de pétrole aussi important que celui de Spindletop. Comme le raconte l’historien Darren Dochuk dans son brillant ouvrage Anointed with oil : how Christianity and crude made modern America, Spindletop a marqué un tournant historique. Après l’épuisement du boom de Pennsylvanie, le mastodonte pétrolier Standard Oil de John Rockefeller s’en était tenu à la conviction qu’il n’y avait pas de pétrole au-delà du Mississippi et s’était dirigé vers l’étranger. Chassés de l’est, les chercheurs de pétrole avaient migré vers l’ouest. C’est la découverte de Pattillo Higgins, à Spindletop — et non Rockefeller — qui fit passer le pétrole d’un produit principalement utilisé comme kérosène pour l’éclairage à la matière première qui façonna l’Amérique du XXe siècle, chez elle et dans le monde.

Ce qui jaillissait de la terre, au Texas, c’était un mode de vie occidental qui en viendrait à prendre le pétrole pour acquis. Tant que l’offre demeurait abondante, peu de gens se souciaient de la production. Pour les consommateurs, la vie pétrolière était une vie facile. Tout se passait comme si, ainsi que l’écrivait le romancier italien Italo Calvino dans sa nouvelle La pompe à essence, l’énergie était « inconditionnellement et infiniment à votre service ». Mais cette notion reposait sur une illusion colossale : la production de pétrole avait lieu dans un monde chaotique et destructeur. Il n’y avait rien d’évident à extraire l’énergie solaire d’une matière organique finie, piégée dans les fonds marins depuis des millions d’années, avant l’apparition de toute forme de vie humaine.

Il n’y avait rien d’évident à extraire l’énergie solaire d’une matière organique finie, piégée dans les fonds marins depuis des millions d’années, avant l’apparition de toute forme de vie humaine.

Helen Thompson

Les chercheurs d’or noir comme Higgins comprenaient cette réalité. Pour eux, le pétrole évoquait des peurs bien éloignées des promesses chimériques de la modernité. On ne pouvait pas faire confiance au pétrole : il avait plié le temps cosmique. Comme le dit le témoin d’un gisement ultérieur : « Chaque fois que vous percez un trou si profond dans le sol que du pétrole en sort, Hadès sort avec lui. Et plus il y a de pétrole, plus il y a d’Hadès. » Cette équation du pétrole et de l’Hadès avait de multiples significations. Dans sa plus simple expression, elle donnait comme origine mythologique au pétrole le monde souterrain des morts. En emportant la rivière qui sépare le monde des vivants de celui des morts, le pétrole avait accéléré la vanité temporelle de toutes les aspirations des mortels.

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En Pennsylvanie et au Texas, des villages ruraux établis de longue date devinrent des villes pétrolières à la richesse éphémère, qui, lorsque les gisements de pétrole étaient épuisés, redevenaient des terrains vagues. Le pétrole encouragea les paysans à spéculer avec des capitaux empruntés contre les caprices arbitraires de la géologie et le pouvoir de marché de la Standard Oil, risquant inévitablement leur propre ruine financière et morale. Comme les puits de pétrole étaient hautement combustibles, le forage pétrolier évoquait d’autant plus l’imaginaire de l’Hadès, conçu comme le brasier chrétien de l’enfer. Pour de nombreux exploitants, faire intervenir l’Hadès, c’était inviter la fin des temps à la table : à la fois comme le jour du jugement dernier et la consommation finale du monde dans le feu. Pour reprendre un verset des Proverbes 27, cela constituait un monde où : « L’enfer et la destruction ne sont jamais rassasiés ; ainsi les yeux des hommes ne sont jamais satisfaits. »

Les voyages vers l’ouest des chercheurs de pétrole charriant ce type de conscience ont puissamment structuré un imaginaire culturel américain autour de l’instabilité temporelle du pétrole et de son pouvoir élémentaire d’empoisonner la terre et de corrompre les êtres humains. Trois grands récits de l’Amérique du XXe siècle sont particulièrement révélateurs : Le roman Oil ! d’Upton Sinclair (1927), le film Giant (1956) et la série Dallas de CBS qui a débuté en 1978. Chacun d’entre eux traite du pouvoir démoniaque du pétrole. Un autre point commun les relie : les initiales JR portées par l’un des protagonistes. Ils s’appuient les uns sur les autres pour former une saga sur la vie après Spindletop.

Le pétrole encouragea les paysans à spéculer avec des capitaux empruntés contre les caprices arbitraires de la géologie et le pouvoir de marché de la Standard Oil, risquant inévitablement leur propre ruine financière et morale.

Helen Thompson

La recherche incessante de pétrole et le risque d’incendie lorsqu’on en trouve empiètent toujours sur le caractère sacré de la terre. Dans Oil !, le chercheur de pétrole J. Arnold Ross ment pour acheter un ranch où forer pour trouver du pétrole dans un endroit appelé Paradise en Californie. Il veut transmettre l’empire pétrolier qu’il construit à son fils Bunny ; à la fin du roman, les puits de Paradise partent en fumée. Dans Giant, le vieil homme riche Bick Benedict renonce d’abord à la richesse qu’apporterait le forage de son ranch. Après s’être rendu, il insiste sur le fait que « tout ce pétrole n’a pas changé grand chose. Nous vivons à peu près comme nous avons toujours vécu ». Mais il parle en se prélassant dans une nouvelle piscine et, derrière lui, le terrain autrefois vierge est maintenant recouvert de centaines de têtes foreuses. Quant à la série Dallas, elle revient sans cesse sur les tensions entre Ewing Oil, l’entreprise familiale, et Southfork, le ranch à bétail où vivent les Ewing en conflit avec les premiers. Le patriarche, Jock Ewing, est propriétaire de Ewing Oil. Sa femme, Miss Ellie, possède Southfork. Dans l’un des meilleurs épisodes de la série, une Miss Ellie au cœur brisé choisit de mettre fin à l’interdiction faite par son père de forer du pétrole à Southfork afin de sauver Ewing Oil de la faillite.

Dans Giant, le chasseur de pétrole Jett Rink est interprété par James Dean dans les derniers mois de sa vie — avec une beauté surnaturelle et condamnée. Un Jett saturé de pétrole déclame après que son gisement remonte : « Vous pensiez tous que le vieux Spindletop… était tout le pétrole qu’il y avait, n’est-ce pas ? Mais je suis ici pour vous dire que ce n’est pas le cas. Je suis un homme riche. » Il devient, en effet, l’homme le plus riche du Texas. Mais on le voit dans une scène finale, à terre, ivre, dans une salle vide où devait avoir lieu le banquet d’inauguration d’un aéroport portant son nom.

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Sous l’apparence d’une série télé, Dallas a créé la mythologie la plus sombre sur le pouvoir ruineux du pétrole. Tous les personnages principaux vivent avec le démon du pétrole Ewing et, d’une manière ou d’une autre, finissent tous détruits par lui. En apparence, il existe une dualité entre deux frères, l’aîné — JR — qui est mauvais, et le cadet — Bobby — présenté comme bon. Mais si Bobby est un bien meilleur père de famille que JR, plus Bobby se rapproche du pétrole, plus la polarité fraternelle s’estompe. Dans la meilleure saison de Dallas, la compétition entre les deux frères pour le contrôle de la compagnie pétrolière après la mort de Jock corrompt simultanément le caractère de Bobby — et révèle l’ambition derrière sa droiture, lui coûtant son mariage.

Sous l’apparence d’une série télé, Dallas a créé la mythologie la plus sombre sur le pouvoir ruineux du pétrole. Tous les personnages principaux vivent avec le démon du pétrole Ewing et, d’une manière ou d’une autre, finissent tous détruits par lui.

Helen Thompson

Le pétrole finit par détruire les Ewing en tant que famille et par consumer l’entreprise Ewing Oil elle-même. Les hommes Ewing sont au bord du gouffre et ne retiennent leur chute que pour que le cycle recommence de manière plus désespérée encore. Le pétrole du passé a toujours plus d’attrait pour les Ewing que le pétrole du présent. Comme la série le rappelle constamment au téléspectateur, Jock Ewing a fondé Ewing Oil en tant que chercheur de pétrole dans les années 1930. Au début de la série, Jock vient de prendre sa retraite et JR dirige l’entreprise après ce que ce dernier appelle « la dévaluation soudaine du dollar Ewing » : un monde où les États-Unis doivent importer d’énormes quantités de pétrole. Jock est glorifié comme le symbole d’un passé perdu, « le genre d’homme qui a fait la grandeur du Texas ». JR est un anti-héros charismatique, qui improvise constamment, tant à l’étranger que dans son propre pays. Les yeux de JR en veulent toujours plus. Ses méthodes provoquent des désastres pour Ewing Oil. Mais pendant un certain temps, elles la sauvent avec la même régularité.

Le vent tourne résolument contre les Ewing dans la dixième saison, qui a pour toile de fond le crash pétrolier de 1986 qui dévasta l’industrie pétrolière texane. JR manœuvre pour faire sauter des champs saoudiens afin de faire monter les prix. Lorsque le retour de flamme met en danger toute la famille, Miss Ellie dit à ses fils que Ewing Oil aurait dû mourir avec leur père. Bobby essaie d’en sortir — ce n’est pas la première fois. Son épouse, Pam, est fière qu’il ait mis « toute sa maison en ordre ». Mais le temps du pétrole s’est accéléré — bien plus vite que les épiphanies morales tardives de Bobby. Avant que Bobby ne puisse vendre ses actions Ewing Oil, le ministère de la Justice annonce une enquête sur les entreprises de JR au Moyen-Orient. Dans la « chute de la maison Ewing », le ministère de la Justice ferme Ewing Oil, et les actifs de la société, autrefois en pleine expansion, sont rachetés par la major pétrolière fictive de la série, dont le PDG a longtemps comploté pour mettre les Ewing au pas.

Cette intrigue aurait dû servir de point final à la série — à l’approche des derniers épisodes, Dallas devient une soupe télévisuelle difficile à regarder. En termes symboliques, Dallas a réduit en poussière l’héritage de Spindletop à cause de l’orgueil, du pouvoir et des circonstances, dans un style typique de la tragédie grecque. Le fait qu’il s’agisse d’une histoire de pétrole destinée à un public mondial de consommateurs de pétrole inconscients de l’énergie qu’ils utilisent, et qui n’a guère remarqué les sous-entendus de ce qu’il a sous les yeux, est une assez bonne mise en abyme de la relation des consommateurs occidentaux avec la base matérielle de leur mode de vie.

Mais quelle que soit la force de destruction à l’œuvre, aucun de ces récits de l’Amérique du XXe siècle ne suggère que l’on puisse aussi simplement renoncer au pétrole. Dans Oil !, l’idéaliste Bunny ne répudie jamais son père et ne doute pas que « nous sommes à l’ère du pétrole ». Le roman se termine dans le cimetière de Paradise. Sinclair peut se permettre d’espérer que « les hommes peuvent trouver un moyen d’enchaîner le démon noir et cruel » qui « erre sur la terre », mais il vient de décrire quelques lignes plutôt les nouveaux puits construits pour remplacer ceux qui ont brûlé.

Quelle que soit la force de destruction à l’œuvre, aucun de ces récits de l’Amérique du XXe siècle ne suggère que l’on puisse aussi simplement renoncer au pétrole.

Helen Thompson

En suggérant que les manières de JR sont un mal nécessaire à l’ère de richesse qu’elle dépeint, Dallas va un cran plus loin. Dans le dernier épisode de la série, JR, ivre, erre dans un Southfork vide. Un personnage tout droit sorti d’It’s a Wonderful Life apparaît pour lui montrer un monde où il n’est pas né : Ewing Oil s’est effondrée quelques années après la retraite de Jock, conduisant ce dernier au suicide et Miss Ellie dans sa tombe. Mais cela ne permet pas la rédemption du personnage : dans la dernière scène de la série, JR a retourné contre lui le vieux pistolet de Jock, faisant de lui la dernière victime de tout le chagrin causé par Ewing Oil.

Par rapport à ceux qui regardaient Dallas à ses débuts, les Occidentaux qui vivent loin des réalités de l’industrie pétrolière sont aujourd’hui beaucoup plus acclimatés à l’idée que cette matière première est une force destructrice. Aujourd’hui, le changement climatique et les dernières décennies de turbulences géopolitiques autour de l’énergie ont accentué avec urgence l’idée que le pétrole est une force de l’Hadès, une menace de fin des temps. Pourtant, la vision de Sinclair, qui consiste à recréer cette frontière entre la Terre et l’Hadès en mettant le pétrole au pas, exige des sacrifices que beaucoup d’entre nous, menant une vie permise par le pétrole, ne veulent pas envisager. En effet, faire disparaître Spindletop comme une erreur de parcours reviendrait à nous faire disparaître nous-mêmes : c’est l’essor du pétrole, comme source d’énergie, qui nous a permis d’être si nombreux à vivre dans le monde aujourd’hui.

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Ces paradoxes sont à l’œuvre dans l’œuvre d’un autre romancier américain : Cormac McCarthy. Dans son chef-d’œuvre Blood Meridian — publié en 1985 — McCarthy raconte l’histoire d’une chasse au scalp le long de la frontière entre le Texas et le Mexique au milieu du XIXe siècle, faisant du Texas un lieu du temps cosmique cyclique. Les premiers chercheurs de pétrole s’inscrivent facilement dans la mythologie de McCarthy. En effet, l’épilogue du roman, où un homme « progresse dans les plaines » en faisant des trous dans le sol « en frappant le feu de la roche que Dieu a mise là », peut se lire comme le début d’une quête de pétrole.

Aujourd’hui, le changement climatique et les dernières décennies de turbulences géopolitiques autour de l’énergie ont accentué avec urgence l’idée que le pétrole est une force de l’Hadès, une menace de fin des temps.

Helen Thompson

Mais dans son roman post-apocalyptique La Route — publié en 2006 — le temps cyclique a pris fin : tout sombre dans l’oubli. La cause du cataclysme écologique n’est pas précisée. Mais l’histoire du crépuscule pétrolier est palpable. En ouverture, un père se réveille d’un rêve où lui et son fils se sont perdus dans les profondeurs d’une grotte jusqu’à ce qu’ils atteignent « un lac noir et ancien ». Lors de leur voyage vers le sud, l’homme et le garçon utilisent une « carte routière de la compagnie pétrolière » comme guide. L’homme leur fait chercher de l’essence pour allumer leur lampe. Lors d’un premier arrêt, ils se rendent d’abord compte que « l’odeur de l’essence n’était qu’une rumeur », puis, désespérés, reviennent aux résidus de carafes de bouteilles d’huile en plastique. Plus tard, ce qu’ils trouvent est « vieux de plusieurs années. Mais c’était de l’essence et ça brûlait ». C’est leur lampe à huile qui leur permet de découvrir la plus grande réserve de nourriture qu’ils rencontrent.

Dans La Route, tout le temps du pétrole est comme comprimé, des origines à sa première utilisation, puis à sa nécessité, puis à sa fonction reconstructrice du paysage américain, puis à son épuisement, puis, enfin, au danger écologique qu’il représente. Avant de mourir, l’homme voit le garçon « qui le regarde depuis un avenir inimaginable ». Cet endroit semble être un monde sans pétrole. Pendant la dernière nuit de l’homme, la lumière ne vient pas de la lampe mais d’une bougie portée par le garçon. Pour l’homme, « les vieux rêves ont empiété sur le monde éveillé ». Avec sa mort, on pourrait dire que le pétrole et ses histoires passent dans le silence « des choses qui cessent d’être ».

Dans le dernier paragraphe, la voix de l’auteur change. Nous sommes transportés dans un monde organiquement vivant. Là bas, les cartes sont des « motifs » sur le dos des truites qui nagent dans les ruisseaux de montagne, et ce sont des « cartes du monde en devenir ». Mais quelque chose d’ancien a toujours sa place. Les motifs sont aussi des « cartes labyrinthiques. D’une chose qui ne pouvait pas être remise en place. Qui ne pouvait pas être réparée ». C’est une fin qui ne semble pas vouloir privilégier l’optimisme ou le pessimisme : une fin qui vient peut-être d’un endroit où les enjeux colossaux de l’âge du pétrole ne peuvent même pas être envisagés.

Crédits
Ce papier a été publié à l'origine en anglais sur Unherd .