FTX n’est pas Lehman

L’année 2022 aura été celle des différents krachs dans la sphère des actifs numériques. Le point de départ est la faillite du protocole décentralisée de produits de rendement  Terra et de son stablecoin associé Luna. D’abord secouru par le hedge fund Alameda Research, le protocole fait finalement défaut, entraînant avec lui la plateforme canado-américaine Voyager et des millions de clients, et le broker sur produits de rendement Celsius. C’est la première déflagration : celle du printemps 2022. 

Elle est suivie, à l’automne 2022, par la faillite de la deuxième plateforme d’échange d’actifs numérique mondiale, FTX, et de sa maison mère, Alameda Research. Cette faillite entraîne des conséquences en chaîne d’ampleur diverses mais touchant des millions d’investisseurs. Car, et c’est là l’une des caractéristiques du marché des actifs numériques, les investisseurs dans ces produits restent majoritairement des personnes physiques. 

Ce krach se différencie toutefois assez sensiblement de celui de 2008 dans les marchés financiers. 

Tout d’abord,  en terme de capitalisation boursière sur l’ensemble du marché des crypto actifs, les pertes de valeur s’élèvent à environ 2 200 milliards de dollars entre le pic de la capitalisation des actifs numériques et leur capitalisation à fin novembre 2022, selon les données de Statista. Il s’agit donc ici de baisse de valeur — non de pertes nettes. S’agissant de celles-ci, il est encore trop tôt pour disposer d’un chiffre clair mais on parle d’un montant de 31 milliards — ce dernier montant intégrant la baisse de valorisation des actifs bloqués sur la base Total Value Locked sur Terra / Luna. Ce chiffre est sans doute sous-estimé mais il est difficile d’en savoir plus à ce stade. Autrement dit, et toute proportion gardée, ces pertes nettes s’élèvent peu ou prou au montant du scandale Madoff.

Le marché des crypto actifs ne représentait donc, à son pic, qu’une part relativement insignifiante de la totalité des actifs financiers qui s’élèverait à 530 000 milliards de dollars.

Hubert de Vauplane

À son plus haut, le marché des crypto représentait un peu plus de 3 000 milliards de dollars alors que, dans le même temps, la seule capitalisation boursière mondiales des entreprises — et donc du marché actions, mais en omettant le marché de la dette, le marché des dérivés, et le marché du Forex — s’élevait à plus de 35 000 milliards de dollars, selon PwC. Le marché des crypto actifs ne représentait donc, à son pic, qu’une part relativement insignifiante de la totalité des actifs financiers qui s’élèverait à 530 000 milliards de dollars selon une étude du BCG en 2020 et des chiffres quasi proches selon une autre étude de McKinsey. 

Il convient dès lors de relativiser ce qui se passe sur le marché des actifs numériques. Surtout si l’on compare avec les krachs boursiers — pour ne pas parler des krachs immobiliers.

Depuis la financiarisation de l’économie, c’est-à-dire la fin des années 1980, il y a des crises financières, c’est-à-dire des krachs boursiers environ tous les 10 à 15 ans. La plupart des crises boursières sont liées à de la spéculation sur l’immobilier, actif de « bon père de famille » par définition. Lehmann Brothers et les autres banques d’investissement de cette époque ne finançaient pas l’économie mais utilisaient leurs fonds propres pour spéculer sur les marchés financiers comme des hedge funds. La sophistication — et la décorrélation d’avec l’économie dite réelle — des produits financiers, a été extravagante avec les CDO, conduisant à la crise des  subprimes. En dehors même des banques, l’histoire très récente des marchés financiers souligne les faillites fréquentes de hedge funds « traditionnels » et potentiellement systémiques pour la stabilité du système financier mondial : on se souvient de la déroute du fonds Archegos en 2021, mais qui se souvient du fonds LTCM qui, en 1999, a failli mettre la finance mondiale à mal, et Amaranth en 2006 ? De son côté, et selon le Financial Stability Board, le marché des crypto n’est pas systémique du fait de la relative faiblesse des montants, mais surtout du peu d’interconnexion et d’interdépendance entre ces acteurs et les acteurs de la finance traditionnelle, permettant d’éviter un effet domino. Même si la croissance de ce marché pouvait selon la BCE, avant la crise, laisser augurer de plus grands risques pour la stabilité financière. 

Pour ne retenir que la crise financière de 2008, celle-ci a conduit à des pertes boursières sur les seuls marchés américains de plus de 8 000 milliards de dollars et des pertes de valeurs d’actifs immobiliers de plus de 9 800 milliards de dollars selon le Washington Post. Pendant cette même crise, les États et gouvernements ont massivement aidé le secteur bancaire et financier pour éviter une déroute de l’économie : le total de l’aide de l’Union européenne aux banques et au système financier lors de la crise de 2008 a été de 1 459 milliards d’euros en capital et de 3 659 milliards d’euros de trésorerie, selon la Cour des comptes européenne. Selon des recherches du M.I.T, le coût direct total des renflouements liés à la crise, sur la base de la juste valeur, s’élève pour les USA à environ 498 milliards de dollars, soit 3,5 % du produit intérieur brut en 2009. Au total, le FMI estime que le soutien public au secteur financier lors de la crise de 2008 s’élève à quelques 3 500 milliards de dollars, largement répartis dans le système bancaire et aidant plus de mille banques — ce soutien se compose de 1 600 milliards de dollars d’interventions directes brutes et 1 900 milliards de dollars de garanties — alors que la crise du marché des cryptos n’a pas coûté un euro ou dollar aux États et gouvernements, et donc aux contribuables.

Il convient dès lors de relativiser ce qui se passe sur le marché des actifs numériques. Surtout si l’on compare avec les krachs boursiers — pour ne pas parler des krachs immobiliers.

Hubert de Vauplane

Les conséquences de la crise de 2008 sur les emplois dans le secteur financier ont été désastreuses : plusieurs dizaines de milliers de jobs détruits, alors qu’on ne parle que de quelques centaines de pertes d’emplois dans la crise du marché des cryptos. La crise de 2008 a ouvert la voie à une explosion du chômage et des situations précaires pour des millions d’individus.

Lors de cette crise de 2008, de nombreuses voix, y compris politiques, se sont élevées pour mettre fin à la spéculation dans les banques et des mouvements pour stopper la spéculation — que l’on se souvienne d’Occupy Wall Street : relisons les rapports Vickers, Volcker et autre rapport Liikaneen en Europe sur la fin des activités dites spéculatives dans les banques avec le « succès de mise en œuvre » que l’on connaît, notamment sous l’administration Trump.

Une suite de scandales — voire de fraudes

De ce point de vue-là, le marché des crypto actifs n’est pas très différent de celui des marchés financiers traditionnels avec leurs lots et séries de scandales. Qui a oublié Madoff — coût de la fraude entre 20 et 50 milliards de dollars ! — et autres Enron, Parmalat  ? De même, la crise de 2008 a révélé des pratiques plus que douteuses de certaines institutions financières pourtant régulées, comme le « droit d’utilisation des titres » sans l’accord des clients par leurs banques — la pratique dite de re-hypothécation. C’est exactement aujourd’hui ce dont est accusée FTX. Ces pratiques douteuses ou relevant de l’escroquerie provenaient, comme pour FTX, d’un défaut de contrôle interne, lequel peut conduire à des pertes gigantesques dans les banques : qui a oublié Kerviel en 2008 à la Société générale — 4,9 milliards de dollars de pertes pour la banque — ou encore Nick Leeson qui, à lui tout seul en 1995, est arrivé à faire tomber la très vieille et respectable banque Bearings, ou encore Yamanaka chez Sumitomo en 1996, et Stanford en 2009 ? Dans tous ces cas précis, il s’agit d’une seule personne qui a pu passer à travers les mailles de contrôle et procéder à la chute ou à la fragilisation de ces institutions financières. Chez FTX, il s’agit de la petite équipe de traders de Alameda Research basée aux Bahamas qui semble avoir pris ce marché pour un escape game dont eux seuls détenaient les clés.

La crise du marché des crypto-actifs est d’abord une crise de confiance dans un marché non mature — les actifs des clients n’étaient même pas ségrégués des actifs pour compte propres — et peu réglementé  : la régulation par les Bahamas, comme celle d’autres juridictions du même type, ressemble plus à un « coup de tampon » qu’à une étude poussée du dossier d’agrément. De ce point de vue-là, l’Union européenne peut être fière d’avoir adopté le projet de règlement MiCA. À cela s’ajoutent des fraudes et escroqueries comme il y en aura toujours dès que l’argent est « facile » et les contrôles absents.

Le marché des crypto actifs n’est pas très différent de celui des marchés financiers traditionnels avec leurs lots et séries de scandales.

Hubert de Vauplane

L’avenir du marché des crypto actifs 

Ceci étant dit, dans quelle mesure le marché des crypto actifs et des crypto monnaies va-t-il ou peut-il se relever dans ces scandales  ? Pour le dire autrement, quel est l’avenir de ce marché  ? va-t-on assister à un rebond salutaire comme en 2000 avec la Tech ? Ou au contraire un retour aux usages douteux des crypto avant 2015 ?

Si la réponse est encore inconnue, plusieurs éléments permettent de penser que le marché se relèvera de cette crise.

Tout d’abord, la disparition d’acteurs, même importants, ne suffit pas à faire disparaître un marché. Plus globalement, le marché des crypto actifs apparaissait déjà depuis quelque temps comme une « nouvelle classe d’actifs » certes spéculative, aux côtés des actifs financiers, des matières premières et des devises, mais un nouveau support d’investissement comme l’a étudié de façon détaillée Goldman Sachs1. Cette nouvelle classe d’actifs repose d’une part sur l’utilisation croissante des protocoles blockchain dans l’industrie numérique mais aussi dans d’autres secteurs d’activités, à commencer la finance, mais aussi la grande distribution, le luxe ou le commerce international. 

Or à défaut de pouvoir acheter des parts de ces blockchains, la seule manière d’investir dans ces protocoles, dès lors que l’on croit à leur utilisation croissante, est de passer par les crypto-monnaies qui leur sont associées. Par ailleurs, la numérisation de la monnaie avec les projets d’un euro numérique, mais aussi pour les principales devises internationales, et en premier lieu le Yuan chinois, conduit à une concurrence entre ces monnaies légales et les  « monnaies privées » que sont les stablecoins et dont l’utilisation et le fonctionnement sont aujourd’hui nécessaires dans le monde numérique mais surtout beaucoup moins chers et plus rapides que les réseaux de paiement bancaires internationaux, même si la gouvernance des réserves des émetteurs de ces stablecoins doit encore être améliorée.

Avec plus de 320 millions d’investisseurs en crypto actifs dans le monde, ce marché dépasse dans certains pays — comme les États-Unis, la Grande-Bretagne et même la France — le nombre d’actionnaires de sociétés cotées.

Hubert de Vauplane

Enfin, il existe dorénavant tout un écosystème propre aux crypto actifs avec de nombreux acteurs, que ce soit dans le développement de nouvelles versions des protocoles blockchain, de l’intermédiation entre investisseurs, dans le contrôle des activités illicites ou les technologies sous-jacentes. Mais le plus important réside sans doute dans le rôle de plus en plus prégnant des acteurs financiers traditionnels — banques et courtiers — dans les activités d’actifs numériques. Les grandes banques américaines s’investissent dans ces nouvelles technologies, que ce soit en proposant des services comme la conservation des actifs, ou comme émetteur de stablecoins, ou autres. Si l’entrée dans ces activités reste encore modeste, elle n’en demeure pas moins réelle, même après cette série de scandales. Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la technologie portée par le secteur des crypto actifs aura des conséquences sur les marchés financiers traditionnels, à commencer par les grandes bourses mondiales, en ce sens qu’elle autorise des transactions en temps réel sans interruption, ce que ne proposent pas les marchés traditionnels — sauf le marché des changes et dans une certaine mesure le marchés des produits dérivés, mais ceux-ci restent largement des marchés de gré à gré entre professionnels. Il est donc nécessaire pour ces acteurs de maîtriser cette nouvelle technologie. Ensuite, avec plus de 320 millions d’investisseurs en crypto actifs dans le monde, ce marché dépasse dans certains pays — comme les États-Unis, la Grande-Bretagne et même la France — le nombre d’actionnaires de sociétés cotées, et leur profil est celui des épargnants de demain, à savoir des jeunes, cadres le plus souvent, mais pas uniquement puisque la « promesse » portée par la technologie numérique est de permettre à tout épargnant, d’une somme même modeste, d’investir dans un actifs numérique, avec autant de facilité que d’acheter une baguette de pain. Il est donc indispensable pour les acteurs financiers traditionnels d’être à l’écoute de ces nouvelles générations d’investisseurs. 

Le débat aujourd’hui porte donc moins sur la disparition ou non du marché des crypto actifs que sur sa transformation  : soit par l’arrivée massive des banques d’investissement et autres acteurs financiers traditionnels qui y voient une occasion de «  rentrer  » dans le marché à un moment opportun  ; soit par le développement des marchés décentralisés (DeFi) fonctionnant via des smart contrats et en pair à pair au détriment des marchés numériques centralisés (CeFi). L’autre possibilité, mais qu’il est difficile d’étayer à ce jour, est que les crypto actifs reviennent à ce qu’ils étaient il y a quelques années, à savoir non pas une nouvelle classe d’actifs, mais un mode de paiement pour activités illicites. Cette option n’est pas à écarter si le cours du bitcoin et autres crypto-actifs revient au niveau de 2017, soit moins de 1 000 dollars le bitcoin. Là réside le vrai risque  : une perte totale de confiance des investisseurs qui délaissent alors cet « actif » pour le laisser entre les mains des acteurs du dark web.