Les Français ne s’intéressent pas au premier chef à la géopolitique. À l’approche des échéances électorales du printemps, ils sont bien plus inquiets pour leur pouvoir d’achat, qui est leur priorité absolue. Les campagnes présidentielles françaises se font rarement sur « l’art de faire durer indéfiniment les carreaux fêlés », comme le général de Gaulle qualifiait la diplomatie, au contraire de ce qui peut se produire outre-Atlantique. Malgré les crises actuelles et la présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE), la saison politique 2022 ne devrait pas déroger à la règle. En cela, la politique étrangère est souvent un domaine où « l’opinion publique n’existe pas »1.

Pour autant, les candidats sans véritable stature internationale paraissent généralement peu crédibles – et présidentiables – aux yeux des Français. De même, les citoyens réagissent bien évidemment aux événements politiques européens et internationaux relayés par les médias. Ils évaluent scrupuleusement les positions et réactions françaises, de la chute de Kaboul au plan de relance européen, du moment AUKUS à l’interminable Brexit.

Dans ce contexte, une étude de l’institut Harris Interactive pour MGH Partners2, que Le Grand Continent a pu consulter en exclusivité, a pris le pouls des visions et aspirations géopolitiques des Français à l’aube d’une année 2022 qui sera décisive pour la place de la France en Europe et dans le monde. Les représentations issues de l’étude sont toujours qualifiées selon les opinions politiques des répondants3.

Nous revenons en 10 points sur les principaux enseignements que cette étude nous fournit – à nous, mais aussi, inévitablement, aux candidats.

1 — Les Français ont confiance en leurs voisins européens

Enseignement majeur et à certains égards contre-intuitif pour un pays qui ne clame pas tous les jours son amour de l’Europe et a visiblement des difficultés avec les symboles européens en cet hiver 2022 : les Français placent leurs voisins européens largement en tête de leurs partenaires privilégiés. L’Italie arrive première, 74 % des Français pensant que c’est un pays allié, toutes sensibilités politiques confondues. Dans ce qui ressemble à une résurgence de l’option latine de Kojève, l’Espagne arrive deuxième (73 %), à égalité avec l’Allemagne, bien qu’une frange de l’extrême-droite (mais pas de la droite), certes minoritaire, se montre volontiers plus germanophobe que la moyenne. Un fossé se creuse ensuite entre ces pays et les suivants qui ne dépassent jamais le seuil des 60 %.

Les Français placent leurs voisins européens largement en tête de leurs partenaires privilégiés. L’Italie arrive première, 74 % des Français pensant que c’est un pays allié, toutes sensibilités politiques confondues.

Olivier Lenoir

2 — Les Français croient en l’Europe géopolitique

Comme les Français considèrent leurs voisins comme leurs alliés, ils sont aussi naturellement favorables à l’Europe de la Défense : en cas d’attaque contre la France, 82 % des Français pensent que leur pays pourra compter sur l’aide de l’Union européenne (91 % pour les partis d’Ensemble citoyens !, « maison commune » de ceux que nous appellerons « macronistes » par simplification dans le reste de cet article).

De même, les trois-quarts (74 %) des Français sont favorables à une défense commune européenne, incluant une stratégie collective et une armée commune. Cette réalité prévaut tous âges confondus (les plus de 65 ans étant cependant les plus favorables) et toutes CSP confondues. Seuls 9 % des Français y sont tout à fait opposés. On dit souvent les Français isolés en Europe sur la question de l’Europe de la défense, pour autant cette question les réunit globalement.

L’étude ne permet pas enfin d’évaluer davantage de questions européennes, comme le rapport à Bruxelles ou à l’euro, questions assez classiques dans ce genre de sondages et qui soulignent des fractures françaises4, mais qui ne sont pas ici strictement diplomatiques.

3 — Les Français sont atlantistes

Au-delà de leurs alliés européens, les Français adhèrent encore au système multilatéral hérité de la guerre froide et sont majoritairement atlantistes. 53 % d’entre eux considèrent les États-Unis comme des alliés (contre 40 % par exemple pour le Royaume-Uni). Après les partenaires européens et les États-Unis, aucun État ne réunit les suffrages d’une majorité de Français. En bas du peloton, 48 % des Français pensent que la Chine est une menace et 56 % le pensent dans le cas turc.

Si une attaque militaire survenait contre la France enfin, 78 % des citoyens pensent qu’ils peuvent compter sur l’OTAN, en parfaite cohérence d’ailleurs avec l’article 5 du traité. Pour les Français, à l’heure actuelle, contrairement à ce qu’affirme leur président, l’OTAN n’a donc pas complètement atteint la « mort cérébrale« .

4 — Les Français restent ouverts aux échanges

Tradition diplomatique à la française s’il en est, les Français restent ouverts et, lorsqu’on leur demande comment faire avancer les positions françaises dans le monde, ils sont 44 % à déclarer qu’il faut parler à tout le monde, pas seulement aux alliés. Par exemple, s’ils les considèrent peu comme des alliés, les Français sont dans leur majorité favorables aux relations privilégiées avec de nombreux partenaires africains et arabes (Afrique du Sud, Sénégal, Maroc, Émirats, etc.), avec moins d’enthousiasme pour ce qui est de l’Algérie et du Mali. En cela, l’opinion publique est un thermomètre assez fiable des dissensus diplomatiques qui ont rythmé la diplomatie de la France vis-à-vis de ces deux pays en 2021.

Le dialogue de la France avec la Russie, voulu par Macron, ne convainc cependant pas, puisque seuls 17 % des Français la considèrent comme un allié. Les sympathisants LFI et les macronistes sont exactement à ce niveau, les sympathisants LR et RN sont légèrement au-dessus, alors que les zemmouriens atteignent 40 % (nous y reviendrons).

Notons enfin que les Français veulent parler à tout le monde mais ne veulent pas dépenser pour leur diplomatie : seuls 27 % des Français pensent que pour renforcer le poids de la France dans le monde, elle doit dépenser plus pour sa diplomatie ; aucun électorat ne franchit la barre des 50 % sur le sujet.

Le dialogue de la France avec la Russie, voulu par Macron, ne convainc cependant pas, puisque seuls 17 % des Français la considèrent comme un allié. Les sympathisants LFI et les macronistes sont exactement à ce niveau, les sympathisants LR et RN sont légèrement au-dessus, alors que les zemmouriens atteignent 40 %.

Olivier Lenoir

5 — L’immigration et l’islam politique, symboles de la persistance du clivage droite-gauche

Contrairement aux discours préconçus sur les recompositions politiques héritées de l’élection de 2017, le quinquennat Macron n’a pas du tout fait disparaître les clivages politiques classiques gauche-droite, au moins en matière de politique étrangère. Prenons l’exemple de l’immigration (pourvu que l’on considère qu’il s’agit d’une question diplomatique, ce qui est aussi un choix politique) : elle montre une gradation quasi linéaire des représentations selon les sensibilités politiques. Seuls 17 % des sympathisants LFI considèrent que la France doit accueillir moins de réfugiés, contre 37 % des macronistes, 79 % des sympathisants LR et 94 % des zemmouriens.

La même gradation existe sur la fermeté vis-à-vis des États promouvant l’islam politique (Qatar, Turquie), même si elle se fait à des niveaux plus élevés car contrairement aux stéréotypes, la gauche y est aussi majoritairement favorable : 63 % des insoumis et 71 % des socialistes exigent plus de fermeté (contre, 89 % des sympathisants LR et, évidemment, 96 % des zemmouriens).

6 — La géopolitique de gauche

De manière générale, l’étude laisse transparaître de claires valeurs de gauche en matière de géopolitique. Les sympathisants de gauche pensent plus que ceux de droite qu’il faut faire confiance aux autres pays du monde (avec un maximum à 55 % chez EELV), et qu’il faut que la France impose au moins une sanction quand un pays démocratique connaît un coup d’État (81 % des sympathisants PS le disent, contre 62 % des sympathisants LR).

Parmi les trois priorités majeures pour la politique étrangère de la France, les électeurs de gauche citent bien volontiers l’action contre le dérèglement climatique (65 % des sympathisants EELV le disent, 54 % des insoumis, contre 21 % chez LR), la défense des droits de l’homme et la lutte contre la pauvreté. Seuls 23 % des insoumis mentionnent la lutte contre le terrorisme, qui est pourtant en moyenne la priorité première des Français en politique étrangère. Enfin, pour renforcer son poids dans le monde, les sympathisants de gauche soutiennent au premier chef et en majorité la hausse de l’aide au développement, alors que moins du tiers des sympathisants de droite la mentionnent.

Démocratie, droits de l’homme, climat et action mondiale contre la pauvreté : y a-t-il une union de la gauche autour de ces valeurs ? L’étude montre que dans les priorités géopolitiques, la réponse est positive : les réponses des sympathisants LFI, PS et EELV sont assez proches (même si le PS est moins écologiste et plus favorable à la défense des intérêts économiques que les deux autres). Les sympathisants LFI de leur côté ont tendance à accentuer un peu lesdites valeurs de gauche : ils soutiennent davantage la hausse du nombre de réfugiés par exemple. En revanche, ils sont moins atlantistes et moins europhiles que les socialistes et écologistes : une majorité plus faible des insoumis (mais une majorité quand même) considère les voisins européens comme des partenaires. Pour autant, 78 % des insoumis sont favorables à l’Europe de la défense, l’Europe géopolitique ne constituant donc pas vraiment une ligne de fracture franche et indépassable dans l’électorat de gauche.  

7 — La géopolitique de droite

Des valeurs différentes prévalent à droite. Il n’y a bien sûr pas d’opposition complète entre les deux camps et un terreau commun réunit souvent une partie importante de chacun des électorats. Pour autant, les priorités de la droite sont clairement différentes. Il s’agit de la riposte à la menace terroriste (citée parmi leurs trois priorités par 70 % des sympathisants LR, 63 % des sympathisants RN et 79 % des sympathisants Reconquête !), de la promotion des intérêts économiques français et du contrôle des frontières. Pour renforcer le poids de la France dans le monde, les partis de droite et d’extrême-droite (LR, RN, Reconquête !) considèrent qu’il ne faut pas augmenter l’aide au développement mais dépenser davantage dans le renseignement et la défense. Lutte contre l’immigration, lutte contre le terrorisme, sécurité et défense (avec un certain atlantisme en filigrane) semblent donc les valeurs géopolitiques de la droite en France.

Pour renforcer le poids de la France dans le monde, les sympathisants de gauche soutiennent au premier chef et en majorité la hausse de l’aide au développement, alors que moins du tiers des sympathisants de droite la mentionnent.

Olivier Lenoir

8 — La France qui vote Zemmour, entre extrême-droite et anti-système

Dans la galaxie de droite, les sympathisants du parti Reconquête ! (les zemmouriens) apparaissent comme une constellation à part. C’est à nos yeux un grand enseignement de cette étude : Reconquête ! n’affiche pas seulement des valeurs de droite poussées à l’extrême ; le parti est parfois hors système, se distinguant notamment du RN. Il est vrai que les zemmouriens portent souvent au pinacle les idées droitières. On l’a vu plus haut sur l’immigration et l’islam politique, sur le contrôle des frontières et la lutte contre le terrorisme : les taux que ces préoccupations atteignent chez les zemmouriens sont, pour simplifier, toujours un peu plus élevés que ceux qu’affichent les sympathisants LR puis RN. 

Mais les zemmouriens ont aussi des représentations différentes, délaissant notamment le RN : ils sont plus dans une logique de défense que d’attaque ; les sympathisants RN sont le premier électorat de France à penser qu’il faut intervenir militairement lorsqu’un coup d’État a lieu dans un pays démocratique (38 % le pensent), alors que les zemmouriens (22 %) sont plus bas que les insoumis (33 %) ou les socialistes (27 %). Les zemmouriens citent deux fois plus fréquemment la Russie comme un partenaire (40 %) que leurs semblables RN (22 %) ou LR (25 %). Ils sont très peu atlantistes (38 % seulement considèrent les États-Unis comme des partenaires) et plus proches en cela des insoumis (45 %) que du RN (51 %) et de LR (62 %). Sur le volet européen, Reconquête ! est le seul et unique parti français dont moins de la majorité des sympathisants (40 %) est favorable à une Europe de la défense. Les zemmouriens sont donc par conséquent le seul véritable électorat europhobe français, du moins pour les questions permises par cette étude.

Les zemmouriens sont le seul véritable électorat europhobe français, du moins pour les questions permises par cette étude.

Olivier Lenoir

9 — Les macronistes approuvent la diplomatie du « en même temps » de Macron

L’étude demande par ailleurs l’avis des Français sur plusieurs événements récents. Elle permet en creux de comprendre leur satisfaction ou leur désamour vis-à-vis de la politique étrangère du président. En cela, et c’est assez évident : les macronistes soutiennent énergiquement Macron. Parmi les trois grandes décisions prises au G20 de Rome (octobre 2021) et mises en avant par le président, les sympathisants Ensemble citoyens ! sont toujours majoritaires et les plus nombreux, tous partis confondus, à considérer qu’elles sont de « très bonnes choses » : ils le disent en ce qui concerne la hausse des vaccins envoyés vers les pays en développement (64 %), la taxation des multinationales (63 %) et l’accord Union-États-Unis sur l’importation d’aluminium et d’acier (52 %).

L’étude demande aussi aux Français si, à leurs yeux, la France a été à la hauteur dans un certain nombre de situations, mais malheureusement le taux de personnes sans opinion est tel que la déontologie impose de ne pas les commenter. Le seul sujet sur lequel il y a moins d’un tiers des Français sans opinion (28 %) est le moment AUKUS : tous partis confondus, les sympathisants macronistes sont les seuls à considérer en majorité (53 %) que la réaction français a été à la hauteur ; tous les autres électorats sont en-dessous de 50 %.

10 — Les macronistes : des centristes ?

Au fond, qui sont les macronistes ? Ils soutiennent Macron, mais sont-ils plutôt de droite ou plutôt de gauche, en matière diplomatique ? La réponse n’étonnera pas grand monde : au-delà du fait qu’ils sont les électeurs les plus europhiles et de loin, ils sont un peu de gauche et un peu de droite, mais quand même souvent un peu plus proches de LR. Le tout quoique les grands artisans de la diplomatie macronienne, Jean-Yves Le Drian et Clément Beaune, représentent ladite frange gauche de la macronie.

Les macronistes sont parfois à mi-chemin entre LR et le PS sur plusieurs questions : 48 % pensent qu’il faut dépenser plus pour la défense (38 % PS, 62 % LR) et 41 % pour l’aide au développement (55 % PS, 29 % LR).

De plus, ils affichent quelques valeurs clairement de gauche : ils sont plus ouverts aux réfugiés (seuls 37 % en veulent moins, contre 79 % des sympathisants LR) et évoquent peu le contrôle des frontières comme une priorité stratégique. Ils sont aussi démocrates, souhaitant à peu près autant que les électeurs PS, EELV et LFI imposer des sanctions en cas de coup d’État dans un pays démocratique.

Mais ils se rapprochent quand même plus souvent de LR : leur priorité stratégique la plus citée est la lutte contre le terrorisme, beaucoup plus que le climat ou la défense des droits de l’homme. Ils se méfient beaucoup de la Turquie, sont très atlantistes et disent pouvoir compter sur l’OTAN, les États-Unis et le Royaume-Uni à des niveaux très élevés et semblables à la droite. L’investissement dans le renseignement est essentiel à leurs yeux (66 % veulent dépenser plus), bien davantage que l’aide au développement (41 %). En somme et sans tirer des conclusions catégoriques, les macronistes sont bien des centristes (le plus souvent sans idées très claires), avec des sensibilités légèrement plus proches du centre-droit.

Sources
  1. Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, 29 (318), janv. 73 : 1292-1309
  2. “Les Français et la politique étrangère de la France. Quel regard les Français portent-ils sur la politique étrangère de leur pays ?”, Harris Interactive pour MGH Partners, décembre 2021. L’enquête a été réalisée en ligne du 7 au 9 décembre 2021, sur un échantillon de 1201 personnes représentatif des Français âgés de 18 ans et plus, selon la méthode des quotas, avec des redressements appliqués aux variables suivantes : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, taille d’agglomération et région de l’interviewé(e). La marge d’erreur au seuil de 95 % représente 1,8 point de pourcentage.
  3. Les partis retenus dans l’étude, ainsi que les abréviations ou façons dont nous les nommerons dans le reste de l’article, sont : La France Insoumise (LFI ou insoumis), Parti socialiste (PS ou socialistes), Europe Écologie les Verts (EELV ou écologistes), Ensemble citoyens ! (macronistes), Les Républicains (LR), Rassemblement national (RN), Reconquête ! (zemmouriens).
  4. https://www.lesechos.fr/monde/europe/sondage-exclusif-leurope-continue-de-diviser-profondement-les-francais-1377256