Un nombre croissant de think tanks de politique étrangère produisent des sondages afin de connaître l’opinion publique sur les sujets dont ils discutent. L’ECFR1 a lui aussi commencé à produire et à utiliser des sondages pour obtenir de nouveaux aperçus, peaufiner nos arguments, attirer l’attention des décideurs politiques, et assurer la légitimité publique de ce que nous défendons.

D’autres, conscients des limites que présente le sondage public, expérimentent avec des méthodes différentes (comme l’analyse des discussions en ligne2). De notre point de vue, les sondages représentent néanmoins – en tant qu’étude de ce que pensent les citoyens – un apport positif à la démocratie, quand bien même ils ne seraient qu’une source d’information parmi d’autres. 

Ce qui fait cependant rarement l’objet de discussions, c’est la pertinence de l’opinion publique en matière de politique étrangère. Le problème est loin d’être simple. Nombreux sont ceux qui estiment encore que la politique étrangère est une matière trop complexe pour pouvoir être soumise au caprice des citoyens. Peut-on s’attendre à ce que les citoyens aient un avis informé sur ces questions  ? Et même si c’était le cas, pourquoi leur opinion devrait-elle servir de guide pertinent pour les décisions stratégiques  ?

Nous soutenons pour les six raisons suivantes que l’opinion publique en matière de politique étrangère doit occuper plus de place aujourd’hui qu’auparavant.

Une période trouble

Même avant l’épidémie de Covid-19, plusieurs facteurs (l’intelligence artificielle, la migration, le climat, les crises économiques, la précarité) contribuaient à accroître chez les citoyens un sentiment d’incertitude, de peur, ou même de colère. La pandémie a peut-être fait franchir à ces sentiments un palier significatif, bien que cela ne se soit pas jusqu’ici traduit par une progression notable des partis anti-Union européenne.

Si la sensibilité de l’électorat et l’instabilité politique sont en hausse, la portée de la politique étrangère de l’Union peut s’en trouver réduite pour deux raisons. On peut observer un déclin du soutien des citoyens pour certaines décisions politiques (telle que celle de partager des vaccins avec des pays hors-UE, ou celle de poursuivre la libéralisation du commerce international). Ou bien les choix de votes radicaux peuvent fortifier le pouvoir de partis anti-UE, à l’échelle nationale ou européenne. 

Bien évidemment, lorsque les émotions occupent une place si importante, se reposer sur l’opinion publique n’est peut-être pas la meilleure des idées. S’enquérir de ce que ressentent les citoyens, et de l’effet qu’ont ces émotions sur leurs préférences politiques, reste tout de même utile. Aussi l’ECFR a-t-il analysé en 2019 le rôle que jouaient les émotions3 dans le façonnement des choix politiques des citoyens autour des élections du Parlement européen ; depuis 2020, il suit la façon dont le Covid-19 affecte leur soutien pour une activité européenne concertée4 (nous avons été étonnés de constater que ce soutien était très fort en avril 2020, mais allons bientôt apprendre si celui-ci s’est évaporé entre temps).

La politisation de la politique étrangère

Au cours des dernières années, la boîte à outils de la politique étrangère s’est étendue. Le commerce, les devises, la migration, la technologie sont tous devenus des armes en cette matière. Par conséquent, les décisions de politique étrangère nécessitent désormais de prendre en compte un ensemble de facteurs qui ne concernaient traditionnellement que la politique intérieure. Cela conduit les décideurs politiques – et les chefs d’État – à se soucier davantage de l’opinion publique.

Peut-on encore parler de politique «  étrangère  »  ?

À la faveur de la porosité actuelle de la frontière entre l’étranger et l’intérieur, on peut s’attendre à ce que les citoyens émettent des avis plus tranchés sur la politique étrangère.

Le climat, la migration, les accords de commerce ne sont plus des enjeux lointains qui laissent la plupart des personnes indifférentes. Les effets de ces politiques s’en ressentent sur notre marché de l’emploi, notre tissu social, la qualité de l’air dans notre quartier. Ou du moins, ces enjeux sont suffisamment médiatisés pour que de nombreux citoyens se sentent concernés. Même la transgression des droits de l’homme au Belarus, en Turquie et en Chine ne paraît pas aussi abstraite lorsque les personnes font le lien avec les habits qu’ils portent ou bien avec les réfugiés qui s’installent dans leur quartier.

Au cours des dernières années, la boîte à outils de la politique étrangère s’est étendue. Le commerce, les devises, la migration, la technologie sont tous devenus des armes en cette matière. Par conséquent, les décisions de politique étrangère nécessitent désormais de prendre en compte un ensemble de facteurs qui ne concernaient traditionnellement que la politique intérieure.

Pawel Zerka

Et puis, il y a les effets de l’Union européenne. Sans faire partie de la politique étrangère à proprement parler, ni tout à fait de la politique intérieure, elle occupe une place croissante dans la vie des citoyens. C’est à travers l’UE que la politique étrangère peut, dans certains cas, s’avérer être une question déterminante pour les électeurs – comme c’était manifestement le cas lors de l’élection présidentielle polonaise l’an dernier5.

Tout du moins, on s’attend désormais à ce que les dirigeants et les électeurs des partis populistes s’expriment sur la question de la politique étrangère, ce qu’ils font souvent en se démarquant du consensus national sur la question. Par exemple, les électeurs des grands partis européens populistes de droite sont souvent les seuls à considérer sérieusement que la Russie ou la Chine sont les partenaires les plus importants pour leur pays – et ils ont souvent moins de chance de reconnaître l’importance d’une coopération avec l’Allemagne ou la France.

S’assurer de l’adhésion des citoyens

On peut avoir une image caricaturale des sondages sur la politique étrangère qui s’enquièrent de l’opinion des citoyens sur des sujets technocratiques dont peu ont entendu parler, pour ensuite accorder une importance démesurée à leurs réponses.

Cela peut arriver. Mais les sondages publics essaient, au mieux, de dévoiler les contrecoups de la politique étrangère qui sont tangibles à l’échelle individuelle. On ne leur demande pas simplement s’ils soutiennent telle ou telle politique, mais plutôt s’ils seraient prêts à en accepter les coûts et les conséquences. Affronter certains défis contemporains (comme le changement climatique) nécessite une participation citoyenne active pour concrétiser les ambitions publiques. On doit ainsi chercher comment encourager les citoyens à agir.

Apporter une solution au problème de la légitimité

Avoir besoin de l’action citoyenne est une chose. Mais on constate dans le même temps que les citoyens semblent avoir un besoin croissant de voir que leurs opinions sont prises au sérieux – y compris en matière de politique étrangère.

Cela doit peut-être être mis en rapport avec une désaffection plus générale des citoyens pour leurs élites. Beaucoup éprouvent de la rancœur quant à leur prestation lors de la crise de la zone euro, de la crise migratoire et de la crise du Covid-19. La côte de confiance des gouvernements6 a beaucoup souffert au cours des 12 derniers mois.

Mais même sur des questions de politique étrangère les individus semblent aujourd’hui plus confiants. Certains peuvent s’indigner des décisions prises auparavant par leurs gouvernements, telle que celle de s’être joint à la coalition intervenue en Irak en 2003. D’autres peuvent simplement s’offusquer du manque de prise en compte de l’opinion publique sur des questions de politique étrangère. Mark Leonard et Ivan Krastev ont ainsi récemment fait observer7 que « pendant la guerre froide, les gouvernements étaient prêts à aller à l’encontre de l’opinion publique afin d’obtenir le soutien des États-Unis qui les protégeraient de l’Union Soviétique. » Cette époque est maintenant révolue.

Les citoyens semblent avoir un besoin croissant de voir que leurs opinions sont prises au sérieux – y compris en matière de politique étrangère.

Pawel Zerka

Néanmoins, bien que le public puisse éprouver une envie croissante de s’exprimer sur ces questions, il n’a pas toujours les capacités de le faire avec un grand degré de sophistication.  Par conséquent, pour que les sondages d’opinion publique puissent être d’une quelconque utilité, les questions posées doivent être calibrées avec soin. Cela n’a sans doute pas grand sens de demander aux personnes comment l’Union devrait réagir aux sanctions extraterritoriales imposées par les États-Unis sur les entreprises travaillant au projet Nord Stream 2.  C’est déjà utile cependant de voir que, de façon plus large, de nombreux européens aimeraient que leur pays se montre moins conciliant avec les États-Unis en matière économique.

Guerres d’information

Il est une dernière raison essentielle pour laquelle l’opinion publique sur la politique étrangère importe de plus en plus et elle a à voir avec le conflit entre différents récits politiques.

Internet a offert à de nombreux partis intéressés la possibilité d’émettre des sondages facilement et à faible coût. Beaucoup, sans être forcément bien intentionnés, se sont rendus compte que les sondages représentaient un moyen efficace pour faire triompher leurs objectifs dans l’espace public. Les médias se sont rendus compte qu’il est plus facile de retenir l’attention du lecteur avec un diagramme en camembert qu’avec un énième article d’opinion, et ont accepté ce tournant avec joie.

Certains sociologues peuvent ainsi se plaindre d’une simplification des travaux de recherche sur l’opinion publique. Idéalement, il faudrait employer une large gamme d’outils – tels que des groupes témoins et une analyse du contenu des réseaux sociaux – et non pas uniquement des sondages (plus particulièrement des sondages en ligne). Cet argument ne supprime cependant pas l’intérêt que peut avoir un sondage d’opinion publique.  Dans la mesure où les sujets qui importent aujourd’hui – comme le climat, le commerce, la migration, les vaccins – suscitent de nombreux récits contradictoires, ces données sont essentielles si l’on veut défier les arguments de ceux qui construisent leur légitimité en s’arrogeant la «  voix du peuple  ». Les gouvernements et les organisations de la société civile ne peuvent se permettre de leur laisser le monopole de la parole.