Les Illusions confuses d’Éric Zemmour

Éric Zemmour se rêve en personnage balzacien et voudrait conquérir l’Élysée - c’est du moins le bruit qui agite ce début de campagne présidentielle. Pour faire sérieusement le point sur son hypothétique stratégie, nous avons fait l’effort de lire son dernier essai, pot-pourri cuistre des traditions nationalistes en France.

Éric Zemmour, La France n'a pas dit son dernier mot, Paris, Rumbempré, 2021, 352 pages, ISBN 2957930501

 « L’orateur le mieux doué, le conférencier le plus lucide ne retournent pas un esprit dans une heure ou deux heures d’exposition ou de démonstration ; le journal agit tous les jours, avec une obstination pénétrante. »
Charles Maurras (1912)

« La polémique est l’âme du journalisme. Sans elle et sans la doctrine qu’elle postule, l’organe le mieux renseigné du monde est inefficace. (…) En matière de presse, l’interprétation est tout, et, forcément celle-ci va quelque part et aboutit à une doctrine d’amélioration, de relèvement, de redressement. »
Léon Daudet (1936)

Il n’est pas facile d’avoir le dernier mot face à Éric Zemmour tant il a médité les adages de ses maîtres. Bien qu’il ne cesse de crier à la censure, les tribunes s’ouvrent sans cesse pour lui donner la parole et lui permettre de marteler ses idées. Voilà comment, et à la suite de ce « bon vieux Gramsci », comme il l’appelle familièrement dès les premières pages de son dernier essai, la chronique politique lui a permis de construire une forme d’hégémonie culturelle. Dans un premier temps, du moins.

Car aujourd’hui, Éric Zemmour semble prêt à entrer en politique, un cap que ni Maurras ni Daudet n’avaient franchi. Le premier ne l’a jamais vraiment voulu. Le second, pourtant député pendant quatre ans, resta, sans doute par haine des parlementaires, un pamphlétaire à la tribune. Presque sans troupes, déchaîné, ses outrances finirent par lasser un Bloc national qui, au début des années 1920, ne mégotait pourtant pas sa sympathie à l’Action française. Qu’en sera-t-il d’Éric Zemmour ? 

Faire la critique d’un de ses livres c’est prendre le risque de se casser les dents. Faut-il l’attaquer sur le fond ? Et rappeler par exemple que les politiques antijuives du régime de Vichy n’étaient en rien « ambigües » ? Oui, évidemment, mais en étant conscient que depuis 2014, et la parution du Suicide français, nombre d’historiens l’ont attaqué sur ce flanc-là, pointant du doigt les erreurs factuelles, les raccourcis, les interprétations erronées ou obsolètes depuis un siècle. Dans quel but pourtant ? Il est évident qu’un homme qui cite Taine et Renan comme si leurs paroles étaient d’évangile n’amendera pas une construction historique qui a tout de la fantasmagorie nationaliste. Faut-il redire qu’il manipule des concepts d’extrême droite comme le « grand remplacement » ? Que ses livres mettent en scène une pensée xénophobe et viriliste ? Qui s’en étonnera ? On ne peut plus vraiment dire de Zemmour qu’il avance masqué. Voici plusieurs années qu’il joue d’idées et de théories qui, pendant des décennies, furent l’apanage de l’aile la plus dure du Front national, celle qui défendait à la fois le maréchal Pétain et l’OAS.

Alors, pourquoi le lire et, surtout, pourquoi prendre le temps d’en faire un commentaire ? À cela on pourrait répondre que ses essais permettent de prendre le pouls de l’état de l’opinion des droites antilibérales. C’était le principal intérêt de ses livres depuis Mélancolie française. On y ressentait une évolution décisive de la pensée d’extrême droite en France, désormais moins soucieuse de restaurer la nation dans sa grandeur passée, et fantasmée, que de ressasser les causes d’un déclin irrémédiable. La fin de l’empire colonial est actée, la « trahison » du général de Gaulle en 1962 est consommée et la seule chose qui importe désormais est de préserver une France qui n’a jamais existé que dans le regard nostalgique qu’Éric Zemmour porte sur son enfance et son adolescence.

Il est évident qu’un homme qui cite Taine et Renan comme si leurs paroles étaient d’évangile n’amendera pas une construction historique qui a tout de la fantasmagorie nationaliste.

Baptiste Roger-Lacan

Comment ? Il faut d’abord exclure de la communauté nationale toutes celles et ceux qui troublent cette harmonie sépia. Il faut surtout combattre toute tentative de rendre compte des réalités complexes et nuancées de la France, passée et présente. À propos de son pays, Éric Zemmour ne manie que deux figures de style, l’hyperbole et la litote. Les gloires, essentiellement politiques et militaires, sont exaltées et les ombres systématiquement gommées. Voilà pourquoi il est si friand de la théorie du bouclier et de l’épée, qui réconcilie, contre toute vérité historique, Pétain et de Gaulle. Depuis dix ans, la mécanique est bien huilée. C’est la recette du Zemmour nouveau, savamment relevée par le cortège de polémiques que soulève chaque ouvrage, jusqu’au suivant. Sans jamais s’exposer au suffrage, il pouvait tranquillement faire de la politique en s’imposant comme l’une des figures centrales des débats qui traversent l’extrême droite et la droite conservatrice.

Les choses ont un peu changé avec la parution de La France n’a pas dit son dernier mot.

La couverture de l’ouvrage vaut mieux que mille mots : c’est une affiche de campagne. Et sans que la candidature d’Éric Zemmour soit certaine, il a réussi à prendre une place centrale dans l’élection présidentielle. Pour l’instant, il jouit de l’ambiguïté d’un statut — politique ? journaliste ? pamphlétaire ? — qui n’est pas nouvelle, et dont on peut se demander s’il revenait au CSA de la lever. Il n’empêche, à huit mois de l’élection, il devra bientôt faire un choix. Ses déclarations, celles de ses proches, et l’attente qu’il suscite auprès d’une partie de l’électorat l’y obligent. En ce cas, a-t-il écrit son premier livre de politique ? L’entremêlement d’un récit autobiographique — ici rendu sous la forme d’entrées qui composent le journal de ses quinze dernières années — et de son cheminement politique le laisse penser, tout comme, du reste, ses déclarations grandiloquentes sur la France, son passé et son futur. Mais le livre a d’autres ambitions. Il se place — rien que ça ! — sous le patronage de Victor Hugo et de Balzac. Du premier, il dit admirer les Choses vues, recueil de notes posthumes dans lesquelles défile le XIXe siècle, au point qu’il se murmure que La France n’a pas dit son dernier mot a failli s’appeler Choses tues. Au second, il a emprunté le patronyme, Rubempré, de l’un de ses héros pour baptiser sa maison d’édition. Il s’est aussi imprégné de l’ambition dévorante des héros balzaciens bien que son livre renverse la trame habituelle des romans d’apprentissage : son essai ne raconte pas l’histoire d’un provincial qui vient conquérir Paris, mais celle d’un parisien qui rêve de conquérir le pays.  

Le journaliste et le politique

Les Illusions perdues furent le « livre de chevet » d’Éric Zemmour pendant son adolescence et il est évident que ce grand roman sur le journalisme, ce métier que Balzac aime à peindre comme l’un des métiers les plus corrupteurs de la modernité, l’a inspiré. La France n’a pas dit son dernier mot est avant tout un document sur une certaine pratique du journalisme politique en France à la charnière des XXe et XXIe siècles. En rapportant des années de conversations qu’il a eues avec des responsables politiques, majoritairement, mais pas uniquement, de droite, il donne à voir un triste spectacle. Personne en effet ne trouve réellement grâce à ses yeux alors que, portrait après portrait, il dévoile la lâcheté, le cynisme ou encore la bêtise de celles et ceux qui, depuis vingt ans, gouvernent la France.

Depuis plusieurs années, la question revient sans cesse. Éric Zemmour est-il encore un journaliste ? Ou s’abrite-t-il derrière ce titre pour mener une carrière de pamphlétaire ? À le lire, il semble qu’il a surtout espéré devenir une sorte de conseiller de l’ombre, à l’image de Patrick Buisson, l’une des rares figures qu’épargne sa plume acide. Si les récits de ses conversations avec les responsables politiques de droite donnent à voir leurs insuffisances, ils sont aussi l’occasion pour Zemmour de nous dire que tous sont venus lui demander conseil — jusqu’au Président de la République qui lui aurait demandé une note sur la question de l’immigration. Ce que le lecteur est censé comprendre de ces passages, c’est qu’Éric Zemmour est au cœur du jeu idéologique depuis plusieurs années. Mais sa jubilation d’être le conseiller des grands est gâchée par sa déception de n’être jamais écouté. Voilà qui peut surprendre si l’on considère que, depuis quelques années, des Républicains au RN s’est engagée une course à l’échalote identitaire et migratoire…

À le lire, il semble qu’il a surtout espéré devenir une sorte de conseiller de l’ombre, à l’image de Patrick Buisson, l’une des rares figures qu’épargne sa plume acide.

baptiste Roger-lacan

Contrairement à ce qu’il affirme, Éric Zemmour est d’autant plus écouté que son lectorat, qui en a fait une icône, croise les électorats de droite et d’extrême droite. Non, en répétant page après page qu’il n’est pas écouté, Zemmour nous dit en réalité qu’il est prêt à sauter le pas. Pendant longtemps, il a incarné, jusqu’à la caricature, une certaine pratique du journalisme politique sous la Cinquième République, ivre de sa proximité avec les puissants. Mais s’il n’est pas le premier journaliste à sauter le pas pour entrer en politique, le déballage de son dernier essai laisse à penser qu’il compte utiliser toutes les armes qu’il a accumulées en trente ans. Toutes les conversations, les confidences, et les discussions qu’il a eues avec ses nouveaux adversaires apparemment sont bonnes à utiliser pour lui.

Cette stratégie interroge. Une candidature de ce genre aura sans doute un certain succès. Après tout, la confiance des Français dans leurs institutions démocratiques, et dans celles et ceux qui sont chargés de les incarner, est si basse, que les mots de Zemmour auront forcément un certain écho. Depuis le débat raté par Marine Le Pen dans l’entre-deux tours des élections de 2017, une part importante de son électorat est prête à se détacher d’elle. Quant à la base des Républicains, elle se cherche une tête et un corpus idéologique depuis l’échec de François Fillon. La stratégie de Zemmour n’est pourtant pas sans risques. Le système à deux tours oblige un candidat — même hors-parti — qui aspire sérieusement à l’Élysée à préparer quelques alliances. Comment y parvenir si l’on ne cesse de brocarder la bêtise et la couardise de celles et ceux dont on pourrait avoir besoin ?

L’une des premières leçons d’Étienne Lousteau, ce mauvais génie du journalisme qui est l’artisan de l’ascension puis de la ruine de Lucien, est que le ridicule tue. Il se garde bien d’ajouter que c’est pour cette raison qu’il est si difficile à pardonner. Et ce sont ses moqueries, autant que son talent, que Lucien finit par payer lorsque tous ceux qu’il a insultés s’entendent pour provoquer sa chute au moment où il se déclare politiquement.

Pour l’instant, les figures de droite et d’extrême droite semblent hésiter sur la conduite à tenir face à Zemmour. Pendant que certains responsables des Républicains nous expliquent qu’il n’est ni raciste, ni d’extrême droite, d’autres nous disent que ses « propos sont de plus en plus inquiétants ». Certains passent d’une ligne à l’autre, selon le moment et l’audience. Au Rassemblement national, on s’échine à démontrer que le polémiste ne fait que reprendre la ligne du parti. Mais cette indulgence peut-elle durer ? Tant qu’il n’est pas candidat, il n’est pas absurde de vouloir essayer de capter le lectorat de Zemmour. S’il se déclarait, il faut s’attendre à une campagne d’autant plus violente que lui-même n’a pas ménagé ses attaques contre les appareils partisans.

Zemmour a-t-il vraiment compris les Illusions perdues  ? 

Amalgamer les droites

Dans son essai, Zemmour porte un diagnostic sanglant sur l’état des appareils partisans des Républicains et du RN : sans idées, sans courage, sans direction, ils ne vont nulle part. Les principaux responsables de ce désastre, on l’a compris, ce sont les femmes et les hommes qui dirigent ces mouvements depuis plusieurs décennies. Zemmour les présente comme des matamores, feignant d’être de droite pour mieux se soumettre au progressisme ambiant. L’autre raison du désastre, c’est que les forces de droite se laissent enfermer dans des catégories politiques qui les obligent à se trahir. D’un côté, les Républicains ont exercé le pouvoir sans jamais mener une politique de droite. De l’autre, le Rassemblement national n’arrive pas à dépasser un certain seuil, victime de ses dirigeants successifs : Jean-Marie Le Pen qui n’aurait pas eu vraiment envie d’exercer le pouvoir ; Marine Le Pen que Zemmour renvoie à sa passion des chats, convaincu qu’elle est une candidate trop faible.

À sa manière alambiquée, il finit par attaquer le concept même d’« extrême droite ». Évoquant le public d’un concert de Jean-Pax Méfret, auteur-compositeur-interprète connu pour ses chansons nationalistes et nostalgiques de l’empire colonial, il décrit « cette extrême droite, qui n’est que l’outil tactique utilisé par la gauche pour distinguer entre le bien et le mal, diviser ses adversaires et se maintenir au pouvoir alors qu’elle est minoritaire dans le pays. Une extrême droite imaginaire qui n’est en vérité qu’une droite patriotique en quête d’ordre et d’un légitime conservatisme, où je me sens bien. »

S’il se déclarait, il faut s’attendre à une campagne d’autant plus violente que lui-même n’a pas ménagé ses attaques contre les appareils partisans.

baptiste roger-lacan

Glissée dans l’un des passages les plus anecdotiques de son essai, ce passage est une véritable déclaration d’intention politique. Depuis 1945, et pour des raisons évidentes, le concept d’extrême droite sent le soufre. Catégorie morale autant que politique, elle a longtemps permis de distinguer, au sein du champ politique démocratique, entre les adversaires et les ennemis. À ce titre, il n’est guère surprenant que dirigeants et militants d’extrême droite n’aient cessé de récuser ce terme, préférant parler de « patriotisme », de « droite nationale », voire, très simplement, de « nationaux ». Zemmour s’inscrit dans cette lignée en parlant d’une « extrême droite imaginaire ». Il en est convaincu, sans aucun doute : toutes ses prises de position depuis une décennie vont dans ce sens. Mais il a aussi tout intérêt à ce que les électeurs des partis qui vont des Républicains au Rassemblement national embrassent cette vision. Si le cœur de son (é)lectorat est sans doute constitué par le public de Jean-Pax Méfret, sa campagne n’ira nulle part s’il ne parvient pas à imposer l’idée qu’il est le seul à pouvoir emmener les droites enfin réunies à la victoire. Et pourquoi en serait-il autrement ? Ne nous a-t-il pas seriné tout au long de son livre que tous ses rivaux potentiels étaient des crétins ?

Pour convaincre son frileux lecteur, il va chercher un soutien inattendu, Édouard Balladur. Voilà ce que l’ancien Premier ministre lui aurait dit après un rendez-vous d’une heure : « Vous devriez écrire quelque chose sur une alliance des droites. Comment la rendre possible. On ne peut pas continuer comme ça. Il faut sortir du piège que nous a tendu Mitterrand. La situation est trop grave. Si vous voulez vous rendre utile au pays, écrivez ça. » La division entre la droite et l’extrême droite ne serait donc pas idéologique, bien au contraire. Ce serait une fracture artificielle, le fruit des tactiques florentines du croquemitaine Mitterrand ! L’anecdote est habile. Usant de la réputation — usurpée ? — de Balladur, elle apporte une caution modérée à ses projets. Elle ancre aussi l’idée que la droite se serait trahie ou, du moins, perdue idéologiquement en abandonnant ce qui la constituait essentiellement : l’ordre, la nation et la tradition. À rebours de cette ligne, libéraux et modérés sont présentés comme des vendus, soumis à la gauche, à l’Europe. Ils sont l’incarnation de la trahison du « peuple » par les élites — une constante de l’histoire de France selon lui. 

Politique du passé zemmourien

L’obsession pour le passé imprègne les derniers essais de Zemmour. La France n’a pas dit son dernier mot ne fait pas exception. Sa prose évolue dans un régime de références et d’analogie de plus en plus marqué par la pensée, l’histoire et le folklore d’extrême droite.

Joseph de Maistre affirmait que « l’histoire [était] la politique expérimentale, c’est-à-dire la seule bonne. »  Dès ses origines, la contre-révolution, obsédée par la rupture de la Révolution française, a cherché dans l’analyse et l’analogie historiques les causes de ses défaites et les raisons d’espérer de nouvelles victoires. Éric Zemmour ne fait pas exception : depuis quelques essais, il se fait le passeur d’un corpus idéologique marqué par le goût de l’histoire. Du reste, il tranche dans le paysage contemporain des droites françaises puisqu’à la différence de la plupart des figures des Républicains et de l’actuel état-major du Rassemblement national, il se délecte de l’histoire intellectuelle de la droite et de l’extrême droite. Il affiche des références dont il croit être le seul dépositaire, persuadé qu’il peut ainsi en remontrer aux politiques de carrière. Il y a pourtant quelque chose qui tient à la fois du cuistre et du demi-habile dans la manière dont Zemmour use de ses prédécesseurs en extrême droite tant il accumule les références, sans vrai souci de cohérence, sinon ses obsessions nationalistes. Tentons de nous retrouver dans ce pédant labyrinthe. 

Il y a quelque chose qui tient à la fois du cuistre et du demi-habile dans la manière dont Zemmour use de ses prédécesseurs en extrême droite tant il accumule les références, sans vrai souci de cohérence, sinon ses obsessions nationalistes.

baptiste roger-lacan

À travers ses ouvrages, ses lecteurs sont d’abord face à un condensé du canon nationaliste français tel qu’il a été constitué par l’Action française entre 1900 et 1914 lorsque Maurras s’empara des différentes traditions contre-révolutionnaires pour les mêler et les plier à ses propres théories. Taine et Renan font partie de ces auteurs arraisonnés par les néoroyalistes et, aujourd’hui, par Éric Zemmour. Les historiens d’Action française sont aussi à l’honneur : Pierre Gaxotte, cité dans ses précédents livres et, surtout, Jacques Bainville — « mon Bainville » —, dont l’Histoire de France fonde les conceptions historiques de notre polémiste. Cette adhésion s’arrête pourtant à sa passion infantile pour la gloire impériale. De fait, Bainville, comme Maurras, fut extrêmement critique de Napoléon, présenté comme un continuateur de la Révolution française que les « lois » des relations internationales condamnaient de toute façon à une défaite qui abaissa durablement la France. Au contraire, entre le roi et l’empereur, Zemmour se situe résolument du côté du deuxième.

Cette divergence est tout sauf anecdotique. Elle signale la confusion d’un assemblage nationaliste sans autre rime ni raison que les fantasmes historiques d’Éric Zemmour. Elle suggère aussi l’émergence d’une nouvelle droite révolutionnaire. Identifié et décrit par Zeev Sternhell, ce courant idéologique émerge à la fin du XIXe siècle, entre la crise boulangiste et l’affaire Dreyfus. L’Action française lui doit une partie de sa doctrine, mais la droite révolutionnaire a opéré un brassage idéologique à la fois plus large et plus confus. Elle unit des militants et des intellectuels issus d’horizons très différents — anciens communards, bonapartistes et royalistes — qui rejettent la République « bourgeoise », le parlementarisme et les corps « étrangers » — juifs, protestants, francs-maçons — qui s’avanceraient en abaissant la France. Face à ces dangers supposés, ils exaltent l’autorité de l’État et de l’armée, rêvent à l’épopée impériale et cherchent un césarisme plébiscitaire qui restaureraient l’ordre. Pour eux aussi, la France n’avait pas dit son dernier mot… 

En plus d’amalgamer les différentes traditions du nationalisme français, Éric Zemmour veut faire l’union mémorielle des droites. Un motif lancinant traverse son dernier essai : la Seconde Guerre mondiale. Cette référence le sert à plusieurs égards. D’abord, il peut développer sa rhétorique victimaire : l’attaquer sur Vichy serait une manière commode pour ses détracteurs de le faire taire. C’est pourtant lui qui y revient sans cesse. D’autre part, sa défense de plus en plus outrée du maréchal Pétain lui permet de mettre en place une vieille tactique maurrassienne « pas d’ennemis à droite ». Face à la menace identitaire qui pèserait sur une France, menacée par la « subversion migratoire » et les hordes d’étrangers qui ne cessent de commettre « viols, vols et meurtres », l’union est à ses yeux impérative et elle passe par la réconciliation des mémoires gaullistes et pétainistes.

Cette divergence est tout sauf anecdotique. Elle signale la confusion d’un assemblage nationaliste sans autre rime ni raison que les fantasmes historiques d’Éric Zemmour.

BAPTISTE ROGER-LACAN

Voilà comment cet homme qui se revendique sans cesse de l’action du général de Gaulle en vient à accumuler les mensonges révisionnistes : Vichy aurait sauvé les Français juifs en sacrifiant les juifs étrangers ; « l’erreur historique » du même régime aurait été de refuser de choisir entre l’Angleterre et l’Allemagne. Pire, toute mise en cause des responsabilités françaises dans l’extermination des juifs d’Europe est dénoncée comme une injure à la nation. Tout à son obsession, il va plus loin en assimilant, dans l’un des passages les plus insoutenables de son livre, certaines des victimes juives de Mohammed Merah à leur assassin, parce qu’ils ont été enterrés hors de France. Tous, ils seraient « étrangers avant tout et voulant le rester par-delà la mort ». Face aux Français de « souche » (un terme qu’il utilise à neuf reprises) menacés par leurs élites corrompues, un juif demeure un étranger qui doit sans cesse démontrer son attachement à la France. 

Par cynisme et par haine de l’islam, Éric Zemmour reprend la rhétorique des antisémites. 

Et après ?

Au-delà de la collection d’anecdotes, très parisiennes, qui tournent en dérision un personnel politique déjà affaibli par l’élection présidentielle de 2017, ce livre développe, en creux, une véritable stratégie politique : l’opposition entre la droite et l’extrême droite a vécu et le « cordon sanitaire » qui les séparait doit brûler. Il inscrit ce projet dans un récit historique qui aplanit les guerres mémorielles. Avec Éric Zemmour, Londres et Vichy pourraient communier dans leur amour de la France. Tant de contresens historiques, exprimés avec l’arrogance qu’il affiche depuis quinze ans sur les plateaux télévisés, donnent le vertige.

Ils permettent pourtant de toucher la logique profonde du « zemmourisme ». Depuis quelques essais, il creuse le sillon d’un « en même temps » d’extrême droite qui lui permet de mêler allègrement les corpus idéologiques et les mémoires dans un seul objectif, celui de s’imposer comme le seul recours possible pour ceux qui considèrent que le préalable à toute politique est de restaurer la nation dans une pureté originelle, elle-même située dans un « avant » mal défini. Références historiques, littéraires et politiques sont autant de signifiants flottants dont il use pour s’adresser à des publics divers en leur signalant qu’il aime la France comme eux. Voilà comment il bricole un Frankenstein idéologique dans lequel se rencontrent Jacques Bainville, Victor Hugo, Maurice Barrès, Taine, Renan, de Gaulle et, donc, Pétain.

Tant de contresens historiques, exprimés avec l’arrogance qu’il affiche depuis quinze ans sur les plateaux télévisés, donnent le vertige.

BAPTISTE ROGER-Lacan

Une question demeure. Ce pot-pourri idéologique peut-il peser dans la campagne présidentielle ? Sans qu’il se soit déclaré, son hypothétique candidature progresse de sondage en sondage alors que ses potentiels concurrents de droite et d’extrême droite calent ou reculent. Est-ce un pur effet d’aubaine médiatique ? Ou faut-il voir le signe d’une recomposition des droites autour de la question identitaire ? Tant qu’il n’aura pas précisé ses ambitions, il est périlleux de répondre franchement à ces questions.

On peut néanmoins faire deux remarques. D’abord, l’essai d’Éric Zemmour marque une inflexion par rapport à ses derniers livres. Alors que les précédents se lisaient comme la litanie décliniste d’un pamphlétaire d’extrême droite, celui-ci laisse apparaître une stratégie politique. Inséparable de ses essais précédents, dont il reprend le positionnement intellectuel et historique, ce texte est aussi une autobiographie politique qui laisse le lecteur face à la question de sa possible candidature. D’autre part, on l’a déjà dit, ce texte est un anti-roman balzacien. Zemmour est parisien. Il ne nous parle que de Paris et des coulisses parisiennes d’un jeu politique largement déconsidéré. La « province » n’apparaît que rarement, comme la toile de fond sur laquelle il projette ses ambitions politiques. Pire, l’histoire selon Zemmour est « capétienne » : elle ne considère que les « grands hommes » et leur action, selon lui déterminante, qui s’exerce depuis Paris — ou Vichy. À la fin du livre, on ne sait pas comment il mènera effectivement sa campagne. La France qu’il entend peut-être conquérir est un pur fantasme, une construction intellectuelle dont il aime à débattre au déjeuner avec les politiques qu’il fréquente depuis des années. Si cette construction est manifestement séduisante pour la majorité de ses lecteurs, elle ne nous dit pas comment notre Rubempré — ou notre Lousteau — moderne transformera son lectorat en électorat.

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