L’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis a été perçue par l’Union européenne comme l’occasion de relancer la coopération transatlantique. En décembre 2020, la Commission européenne a avancé l’idée de créer un Conseil du Commerce et de la Technologie (Trade and Technology Council, TTC), qui a été lancé lors du sommet Union-États-Unis du 15 juin 2021.

La raison d’être officielle du TTC apparaît double : approfondir les relations d’une part et coordonner les approches pour aborder certains enjeux mondiaux et exercer une influence globale d’autre part. Le TTC est conçu comme un forum de coordination qui sera guidé par des hauts responsables politiques, tandis que dix groupes de travail1 composés d’experts des deux côtés effectueront le travail de fond. Il est important de noter qu’il s’agit d’un forum de coordination et de communication continues, plutôt que ponctuelles, entre les États-Unis et l’Union.

Le postulat de base est que l’Union et les États-Unis sont des partenaires qui partagent les mêmes valeurs et cherchent à promouvoir la démocratie et l’égalité des conditions de concurrence. Le TTC fait suite à une série de tentatives de coordination de l’élaboration des politiques entre l’Union et les États-Unis qui ont été soit limitées dans leur portée, soit abandonnées en raison d’impasses2.  

La nouveauté du TTC réside dans ses ambitions plus restreintes3 en matière de normes communes, se concentrant notamment sur les technologies émergentes, ce qui lui donne sans doute plus de chances4 de réussir. Il y a une volonté politique de façonner ces secteurs émergents sur la base de valeurs communes5 et c’est pourquoi il s’agit également d’une tentative ambitieuse de contenir la domination croissante de la Chine dans les secteurs des nouvelles technologies.

En effet, sept des dix groupes6 de travail aborderont des thèmes liés à la technologie, soit avec un angle sécuritaire, soit avec un angle concurrentiel. Les groupes de travail discuteront de ce qui suit 1. Les normes technologiques ; 2. le climat et les technologies vertes ; 3. la sécurisation des chaînes d’approvisionnement (jusqu’à présent principalement axée sur les semi-conducteurs) ; 4. la sécurité et la compétitivité des technologies et services d’information et de communication (TICS) ; 5. la gouvernance des plateformes et des données ; 6. l’utilisation abusive des technologies menaçant la sécurité et les droits de l’homme et 7. la promotion de l’adoption des technologies par les petites et moyennes entreprises. Les trois autres groupes travailleront sur des questions commerciales : 1. le contrôle des exportations ; 2. le contrôle des investissements et 3. les défis du commerce mondial (pour l’instant axés sur les pratiques indésirables des pays qui ne sont pas des économies de marché).

Le TTC fait suite à une série de tentatives de coordination de l’élaboration des politiques entre l’Union et les États-Unis qui ont été soit limitées dans leur portée, soit abandonnées en raison d’impasses

Maria Demertzis

Outre la création du TTC, le sommet États-Unis-Union de juin dernier a également pris un certain nombre de mesures qui démontrent la volonté d’une coopération plus étroite. Un pas important dans cette direction a été la résolution d’un différend vieux de 17 ans sur les subventions aux entreprises de l’aéronautique, le différend Boeing-Airbus7. Les deux parties ont convenu de suspendre l’application des droits de douane pour une période de 5 ans et coopéreront conjointement pour analyser les pratiques non-commerciales des pays tiers susceptibles de nuire aux secteurs de l’aéronautique civile des États-Unis et de l’Union.

Les parties se sont également engagées8 à réformer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de manière à garantir des conditions de concurrence équitables au niveau mondial. Cet engagement revêt une importance particulière pour l’Union, qui a toujours plaidé en faveur d’un système multilatéral fort et efficace.

Que s’est-il passé depuis juin ?

Le 15 septembre, les États-Unis ont annoncé la création d’un partenariat tripartite avec l’Australie et le Royaume-Uni, appelé AUKUS, qui fournirait à la marine australienne des sous-marins à propulsion nucléaire. Cet accord n’aurait pas eu d’impact direct sur l’Union s’il n’avait pas court-circuité l’accord que la France avait conclu avec l’Australie pour la fourniture de 12 sous-marins à propulsion diesel. Une dispute diplomatique a éclaté entre la France et les États-Unis, mais il s’est avéré qu’il s’agissait davantage de la forme que du fond de l’affaire. Lors d’une conversation téléphonique9, « les deux dirigeants [Biden et Macron] ont convenu que la situation aurait bénéficié de consultations ouvertes entre alliés sur des questions d’intérêt stratégique pour la France et nos partenaires européens. Le président Biden a fait part de son engagement continu à cet égard. » Mais ce que l’accord AUKUS a également démontré, c’est le peu de patience dont font preuve les États-Unis à l’égard de l’Union lorsqu’il s’agit de créer des alliances avec des partenaires partageant les mêmes valeurs pour poursuivre leurs propres objectifs stratégiques.

Malgré les craintes d’un report à la suite de cette querelle diplomatique, le TTC s’est réuni pour la première fois à Pittsburgh, le 29 septembre. Les coprésidents étaient les représentants des deux parties pour la concurrence et le commerce : la commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager, et le commissaire au commerce, Valdis Dombrovskis, pour l’Union, et le secrétaire d’État, Antony Blinken, la secrétaire au commerce, Gina Raimondo, et la représentante du commerce, Katherine Tai, pour les États-Unis.

La déclaration commune10 qui en a résulté a défini les domaines de coopération pour les mois à venir en ce qui concerne le filtrage des investissements, le contrôle des exportations de technologies susceptibles d’être utilisées de manière déloyale ou en portant atteinte aux droits de l’homme, les réglementations de l’intelligence artificielle, l’atténuation des pénuries de semi-conducteurs et la résolution des problèmes liés au commerce mondial (en s’attaquant aux pratiques anti-concurrentielles entre les États-Unis et l’Union, mais aussi des pays tiers). La réunion n’a toutefois pas abouti à des mesures concrètes. La déclaration commune ne mentionne pas la Chine, mais les références aux pratiques commerciales déloyales sont conformes aux critiques récurrentes des États-Unis à l’égard des pratiques chinoises. 

Ce que l’accord AUKUS a également démontré, c’est le peu de patience dont font preuve les États-Unis à l’égard de l’Union lorsqu’il s’agit de créer des alliances avec des partenaires partageant les mêmes valeurs pour poursuivre leurs propres objectifs stratégiques.

Maria Demertzis

Cependant, une percée importante11 dans les relations entre les États-Unis et l’Union a eu lieu lors des récentes réunions du G20, où les États-Unis et l’Union ont annoncé une résolution du différend sur l’acier et l’aluminium qui avait commencé sous l’administration Trump. Dans cet accord :

  1. Les États-Unis ont accepté de supprimer les droits de douane sur les exportations d’aluminium de l’Union équivalant à « 4,4 millions de tonnes d’exportations d’acier en franchise de droits vers les États-Unis pour les deux prochaines années et 3,3 millions de tonnes après cela ». L’Union supprimera à son tour les droits de douane de rétorsion allant jusqu’à 50 % sur des articles représentant 4,2 milliards de dollars et suspendra l’application des droits supplémentaires qu’elle avait l’intention de mettre en place le 1er décembre ;
  2. Les affaires portées devant l’OMC par les deux parties à la suite de ce différend sont retirées et les deux parties conviennent de discuter d’un processus de règlement pour les différends futurs dans le cadre de l’OMC, même s’il ne va pas à l’organe d’appel ;
  3. Les deux parties conviennent d’identifier une méthodologie pour calculer l’intensité en émissions de carbone de l’acier et de l’aluminium, ainsi que la manière de traiter les surcapacités dans le secteur de l’acier.

Bien que l’accord ne supprime pas tous les droits de douane, il permet de progresser vers l’élimination des irritants commerciaux.

Progrès et défis à venir

L’Union européenne a souvent indiqué que l’instauration d’un climat de confiance était un élément indispensable à l’amélioration des relations avec les États-Unis. Ce qui s’est passé au cours des derniers mois représente à mon avis une nette amélioration.

Le TTC est une importante plate-forme de coopération dans laquelle des progrès peuvent être réalisés de manière continue. Le récent accord sur l’acier et l’aluminium était en effet une tentative de faire amende honorable après la maladresse d’AUKUS, mais il a également été précipité en raison de la date limite du 1er décembre fixée par l’Union pour augmenter les droits de douane sur les produits américains. Cet accord comporte également d’importantes innovations12, comme l’acceptation de résoudre les problèmes dans le cadre de l’OMC et la volonté d’établir une méthodologie commune en matière de commerce qui puisse contribuer à la réalisation de nos ambitions climatiques. Ces deux éléments sont les bienvenus dans l’Union.

Les groupes de travail du TTC continueront à rechercher une coordination entre les États-Unis et l’Union sur des questions telles que l’intelligence artificielle, la gouvernance des données et l’établissement d’un commerce conforme à des normes de travail et d’environnement acceptables pour les deux parties.

Mais le TTC et l’accord sur l’acier et l’aluminium sont deux tentatives de contribuer aussi à ce que l’on peut considérer comme une « stratégie chinoise ». Mais il existe un certain nombre d’incohérences, au mieux, ou d’écueils, au pire, dans la manière dont nous essayons d’établir une telle « stratégie chinoise ».

Premièrement, l’antagonisme entre les États-Unis et la Chine est souvent considéré comme une nouvelle « guerre froide ». Mais l’analogie avec la guerre froide n’est pas appropriée13 car, contrairement à la relation avec l’URSS, les États-Unis ont des liens économiques forts avec la Chine. L’objectif de « découplage » auquel conduit logiquement le concept de guerre froide est voué à l’échec et peut s’avérer très coûteux sur le plan économique.

L’Union est d’accord avec les États-Unis lorsqu’il s’agit de certaines pratiques chinoises telles que les transferts forcés de technologies, la propriété intellectuelle, les subventions qui distordent la concurrence et l’impact anticoncurrentiel des entreprises d’État. Toutefois, l’Union n’est pas non plus prête à aligner entièrement ses objectifs sur ceux des États-Unis en ce qui concerne la Chine. Les Européens ne veulent pas14 se retrouver au milieu de cette « guerre froide » naissante entre les États-Unis et la Chine. Ils ne pensent pas que cette guerre les concerne et ne voudraient pas se retrouver dans la position délicate de devoir choisir entre les deux. L’Europe souhaite collaborer avec la Chine en tant que partenaire commercial et d’investissement majeur, même si elle veut le faire à ses propres conditions. L’incapacité à ratifier l’accord global d’investissement avec la Chine, signé à la fin de l’année dernière, est un exemple clair des facteurs d’attraction et de répulsion dans le positionnement de l’Union.

Deuxièmement, il y a la question des biens publics mondiaux. Le 21 septembre, le président Joe Biden a déclaré15 aux Nations Unies : « Il y a une vérité fondamentale du XXIe siècle, dans chacun de nos pays et en tant que communauté mondiale, c’est que notre propre réussite est liée à la réussite des autres. »

L’Union n’est pas prête à aligner entièrement ses objectifs sur ceux des États-Unis en ce qui concerne la Chine. Les Européens ne veulent pas se retrouver au milieu de cette « guerre froide » naissante entre les États-Unis et la Chine

Maria Demertzis

Toute tentative de renforcer les liens économiques entre les États-Unis et l’Union est utile, surtout si elle permet d’éliminer les frictions et les obstacles. Mais ce renforcement des relations ne peut se faire au détriment du multilatéralisme et de l’intérêt général. Il n’est pas difficile d’imaginer que, vu de l’Est, une coopération plus étroite entre les États-Unis et l’Union puisse être confondue avec une conspiration occidentale. Nous ne pouvons pas attendre de la Chine qu’elle se porte volontaire pour devenir un bon « citoyen mondial ». 

Prenons l’exemple du climat. Il serait naïf pour l’Europe et les États-Unis d’attendre de la Chine qu’elle coopère sur les questions liées au climat, tout en tolérant une « attaque » d’une alliance occidentale contre sa stratégie économique. Nous ne pouvons pas compter sur la volonté de la Chine de coopérer sur le climat en particulier lorsque son droit au développement et à la croissance la dissuade de le faire. À tout le moins, nous devons nous attendre à ce que la Chine utilise le climat comme un levier pour obtenir des concessions sur d’autres questions. Cela met également en évidence les limites du commerce en tant qu’instrument permettant d’atteindre d’autres objectifs. Si nous espérons que la carotte du commerce contribuera à atteindre les objectifs climatiques, nous devons nous attendre à ce que la Chine utilise le climat comme une carotte pour atteindre d’autres objectifs, y compris en matière de commerce.

Mais surtout, qu’adviendra-t-il des objectifs climatiques de l’Union et des États-Unis si la Chine choisit de ne pas coopérer ? La réponse à cette question devrait nous aider à comprendre l’incohérence entre, d’une part, la nature mondiale des problèmes auxquels nous sommes confrontés et, d’autre part, le fait de ne former des alliances qu’avec des partenaires avec qui nous considérons partager des valeurs.

Sources
  1. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/STATEMENT_21_4951
  2. Celles-ci comprennent le Nouvel Agenda Transatlantique (NAT) de 1995, le Partenariat économique transatlantique (PET) de 1998, le Conseil économique transatlantique (CET) de 2007 et, plus récemment, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) pour lequel les négociations ont démarré en 2013 et ont été abandonnées en 2019.
  3. https://www.cfr.org/blog/can-us-eu-trade-and-technology-council-succeed
  4. https://www.politico.eu/article/eu-seeks-anti-china-alliance-on-tech-with-joe-biden/
  5. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/IP_21_2990
  6. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/STATEMENT_21_4951
  7. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/IP_21_3001
  8. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/STATEMENT_21_4951
  9. https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2021/09/22/joint-statement-on-the-phone-call-between-president-biden-and-president-macron/
  10. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/STATEMENT_21_4951
  11. https://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2021/october/tradoc_159890.pdf
  12. https://www.bruegel.org/2021/11/what-to-make-of-the-eu-us-deal-on-steel-and-aluminium/
  13. https://www.nytimes.com/2021/11/02/opinion/biden-china-cold-war.html
  14. https://ecfr.eu/wp-content/uploads/What-Europeans-think-about-the-US-China-Cold-War-2.pdf
  15. https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2021/09/21/remarks-by-president-biden-before-the-76th-session-of-the-united-nations-general-assembly/