Quand Ursula von der Leyen a parlé d’une «  Commission géopolitique  » lors de sa prise de fonction en 2019, on ne pouvait pas tout à fait prédire les bouleversements de l’année 2020. 

Face à l’embrasement du monde, pris dans la rivalité des deux mondes sino-américains, il convient d’interroger le bilan et les perspectives de la position de l’Union, en continuant un débat, par certains côtés inévitablement conceptuel, sur le sens et la construction de l’autonomie stratégique européenne.

Dans le cadre des travaux du Groupe d’études géopolitiques, après avoir publié un grand entretien avec le Président français1 et une longue pièce de doctrine signée par le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité2, nous avons souhaité proposer à une vingtaine d’universitaires, observateurs ou d’experts de plusieurs nationalités, sensibilités et horizons de se positionner sur une échelle de 0 («  l’Union est devenue moins autonome stratégiquement  ») à 5 («  l’Union est devenue plus autonome stratégiquement  »), en expliquant leur positionnement.

English version available on the Groupe d’études géopolitiques website.

Alberto Alemanno

Alberto Alemanno

Titulaire de la chaire de droit européen Jean Monnet à HEC, Fondateur, The Good Lobby

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En 2020, l’Union est devenue moins autonome sur le plan stratégique en raison de sa régression majeure en matière d’état de droit. Comment l’Union peut-elle accroître son autonomie tout en s’éloignant de son principe fondateur, et partant, existentiel, l’état de droit ?

Historiquement, ce qui a rassemblé les pays de l’Union et permis de faire perdurer leur cohésion n’est pas seulement un ensemble de règles communes, mais aussi et surtout un engagement plus fondamental à les respecter. Pourtant, les événements récents, de la réponse sanitaire et économique au Covid à la gestion du Brexit, remettent en question l’adhésion de l’Union à l’état de droit. Voici comment et pourquoi cela pourrait avoir des conséquences sur l’autonomie stratégique européenne.

Dans le cadre du Covid, l’UE a suspendu la plupart de ses règles ‘existentielles’ et opérationnelles, de l’espace Schengen au régime d’aides d’État. Aujourd’hui, ces règles sont non seulement dans les limbes, mais aussi difficiles à rétablir dans la mesure où elles ont été potentiellement durablement dévoyées. Cette situation s’inscrit dans le prolongement d’une autre tendance actuellement inquiétante : la réticence de la Commission européenne à agir en tant que gardienne des traités en s’attaquant aux États membres qui s’écartent de leurs obligations découlant de leur appartenance à l’Union européenne.

Face à ces manquements, l’Union continue à fermer les yeux sur des infractions majeures et systémiques à l’égard de l’état de droit – telles que l’atteinte à l’indépendance de la justice ou des médias en Hongrie et en Pologne – et ce malgré le fait que ces violations aient déjà été constatées par la CJUE. Le mépris le plus total pour l’état de droit s’est notamment produit lors du sommet européen de décembre 2020 consacré au plan de relance européen. A cette occasion, les États membres – afin de persuader les récalcitrants de signer l’accord sur le budget et notamment l’adoption d’un nouveau mécanisme de protection de l’état de droit – ont commis un «  coup d’État  » institutionnel en se substituant illégitimement au Parlement et à la Commission, au mépris total des principes régissant l’Union en tant que communauté fondée sur l’État de droit. En d’autres termes, afin d’assurer le respect de l’état de droit par ses propres États membres, l’Union a paradoxalement violé ce principe, sans se soucier des conséquences qui en découleraient.

Cependant, cette érosion auto-infligée et complaisante de l’état de droit va inévitablement affecter l’ambition d’autonomie stratégique européenne. En définitive, la question est de savoir comment l’Union peut être une démocratie et s’en réclamer lorsqu’elle n’agit plus selon ses principes fondamentaux. Afin d’acquérir l’autonomie stratégique dont elle rêve tant, l’Union doit fermement ancrer ses valeurs et pratiques fondamentales au cœur de son action. Cela devrait être d’autant plus vrai en cette période d’incertitude et de peur. L’État de droit est une condition sine qua non pour l’avenir de l’autonomie stratégique européenne.

Anu Bradford

Professeur de droit à Columbia University

3/5

À bien des égards, l’Union européenne sort renforcée de l’année 2020. Malgré la gravité de la pandémie, l’Union a montré sa capacité collective à agir de manière décisive. Le vaccin développé en Europe est désormais acheté et administré dans le cadre d’une stratégie commune. En juillet dernier, les dirigeants de l’Union sont convenus d’un fonds de relance historique de 750 milliards d’euros pour restaurer les économies européennes. Ces évolutions pourraient ouvrir la voie à une Union européenne de la santé et à une intégration budgétaire plus étroite, montrant ainsi dans quelle mesure les crises peuvent déboucher sur une Union plus forte et autonome. 

Pourtant, que l’on parle d’indépendance militaire, économique ou technologique, l’Union est loin de pouvoir se dire stratégiquement autonome. L’Union européenne n’est pas une puissance militaire, et on peut se demander si elle le sera un jour, ou si elle souhaite même en devenir une. L’Union reste également vulnérable face à l’hégémonie du dollar tant que l’euro ne représente qu’une petite partie des réserves de change mondiales. L’Union n’a pas non plus fait d’avancées significatives pour remettre en question la domination technologique des États-Unis et de la Chine.

Par exemple, dans le domaine régulatoire, l’Union est en mesure d’affirmer efficacement sa vision souveraine en matière de technologie. L’année 2020 lui a permis de renforcer ce pouvoir réglementaire mondial par le biais de nouvelles lois et initiatives importantes. L’Union ne doit toutefois pas seulement se cantonner au rôle d’arbitre dans la course technologique entre les États-Unis et la Chine ; elle doit développer ses propres capacités pour devenir un acteur plus autonome. Une politique industrielle étroitement axée sur la création de champions européens n’est pas en mesure de tracer le chemin vers la souveraineté technologique ; le Google européen n’émergera pas par le protectionnisme. L’achèvement du marché unique numérique et de l’Union des marchés des capitaux – ainsi que le développement d’une politique permettant d’attirer en Europe les meilleurs talents internationaux en matière d’innovation – sont beaucoup plus susceptibles de renforcer les capacités de l’Union et, partant, sa souveraineté technologique.

Thierry Chopin

Thierry Chopin, professeur à l’Université catholique de Lille (ESPOL), conseiller spécial à l’Institut Jacques Delors

2,5/5

La fin de l’année 2020 a été marquée par le deal entre l’Union européenne et le Royaume-Uni sur les relations post-Brexit. Il est remarquable que les 27 Etats membres de l’Union aient présenté un front uni face aux Britanniques. Le rapport de force a été clairement en faveur de l’Union, ce qui s’explique par plusieurs facteurs utiles à rappeler tant ils pourraient s’appliquer, pour certains d’entre eux, à la gestion d’autres défis de nature stratégiques pour l’Union européenne : conscience aiguë d’un intérêt commun supérieur – la nécessité absolue de préserver l’intégrité du marché intérieur au cœur de l’existence politique de l’Union – ; volonté unanime de ne pas accorder au Royaume-Uni comme Etat tiers un statut plus favorable à l’extérieur de l’Union qu’en sa qualité d’Etat membre ; poids économique et commercial de l’Union européenne et moindre dépendance commerciale de cette dernière vis-à-vis du Royaume-Uni que l’inverse ; mandat à l’unanimité donné par les 27 Etats membres au négociateur en chef de l’Union, Michel Barnier, qui a incarné l’unité de l’Union. D’un point de vue géopolitique, il est intéressant de noter que le fait que les Vingt-sept aient eu à négocier avec un pays qui est devenu un pays tiers vis-à-vis de l’Union a eu tendance à les unir. En outre, les enquêtes réalisées à la suite du Brexit suggèrent que les opinions publiques sont devenues plus favorables à la participation à cette Union. L’une des leçons qui peut être tirée est que ce qui relie les Etats membres de l’Union est aussi ce qui les distingue de l’extérieur et l’identification d’un dehors peut permettre de renforcer la cohésion interne. C’est l’une des leçons géopolitiques importantes du Brexit pour l’Union européenne, leçon qui peut être utile pour les autres défis externes.

Au-delà, l’événement le plus fondamental de l’année 2020 à l’échelle de l’Union a été l’adoption du plan de relance européen. L’accord sur le principe d’un endettement commun a des implications fondamentales en termes politique, de souveraineté et de solidarité. Historiquement, la constitution d’un emprunt relève en effet d’une prérogative de souveraineté et d’une prérogative politique. Ainsi, du point de vue de l’Union, l’accord sur un endettement commun constitue un symbole puissant en termes d’union politique et un engagement très fort sur l’avenir pour rembourser en commun de façon solidaire. Cette décision pose les bases d’un Trésor européen – la Commission européenne a commencé à jouer ce rôle – et la possibilité d’une émission de dette souveraine commune servira de protection européenne aux dettes nationales. Néanmoins, la question essentielle qui se pose est la suivante : cette décision est-elle temporaire et exceptionnelle liée à la crise sanitaire actuelle ? Ou bien la décision sera-t-elle prise d’inscrire un tel engagement et un tel changement de nature fondamental dans le temps ? Même si elle est temporaire, il faudrait que l’on puisse s’attendre à un tel effort commun et à une telle réponse commune face aux prochaines crises du même type ; en outre, si des tensions économiques et financières réapparaissaient du fait des vagues successives du coronavirus, il ne faudrait pas exclure de renforcer les instruments décidés à la suite des premières vagues.

En outre, concernant le discours sur la souveraineté européenne, l’année 2020 a été marquée par une prise de conscience que l’Europe fait face à une compétition géopolitique pour la santé, la technologie, la sécurité collective, etc. Mais, la crise a montré que l’Europe était mal équipée et ne disposait pas encore des moyens permettant de réagir efficacement : lenteur de la réaction face à la guerre de propagande menée par des puissances telles que la Chine et la Russie dans la première phase de la crise sanitaire ; faible influence sur la question biélorusse et absence dans le dossier du Haut Karabakh ; lenteur de la décision prise de sanctionner la politique agressive de la Turquie en Méditerranée orientale ; coupes dans le budget européen en matière de défense ; pas en arrière du gouvernement allemand dans ce dernier domaine après l’élection de Joe Biden aux Etats-Unis. Par ailleurs, si l’on doit se réjouir des règles européennes proposées par la Commission visant à encadrer l’activité des GAFAM (concurrence, fiscalité, données personnelles, contenus), quid des moyens disponibles au-delà des instruments réglementaires ? Quid des politiques industrielles qui restent nationales ? Si les Européens veulent contrer les géants du numériques américains, il faut être capable d’offrir des alternatives (ce que fait la Chine) ce qui suppose des investissements considérables qui ne peuvent être faits qu’au niveau européen. Il faut souligner ici l’importance du facteur « taille », non seulement la taille du marché dont dispose l’Union mais aussi la taille des financements ; or, des progrès restent à accomplir sur ce dernier point en Europe face à la Chine et aux Etats-Unis en raison de la fragmentation des marchés de capitaux. Autrement dit, pour être forts dans la compétition mondiale, il faut être forts dans des industries qui exigent des investissements européens collectifs, capacité collective qui doit être déclinée dans beaucoup de domaines régaliens.In fine, la prise de conscience de la nécessité de développer une plus grande autonomie stratégique à l’échelle de l’Union européenne ne s’est pas encore traduite dans les faits (hors le fond de défense et la protection des actifs stratégiques même si l’Europe ne doit pas baisser la garde face à la Chine). Les leçons de la situation dans laquelle les Européens sont plongés doivent être tirées et celles-ci doivent conduire à définir les moyens à mettre en commun à l’échelle européenne pour lutter à armes égales dans la compétition géopolitique et géoéconomique mondiale. C’est la condition pour développer une véritable « autonomie stratégique » européenne.

Caroline De Gruyter

Correspondante Europe et chroniqueuse pour le journal néerlandais NRC Handelsblad 

3/5

Chaque année, graduellement, l’Union européenne devient un peu plus « stratégiquement autonome ». En 2020 aussi. Mais pas dans les domaines où certains l’exhortent continuellement à le devenir, comme Josep Borrell. En répétant que l’Union doit devenir stratégiquement autonome, il ne fait que souligner qu’elle ne l’est pas. Quand Charles Michel claironne que « l’Europe est forte », il ne fait que montrer qu’elle ne l’est pas. Si elle l’était, cela irait de soi.

Non, les vrais progrès sont ailleurs, et passent presque inaperçus. Deux exemples :

Le premier est la mise en place progressive de frontières extérieures de l’Union. Pour se protéger du Covid, l’Europe a fermé ses frontières extérieures pour la première fois. La pandémie a donné un caractère tangible à ces frontières, auquel s’est superposée une signification symbolique, cristallisant la différence entre « nous » et « eux ». Le sentiment d’appartenance ne se décrète pas.

Michel Barnier est un autre exemple de cette dynamique de progrès. Lors des négociations avec le Royaume-Uni, il n’a jamais décrit la force de l’Union européenne avec des phrases, mais il l’a projetée comme une évidence par ses actes et son comportement, en jouant la force tranquille, ayant bien compris que toute forfanterie, révélant sa faiblesse, aurait mené au désastre. Je donne à l’Union européenne un trois sur cinq. C’est une note un peu généreuse mais j’y mets une condition : qu’en 2021 les leaders européens arrêtent de parler d’autonomie stratégique comme d’un vague objectif, mais qu’ils la pratiquent par leurs actes et leurs comportements.

Daniel Fiott

 Rédacteur en chef, sécurité et défense, Institut d’études de sécurité de l’Union européenne

3/5

Certains observateurs sceptiques peuvent injustement dire que l’Union européenne, dans sa quête d’une plus grande autonomie stratégique, n’a progressé qu’en termes rhétoriques au cours de l’année 2020. Le dialogue de haut niveau sur l’autonomie stratégique initié par le Grand Continent a donné un coup de fouet au débat d’idées en la matière, mais des avancées concrètes ont également eu lieu en 2020. 

En matière de défense, un nombre croissant de projets ont été développés dans le cadre de la coopération structurée permanente, et 205 millions d’euros ont été investis dans le financement des programmes préparatoires de recherche et de développement industriel de défense pour l’Union. L’Union européenne a aussi lancé l’opération Irini en mer Méditerranée et une mission consultative en République centrafricaine. Des forages illégaux en Méditerranée orientale ont également conduit l’Union à imposer des sanctions à une liste de responsables turques. Des dirigeants politiques du Belarus et de la Russie ont également fait l’objet de sanctions. 

L’Union a aussi imposé ses premières cyber-sanctions pour des attaques contre l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques. Le Parlement européen a créé une nouvelle commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union, qui a pour mission de surveiller et de contrer la désinformation et l’ingérence étrangère. 

Plus largement, les stratégies relatives aux données, au numérique, à l’IA, mais aussi les stratégies industrielle, des matières premières et de cybersécurité publiées en 2020 vont désormais flécher les milliards d’euros d’investissements qui seront déployés à partir de 2021. Ces mesures ont été prises parallèlement à la mise en œuvre complète du mécanisme européen de filtrage des investissements directs étrangers. 

L’Union est parvenue à un accord sur une réforme du mécanisme européen de stabilité, qui donne un prêteur de dernier recours à l’Union  et accroît sa stabilité financière. Enfin, le plan de relance, qui comprend une enveloppe globale de 1800 milliards d’euros avec le budget européen, représente une tentative sans précédent de redressement et de réforme de l’économie européenne.

Ulrike Guérot

Fondatrice, Laboratoire de la démocratie européenne

N/A

L’histoire n’est pas une échelle, l’histoire, c’est ce que l’on fait.  

Juger, sur une échelle de 0 à 5, si l’Europe est plus autonome stratégiquement, après avoir traversé l’année 2020 et les multiples défis posés par la première pandémie globale, est une tâche presque empoisonnée, car elle pourrait donner l’illusion trompeuse – voire fatale – qu’il existerait une objectivité de l’autonomie européenne. 

Disons qu’on lui attribue la note de 1,8 ou de 3,9 sur 5. Qu’est-ce que cela voudrait dire ?  

La réalité « gramscienne » de cette année est que si les faits peuvent désoler, l’activisme européen peut quant à lui être une source de consolation. Beaucoup a été accompli en 2020, dont certaines innovations inédites. Un plan de relance européen, le premier endettement commun massif à hauteur de 750 milliards d’euros, a été accepté. Un pilier social, y compris une assurance chômage européenne, est en cours de négociation. Le choix stratégique a été fait d’utiliser la pandémie pour la modernisation des industries européennes et leur digitalisation. L’objectif d’atteindre la neutralité des émissions carbone d’ici à 2050 a été renforcé. Un réseau de trains européens à grande vitesse est en cours de planification. Le budget européen a été voté, malgré des difficultés liées à son conditionnement à l’état de droit.

Réussir tout cela par réunion Zoom n’est pas négligeable. Mieux encore, on a assisté à un réveil des citoyens européens. Une alliance de plus de 60 ONG européennes comme European Citizen Assembly (Citizens Take Over Europe, #CTOE) s’est constituée et se réunit depuis le 9 mai 2020, chaque mercredi sur Internet entre 10 et 12 heures, afin de rédiger une constitution européenne. Voilà un signe que les citoyens européens aspirent à une autonomie européenne qui soit constitutionalisée. Mais cela est-il suffisant ? 

Il manque un positionnement ferme de l’Europe entre la Chine – gagnante de la crise – et les États-Unis. Il manque une taxation des géants des technologies numériques, comme Amazon, sur le sol européen. Il manque une réponse européenne à Octopus – le « Zoom » chinois. Il manque une politique beaucoup plus accueillante face aux refugiés, quand on pense aux images horribles provenant de Moria. Il manque tout cela et il manque surtout la fameuse volonté politique de rendre l’Europe stratégiquement autonome.  On ne peut donc évaluer objectivement l’autonomie stratégique de l’Europe. En revanche, on peut se demander si  les promesses formulées sur les balcons en mars 2020, « Together in, together out », seront tenues . Or pour tenir cette promesse d’une Europe stratégiquement autonome, il y a encore beaucoup à faire .

Benjamin Haddad

Directeur de l’initiative Future Europe, Atlantic Council

3/5

L’Union européenne sort renforcée dans son unité et son identité politique en 2020. La crise du Covid aurait pu accélérer d’une manière profonde les divisions et les réflexes nationalistes, comme le laissaient penser quelques semaines initiales de flottement. Au contraire, en se dotant d’un plan de relance ambitieux cet été, mais aussi en soldant ces dernières semaines la page du Brexit, l’Union européenne finit l’année avec une unité reaffirmée. Les tentatives de propagande chinoise vis-à-vis des opinions publiques européennes, via la diplomatie du masque, ont échoué.

Mais l’année 2021 sera décisive. L’administration Biden représente une opportunité évidente de cooperation sur des sujets globaux majeurs, de l’après-Covid à la lutte contre le changement climatique. Mais la tentation sera grande pour certains d’abandonner les efforts entrepris ces dernières années dans les domaines de la défense ou du commerce, pour se reposer à nouveau sur un allié americain plus prévisible. Or, pour exister dans la relation transatlantique, l’Europe a tout intérêt à continuer à investir dans sa propre souveraineté, mais les premiers signaux, en particulier venant de Berlin, ne sont pas encourageants à cet égard.

Pierre Haroche

Pierre Haroche, chercheur Sécurité européenne à l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM).

3/5

Pour l’Union européenne, l’année stratégique 2020 aura été un moment de vérité. Depuis 2017, l’Union cherche à renforcer son autonomie stratégique, avec la mise en place du Fonds européen de la défense et de la Coopération structurée permanente. Cette phase de construction institutionnelle a laissé la place cette année à une confrontation directe avec la nouvelle compétition de puissance.

Si la crise du Covid a cristallisé la rivalité sino-américaine, les Européens, auparavant divisés, ont également durci leur position à l’égard de Pékin, que ce soit en écartant de facto la firme Huawei de leurs réseaux 5G ou en affirmant collectivement leur volonté de réduire leur dépendance extérieure dans les domaines stratégiques, ce qui vise principalement la Chine. La prise en compte de la menace chinoise a poussé l’Union à donner une définition élargie du concept d’autonomie stratégique, incluant les enjeux économiques. 

Au niveau régional, c’est à la puissance turque que se sont heurtés les Européens. L’activisme tous azimut d’Ankara s’est déployé de la Syrie à la Libye en passant par la confrontation avec la Grèce et Chypre et au soutien à l’Azerbaïdjan. Si la réponse de l’Union européenne aux provocations en Méditerranée est encore timide, les Européens ont, comme face à la Chine, progressivement resserré les rangs.

L’élection de Joe Biden pourrait favoriser une relance du partenariat transatlantique à ces deux niveaux : coopération technologique et industrielle face à la Chine ; affirmation d’une autonomie stratégique face aux crises régionales, afin de ne pas surcharger les Américains.

Yannis Koutsomitis

Analyste, affaires européennes

3/5

L’année 2020 restera probablement dans l’histoire comme l’année la plus terrible depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Covid a mis les économies mondiales à genoux et plongé les sociétés dans une situation de tension extrême, particulièrement en Europe. L’année 2020 a toutefois été marquée par une prise de conscience, même si cela a été difficile, de la nécessité pour l’Union de se repositionner en tant que puissance autonome sur la scène internationale. A ce titre, les dirigeants européens ont fait une percée remarquable en août, lorsqu’ils ont trouvé un terrain d’entente pour soutenir les économies et les sociétés des États membres en émettant une dette commune contractée par l’Union, tout en préservant l’État de droit. Cette décision historique a renforcé l’unité et la résilience de l’Union. La décision de réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’Union d’au moins 55 % d’ici 2030 rendra l’Europe moins dépendante des combustibles fossiles provenant du Moyen-Orient et de la Russie. Cette décision ouvre la voie à un avenir autonome sur le plan énergétique d’ici 2050. La stratégie numérique de l’Union européenne est également une étape positive pour positionner l’Europe en tant qu’acteur compétitif dans le domaine des technologies mondiales. 

Ces éléments d’autonomie sont toutefois à relativiser dans la mesure où l’Union ne parvient toujours pas à se mettre d’accord sur la manière d’élaborer une stratégie commune de politique étrangère et de défense. Les crises géopolitiques régionales en Libye, en Syrie et dans le Caucase sont des exemples frappants qui témoignent de l’incapacité des Européens à trouver une approche unifiée et à protéger leurs intérêts stratégiques dans leur propre voisinage.

Ivan Krastev

Directeur du Centre de stratégies libérales de Sofia  

2/5

Lorsque l’un des plus puissants souverains participant au Congrès de Vienne, le tsar Alexandre Ier, s’est évanoui pendant une de ses visites dans la Capitale de l’empire d’Autriche en 1814, on a d’abord soupçonné un empoisonnement. Plus tard, il est apparu que le souverain russe souffrait d’un épuisement extrême, provoqué par une pratique excessive de la danse de bal.

Deux siècles plus tard, en 2020, la politique étrangère de l’Union européenne a bien failli s’évanouir du fait d’un usage excessif de Zoom. La politique étrangère en télétravail a généré un certain nombre d’idées conceptuelles, mais n’a pas été porteuse de beaucoup d’actions concrètes. Alors que la Russie et la Turquie utilisaient le vide géopolitique ouvert par la pandémie pour faire valoir leurs intérêts dans le voisinage européen, Bruxelles est restée essentiellement passive, et préoccupée à l’excès par la conciliation des intérêts divergents entre différents États membres. En visioconférence, Bruxelles n’a pas réussi à définir une stratégie efficace pour faire face à la crise en Biélorussie et s’est tenue à l’écart du conflit au Haut-Karabach. L’Union n’a pas su faire preuve d’unité concernant la Libye, tandis que le blocage des négociations avec la Macédoine du Nord et l’Albanie affaiblit sa position dans les Balkans occidentaux. Si le nouveau concept d’autonomie stratégique européenne est porteur de la promesse d’une présence plus active de l’Union dans le monde, en 2020, cette autonomie stratégique a surtout été synonyme d’absence européenne de la scène mondiale. La crise du Covid a amené d’autres acteurs à considérer l’Union comme peu encline à prendre des risques, pleine de bonnes intentions, qui pense intelligemment les rapports de force du monde mais ne fait pas grand-chose. J’espère que cela va changer lorsque la pandémie sera terminée.

Hans Kribbe

Auteur de The Strongmen : European Encounters with Sovereign Power (Agenda Publishing, 2020)

4/5

L’autonomie stratégique n’est pas un état de fait, il s’agit d’un processus de passage à l’âge adulte pour l’Europe, de construction progressive d’une « immunité » par laquelle l’Union apprend à se débrouiller seule face aux aléas du monde. Inévitablement, ce processus est façonné par la crise, l’échec et même l’humiliation. C’est lorsque nous sommes contraints de faire face à notre insuffisance et à notre propre finitude que la résilience se renforce. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts, comme l’a enseigné Nietzsche.

Cette année a été sinistre et éprouvante pour tout le monde. Mais, dans l’ensemble, le corps politique européen a survécu à la pandémie en un seul morceau. L’Europe a montré des signaux qui s’apparentent à une volonté de « s’endurcir ». Voulons-nous dépendre de la Chine pour les équipements (médicaux) essentiels, devenir des récipiendaires de l’aide plutôt que donateurs ? Il est désormais clair que non. Nous avons appris l’importance de structures européennes d’approvisionnement efficaces dans la course mondiale aux vaccins. Nous avons constaté les lacunes de l’arsenal européen pour lutter contre le ralentissement économique et avons convenu d’un nouveau fonds de relance massif de l’Union afin d’y faire face.

Dans son rôle de grand révélateur, le Covid a impitoyablement mis à jour la fragilité politique de l’Union, comme il l’a fait dans d’autres pays. Il faudra du temps pour y remédier. Mais le virus a également montré qu’il vaut mieux compter sur soi-même pour certaines choses, un état de fait que Donald Trump avait déjà révélé auparavant. Il n’y a pas si longtemps, si vous prononciez les mots « stratégique » et « autonomie » à Bruxelles, vous étiez la risée de tous. Aujourd’hui, il faudrait être sot pour rire de ces termes.

Charles A. Kupchan

CFR conseiller Obama Europe

Charles Kupchan est senior fellow au Council on Foreign Relations (CFR) et professeur d’affaires internationales à l’université de Georgetown à la Walsh School of Foreign Service and Department of Government.

3/5

L’UE a fait de légers pas en avant vers l' »autonomie stratégique ». La question reçoit désormais l’attention politique qu’elle mérite. Des échanges dynamiques sont en cours sur la meilleure façon pour l’UE d’accroître son poids géopolitique et d’acquérir une plus grande capacité militaire collective. Toutefois, il reste à voir si les débats en cours aboutiront à des résultats concrets et à une augmentation significative de la capacité de l’Europe à projeter sa puissance militaire. Le verdict n’a pas encore été rendu. Le terme « autonomie stratégique » ne suscite d’ailleurs pas mon adhésion. Je préfère parler d’un pilier européen fort. Les Européens agiront la plupart du temps aux côtés de leur partenaire américain. Il faut que les Européens soient également prêts à agir seuls si nécessaire, mais il faut arrêter la querelle aux allures théologiques sur l' »autonomie » pour se concentrer beaucoup plus sur le renforcement des capacités. Moins de paroles et plus d’action, s’il vous plaît.

Brigid Laffan

Directrice et professeur, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, l’Institut universitaire européen, Florenc

3/5

En 2020, le débat autour de l’autonomie stratégique s’est beaucoup renforcé en Europe sous l’effet de la concurrence entre les grandes puissances, et de l’impact de la pandémie de Covid. En effet, c’est en 2020 que l’Union a commencé à s’interroger sur ce que pouvait signifier l’autonomie stratégique, et sur la manière d’y parvenir dans de multiples domaines. Le concept s’est notamment imposé dans les conclusions du Conseil européen du mois d’octobre. Pour dire les choses simplement, l’Union a entrepris un effort ambitieux, visant à traduire ce concept vague et ambigu en projet concret. Le lancement d’un examen majeur de la politique commerciale européenne en juillet participe de cet effort. L’une des principales ambitions de cette révision est d’accroître les capacités d’action européennes en ce qui concerne les mécanismes de défense commerciale, le contrôle des subventions et la création d’une taxe carbone aux frontières. Cette dernière mesure s’inscrit notamment au cœur d’une politique stratégique connexe, le Pacte vert pour l’Europe. La pandémie a exposé la vulnérabilité européenne vis-à-vis d’un petit nombre de fournisseurs, dans des domaines clés tels que la fourniture de masques et de produits médicaux. Face à ce constat, l’Europe ne tournera pas le dos aux chaînes d’approvisionnement mondiales, mais cherchera à limiter son exposition. Le défi pour l’Europe en matière commerciale est de renforcer l’utilisation stratégique du pouvoir de son marché, tout en restant ouverte. Ce double impératif est important, car la notion d’autonomie stratégique pourrait être un vecteur de protectionnisme. La technologie et les géants du Web constituent une autre dimension de l’autonomie stratégique. Dans ce domaine, l’Europe est beaucoup plus faible car elle n’a pas réussi à créer de puissantes entreprises numériques. Enfin, il y a la défense et la sécurité, des domaines où, par le passé, l’Europe n’est pas parvenue à traduire les dépenses engagées en capacité réelle.

Bruno Maçães

Ex-Ministre chargé des affaires européennes du Portugal. Auteur (The Dawn of Eurasia, Penguin, 2018)

3/5

Je pense que quelques petits pas ont été accomplis. Contrairement à ce que l’on entend parfois, l’accent n’est pas mis sur la sécurité mais sur la géoéconomie et, dans ce domaine, l’Union a développé des outils qui lui permettent d’envisager les marchés financiers et le commerce de manière plus stratégique qu’auparavant. Le bloc devrait être en mesure de rendre la pareille lorsque ses intérêts sont menacés. Cela s’applique aux tarifs douaniers, aux marchés publics et au contrôle des chaînes d’approvisionnement. Nous avons vu comment Donald Trump a fait preuve d’une prudence inhabituelle lorsqu’il a envisagé d’agir contre les intérêts de l’Union, ou comment la Chine commence à prendre l’Union de plus en plus au sérieux. Le plan de relance est également une bonne nouvelle, car il crée une nouvelle catégorie d’actifs et contribuera sans aucun doute à renforcer le rôle international de l’euro. Dans le domaine de la sécurité, le bilan est moins positif. Je pense moins à la Méditerranée orientale – où l’Union continue d’avoir une influence – qu’au Belarus. Il est décevant de constater que l’Union peine à user de son influence dans son voisinage direct. Le Karabakh est un autre exemple qui illustre cette difficulté. Je suis toutefois moins pessimiste que d’autres car je continue à penser que le principal domaine dans lequel l’Union peut jouer un rôle de superpuissance est la géoéconomie. La plupart des problèmes auxquels nous sommes confrontés pourraient être résolus si le poids économique de l’Union était mieux utilisé, au service d’objectifs stratégiques. Si des changements institutionnels sont nécessaires, c’est aussi le cas dans ce domaine. L’année 2021 sera une année charnière. Le traité d’investissement UE-Chine et la géopolitique des technologies seront au centre de l’attention.

Jean-Dominique Merchet

Correspondant défense et diplomatie de l’Opinion

2,5/5

Il est trop tôt pour savoir si 2020 aura vu progresser l’autonomie stratégique de l’Europe, comme le claironnent les thuriféraires des pouvoirs en place, à Paris et à Bruxelles. L’année qui s’achève a en effet vu des évolutions extrêmement importantes, qui pourraient constituer une rupture. Les mois et les années nous le diront.

La pandémie.  Deux mesures majeures : la décision des Etats membres de s’endetter en commun et la commande de vaccins par la Commission européenne. Nous ignorons si la dette commune constitue les prémices de la mise en place d’un mécanisme pérenne. Si c’est le cas, ce sera un saut qualitatif. L’affaire des vaccins est tout aussi importante. En mutualisant la commande, l’Union joue à la bonne échelle et sur un sujet qui concerne chaque individu. Si la vaccination est un succès, cette décision fera date.

Le numérique. L’adoption du Digital Services Act (DSA) et du Digital Market Act (DMA) est un moment important, mais il est encore impossible d’en évaluer les effets réels sur les géants du numérique. Reste une donnée de base : l’Europe n’a pas de Gafa…

Le Brexit. Si les 27 ne se sont pas divisés et si le retrait se fait dans le cadre d’un accord, le départ d’un Etat membre ne peut pas être considéré comme une bonne nouvelle pour l’Union européenne, dont le principe est de rassembler tous les Européens. Sauf, comme certains Français, à adhérer à maxime stalinienne : le Parti se renforce en s’épurant…

Biden. Pour beaucoup d’Européens, l’arrivée d’un atlantiste courtois à la Maison Blanche recrée un écosystème confortable peu favorable aux velléités d’autonomie stratégique. La réélection de Trump les auraient, au contraire, sans doute renforcées.

Joseph Nye

Professeur émérite, ancien doyen de la Kennedy School of Government, Harvard

3/5

Les années Trump ont renforcé l’imprévisibilité des relations transatlantiques, suscité la méfiance de l’Europe et accru son intérêt pour l’autonomie stratégique. Cependant, les paramètres fondamentaux qui sous-tendent ces relations n’ont pas changé. L’Europe partage toujours une frontière avec une Grande Russie amorale que l’Europe n’est pas en mesure de dissuader seule sans alliance avec les Etats-Unis. Face à cette réalité fondamentale, une augmentation des dépenses et de la coordination de la défense européenne est une bonne nouvelle car elle ne constitue pas une menace pour l’OTAN, mais devrait plutôt être accueillie favorablement, notamment lorsque les différents acteurs se coordonnent. Les efforts de l’Europe dans le Sahel et en Méditerranée orientale sont importants et vont probablement s’intensifier. Enfin, l’Europe commence à découvrir que l’Asie est un espace géopolitique et pas seulement un ensemble de marchés d’exportation. L’administration Biden devrait se féliciter de ces nouvelles évolutions.

Simone Tagliapietra

Chercheur, Bruegel (Bruxelles)

2,5/5

En 2020, « autonomie stratégique » est devenue l’une des expressions les plus utilisées dans les milieux politiques bruxellois. Les responsables européens ont exponentiellement souligné la nécessité d’initier des stratégies et des mesures permettant de renforcer « l’autonomie stratégique » ou la « souveraineté stratégique » de l’Union dans un certain nombre de domaines, allant de la défense au numérique, des produits pharmaceutiques à la politique environnementale. Cependant, cette vision politique peine encore à se transformer en action politique concrète. A titre illustratif, prenons la question cruciale de la politique industrielle. En mars 2020, la Commission européenne a publié un plan pour une « nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe », une stratégie visant principalement à « gérer les transitions verte et numérique et éviter les dépendances à l’égard de l’extérieur dans un nouveau contexte géopolitique« , pour reprendre les termes du commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton. Les principaux fondements sur lesquels repose cette stratégie étaient la nécessité d’affronter l’émergence de nouveaux concurrents mondiaux et de promouvoir « l’autonomie stratégique » européenne, mais aussi le besoin de faire face à la double transition écologique et numérique. La stratégie englobe un certain nombre de domaines, de la propriété intellectuelle aux marchés publics, et met fortement l’accent sur la politique de concurrence, conformément au manifeste franco-allemand de 2019 pour une politique industrielle européenne. La pandémie de Covid et ses implications économiques majeures ont rapidement montré l’incapacité de cette stratégie à fournir le cadre d’une politique industrielle européenne solide, pourtant indispensable pour transformer les ambitions d' »autonomie stratégique » en réalité. C’est la raison pour laquelle, dans son discours sur l’état de l’Union de septembre 2020, la présidente von der Leyen s’est elle-même engagée à revoir la stratégie industrielle en 2021. Les perturbations économiques causées par le Covid ont forcé l’Union à un travail introspectif pragmatique, y compris en ce qui concerne son « autonomie stratégique ». Le Plan de relance européen est la manifestation la plus évidente de cette introspection. Après l’année de la rupture et de la réflexion, 2021 doit être l’année de l’action.

Nathalie Tocci

Directrice de l’Istituto Affari Internazionali, conseillère spéciale de Josep Borrell

2,5/5

Dans le cycle politico-institutionnel précédent, les questions de politique étrangère faisaient l’objet d’une attention beaucoup plus grande que maintenant. Cela était dû en partie à des facteurs exogènes, tels que la crise en Ukraine, le Brexit, l’élection de Trump à la Maison Blanche. Mais toute cette attention vers l’extérieur était également due à une raison interne : l’incapacité totale de l’Union à progresser sur des dossiers comme la réforme de la zone euro et la question des migrations. 

En 2020, les choses ont complètement changé. Face à la pandémie, nous avons trouvé une cohésion et une solidarité internes sur différentes questions, avec l’accord sur le Plan de relance européen. Cette situation a donné un nouvel élan à la condition fondamentale d’une politique étrangère européenne : la solidarité. Je trouve absolument irréaliste de penser qu’il existe une perception commune des menaces en Europe. La géographie, l’histoire et la culture politique des États membres l’empêchent. Ce sur quoi nous devons travailler au niveau politique, et ce sur quoi nous pouvons réellement obtenir des résultats, c’est la solidarité. 

Si ces mesures internes sont de bon augure, l’attention portée aux questions de politique étrangère a toutefois chuté au cours des 18 derniers mois. On le voit très clairement dans les discussions sur le budget européen. Alors que le budget a été considérablement augmenté, la part allouée à la politique étrangère, au Fonds européen de défense et à la Facilité européenne pour la paix a même été réduite de moitié par rapport aux attentes. L’Union européenne est donc beaucoup plus introvertie qu’elle ne l’était il y a quelques années. En pleine pandémie, il est naturel que l’attention se déplace vers les questions socio-économiques et sanitaires. Cela dit, comme nous le savons, les crises qui nous entourent resteront sans solution. 

En fin de compte, la question centrale est précisément la nécessité d’une volonté politique commune de prendre des risques et des responsabilités pour ce qui nous entoure.

Tara Varma

Directrice du bureau de Paris de European Council on Foreign Relations

3/5

Au début de l’année 2020, la nouvelle Commission européenne était jeune d’à peine un mois. Elle se targuait de l’ambition d’être plus « géopolitique » et de s’assumer en tant que puissance. La crise du Covid a tôt fait de rabattre les cartes et après quelques journées chaotiques, il a semblé clair qu’un leadership était attendu de l’Union européenne pour coordonner les efforts de gestion sanitaire de la pandémie, qui touchait les États membres inégalement. La dépendance de l’Union pour l’acquisition de principes actifs nécessaires à la production de médicaments fut accueillie comme un choc. Et ce choc qui a vu suivre un débat existentiel sur le sens de la solidarité a fait craindre un retour aux pires heures de la crise financière, qui avait malmené la cohésion européenne et dont les effets se faisaient encore ressentir dans la crise sanitaire en cours. Le basculement de l’Allemagne du camp des frugaux vers le camp en faveur d’une plus grande solidarité financière et sanitaire, qui mènera à une mutualisation partielle des dettes européennes, scella le sort de l’autonomie stratégique européenne en matière de santé. Ce domaine ne fait toujours pas partie des compétences de l’Union et pourtant grâce à des institutions préexistantes et une volonté politique, des stocks stratégiques communs ont pu être créés, ainsi qu’une stratégie commune d’acquisition et de déploiement du vaccin contre le Covid élaborée. Pour autant, la coordination européenne continue de faire défaut sur la circulation des personnes et la mise en œuvre de protocoles sanitaires communs dans les aéroports, gares et autres lieux critiques. L’Union continue de tendre vers l’autonomie stratégique…

Nicolas Véron

Nicolas Véron, économiste à Bruegel (Bruxelles) et au Peterson Institute (Washington)

4/5

Dans le champ économique et financier, l’évènement de l’année 2020 a été l’adoption du Plan de relance européen. L’essentiel de l’attention médiatique s’est porté sur sa négociation acrimonieuse et sur le défi que représente la bonne utilisation des fonds qui impliquent des transferts aux Etats membres. Mais la conséquence la plus durable de ce plan est ailleurs et résulte de ce qu’il sera financé par des « obligations de l’Union européenne » émises par l’Union en son nom propre. L’émission directe par l’Union n’est pas une nouveauté, mais les volumes envisagés sont sans précédent – et cela change tout. Dans les prochaines années, l’Union va devenir un acteur d’un poids comparable à celui de ses plus grands Etats membres sur les marchés de dette, qui vont de plus en plus traiter les obligations de l’Union comme actif de référence. Le taux d’intérêt sera inférieur à celui de la plupart des Etats membres, et il deviendra évident pour tout le monde qu’ils représentent le meilleur moyen de financer des politiques communes, en pratique et pas seulement (comme auparavant) en théorie. Après quelques années, l’idée de mettre fin à ces émissions sera devenue absurde. Les obligations de l’Union serviront à financer d’autres programmes que le Plan de relance européen, et aussi peut-être à refinancer la dette émise lorsque celle-ci parviendra à échéance. La question des « ressources propres » (en clair, de la fiscalité européenne) sous-jacente n’a pas besoin d’être immédiatement clarifiée, mais elle le sera à terme. Selon les termes employés entre autres par le ministre allemand des finances, Olaf Scholz, le Plan de relance n’est pas encore une Union budgétaire, mais c’est un pas décisif en ce sens.

Pierre Vimont

Senior fellow at Carnegie Europe

3/5

En réalité, l’Union européenne pratique déjà l’autonomie stratégique mais elle a l’autonomie honteuse. Elle semble même parfois s’inquiéter de sa propre audace. Elle a pourtant démontré tout au long des années Trump une vraie capacité de résistance dans sa défense de l’accord de Paris sur le climat, par exemple, ou dans ses efforts pour maintenir en vie l’accord nucléaire avec l’Iran.

Au cours de cette année, de réels progrès ont été réalisés qui sont de bon augure. L’embryon de défense européenne a été consolidé et des objectifs tout aussi prometteurs ont pu être actés pour le climat, la réglementation des plateformes digitales ou la réciprocité dans le domaine commercial. Mieux encore, le Plan de relance européen avec son volet sur l’emprunt commun met en place une force de frappe qui va donner à l’euro une vigueur nouvelle sur les places financières. 

Mais ces promesses feront long feu s’il n’y a pas de vrai changement dans les esprits. C’est en effet d’une volonté politique commune dont l’Union a besoin aujourd’hui pour se positionner en puissance autonome. Or nombre de membres de l’Union hésitent à prendre le risque de s’aliéner les Etats Unis ou la Chine par une attitude trop indépendante. Plus difficile encore, les mêmes rechignent à faire de l’Union ce qu’ils n’avaient pas prévu qu’elle puisse devenir, c’est à dire un acteur agissant sur la scène mondiale pour ses propres intérêts et avec ses propres méthodes.

Il y a donc encore du travail en perspective.

Cornelia Woll

Professeure de science politique, co-Directrice du MaxPo

4/5

L’année 2020 a spectaculairement ébranlé notre foi en la stabilité d’un ordre mondial économiquement intégré. Les tensions transatlantiques et sino-européennes ont confirmé l’ambition géopolitique de la nouvelle Commission. Face au Brexit, les membres de l’Union ont dû se serrer les coudes et ont pu se mettre d’accord sur un Plan de relance commun dans le cadre du Covid. Au moins, l’objectif d’autonomie stratégique est désormais bien identifié. 

Cela signifie-t-il que l’Union a la capacité de mener seule des actions extérieures stratégiques où et quand cela s’avère nécessaire ? Les obstacles restent nombreux, notamment pour que les Européens s’accordent sur ce qui est «  nécessaire ». Les intérêts et les risques stratégiques sont inégalement répartis entre les États membres, ce qui ralentit considérablement les progrès réalisés dans le cadre des actions communes. Lorsque des tensions ont éclaté entre la Turquie et la Grèce, la France aurait préféré que l’Union adopte des sanctions plus sévères que celles que l’Allemagne était prête à soutenir. Malgré les appels à l’action, l’Union européenne est restée invisible dans le conflit du Haut-Karabakh. Mais l’Europe continue de s’exprimer à l’unisson contre la Russie, tout récemment en adoptant des sanctions en réaction à l’empoisonnement de Navalny. Les États membres adoptent également une approche commune à l’égard de l’Iran en espérant régénérer l’accord sur le nucléaire iranien avec la nouvelle administration Biden.

Il est aisé de spéculer sur l’autonomie stratégique européenne à l’ombre de l’OTAN. La capacité militaire de l’UE-27 est encore loin de remplacer l’alliance transatlantique. Et pourtant, le rôle de l’OTAN en tant que forum permettant de définir une stratégie de sécurité coordonnée en Europe s’amenuise, ce qui conduit l’Union à accroître lentement ses propres capacités par le biais d’une multitude d’initiatives. Les défis de 2020 ont indéniablement confirmé cette nécessité.

Charles Wyplosz

Professeur d’économie internationale à l’Institut de Hautes Études Internationales à Genève

3/5

Pas grand-chose n’a vraiment changé. Certes, il y a eu le Plan de relance, qui représente une vraie rupture, mais qui est mal construit et qui, à l’arrivée, pourrait devenir un repoussoir symbolique de l’incapacité de l’Europe à faire les choses comme il faut. Sinon, quoi d’autre ? De belles déclarations face au travail de sape du bientôt à la retraite Président Trump, sans aucun impact. Je ne vois pas un seul domaine stratégique où l’Europe a pris une initiative susceptible de faire bouger les limites. Sur la pandémie, il n’y a eu aucune coordination, au-delà de l’achat collectif des vaccins auprès de laboratoires non-Européens (le créateur allemand du vaccin est allé voir Pfizer aux États-Unis), pas même pour aider les pays pauvres. Il y a toujours les pays du Nord qui se méfient des pays du Sud qui tendent la sébile quand ils doivent faire face au coût de leurs erreurs économiques, les pays de l’Est qui ont bien du mal à se convertir à la démocratie et, au milieu, la France qui poursuit son rêve d’Europe-puissance dont personne ne veut. Les Allemands se sont-ils convertis à la politique industrielle à la française pour promouvoir des champions européens ? J’en doute fortement. Pour eux, les champions européens doivent être allemands, avec quelques miettes pour les autres, et donc ça n’ira pas loin. Absence d’ambition en Allemagne, irréalisme romantique français, on n’avance pas, et on a perdu la Grande Bretagne en chemin.

Sources
  1. «  La doctrine Macron : une conversation avec le Président français  », Le Grand Continent, 16 novembre 2020, Url : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/16/macron/ — “The Macron Doctrine A Conversation with the French President”, Groupe d’études géopolitiques, 16 novembre 2020, Url : https://geopolitique.eu/en/macron-grand-continent/
  2. Josep Borrell, Quelle politique étrangère européenne à l’heure du Covid-19 ? Le Grand Continent, 14 décembre 2020, Url : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/12/14/la-doctrine-borrell/ — Josep Borrell, “What European foreign policy in times of COVID-19 ?”, Groupe d’études géopolitiques, Url : https://geopolitique.eu/en/2020/12/14/borrell-doctrine/