Abonnez-vous à nos Lettres Restez informés des actualités du Grand Continent

Une erreur s’est produite, merci d’essayer à nouveau.
Votre inscription a réussi.

Nous avons déjà eu l’occasion de suggérer1 comment la figure de Victor Hugo a pu être rétrospectivement tournée en ridicule dans un roman historique, La Communarde de Jacques Laurent, publié en 1970. Mais il ne faut pas oublier que même à l’époque des faits, ou dans la période qui suivit immédiatement la Commune de Paris, on pouvait lire, en Italie, dans Il Gazzettino rosa du 4 juin 1871, un article d’un nommé Burbero qui dressait le portrait d’un Victor Hugo peu tendre envers les communards et l’associait négativement à Giuseppe Mazzini (1805-1872) : « Mazzini et Victor Hugo blâmant la Commune, cela ne signifie pour moi qu’une chose : un homme qui a passé sa vie à prêcher loin des hommes et des choses n’est plus l’homme de la situation quand le moment est venu de traduire dans les faits l’idée politique dont il a été l’apôtre en exil. »2

En effet, être l’homme de la situation, à l’instant T, n’était facile pour personne, surtout en Italie, où, l’année précédente, l’obsession constante de la reconquête de Rome3, avait pu être enfin concrétisée grâce à la défaite française. Entre les tentatives ratées de conciliation démocratique et les voyages internationaux des Mazziniens, cette obsession n’avait été qu’un signal précurseur annonçant par avance l’échec de la Commune de Paris, qui ne fut autre que la conséquence révolutionnaire majeure de cette même défaite. Et ce à tel point que Michel Bakounine (1814-1876), tout en comprenant ses motivations, n’hésite pas à fustiger la Marche sur Rome de 18704, en adoptant surtout le point de vue du travailleur italien qui ne perçoit de l’Urbs éternelle que le despotisme moral et intellectuel : mais du moment où l’envoi, par un roi de ses soldats contre un Pape ne nous libère ni du Pape, ni du roi, ni, surtout, des soldats, Bakounine préfère, à la marche sur Rome de 1870, la promotion d’une révolution sociale plus concrète chez soi5. Il faut d’abord faire la révolution dans son propre foyer, pour ensuite étendre cette lutte de ville en ville, dans un même mouvement, en saisissant le kairos de l’instant présent : ce qui est une utopie, peut-être, mais a l’avantage de réunir une communauté d’hommes.

Du moment où l’envoi, par un roi de ses soldats contre un Pape ne nous libère ni du Pape, ni du roi, ni, surtout, des soldats, Bakounine préfère, à la marche sur Rome de 1870, la promotion d’une révolution sociale plus concrète chez soi.

LUCIANO CURRERI

Dans cette perspective, il est facile de comprendre que la Commune de Paris, qui était pourtant tout près de saisir le kairos, a été trahie, non par elle-même, mais par les autres villes. D’abord par les villes françaises (c’est toujours Burbero qui écrit en parlant d’une République qui sentait encore très fort l’Empire) : « Si la France avait inclus Paris, la République aurait bientôt dominé le monde »6) ; mais aussi, chez nous en Italie, par cette Urbs dont la lumière a fini par attirer et brûler les ailes des autres villes italiennes qui, après 1870-1871, ont rêvé d’une insurrection « faite-maison ».

Ce n’est donc peut-être pas un hasard si Bakounine aussi, bien avant Victor Hugo, finit par être ridiculisé dans un autre roman historique du vingtième siècle, italien cette fois-ci : le célèbre Il diavolo al Pontelungo (1927) de Riccardo Bacchelli (1891-1985) 7.

Bien sûr, il n’y a là rien de grave ni de particulièrement nouveau, si ce n’est que la fermeté de Victor Hugo envers la Commune a aussi servi, de l’autre côté des barricades, à éliminer intellectuellement, et une fois de plus, la Commune de Paris, un peu comme le Hugo grotesque de La Communarde avait finalement servi, comme le reste du livre, à arracher l’arbre de Mai 1968 à la racine. Cette racine de la Commune elle-même, entendue dans une perspective européenne ou, mieux encore, pressentie en puissance comme telle, est de toute manière destinée à se perdre dans sa fonction la plus abstraite d’archétype, comme s’il ne s’agissait que d’une « ville assiégée »8 à déplacer sur un axe temporel et non pas spatial. Bref, Paris autant que Rome, deux villes dans le cul-de-sac de l’Histoire.

Mais il y a encore autre chose. Discréditer un Hugo revenant d’exil qui ne parvient pas à mettre en acte un apostolat que l’on jugera, selon les cas, plus ou moins significatif, voilà déjà une manière d’exalter l’écart qui s’ouvre à terme entre le retour d’un individu transformé en fétiche9 et le temps présent pensé comme une fin en soi ; c’est donc déjà une manière de dévaluer par avance tous ces communards qui revinrent d’exil après l’amnistie (pensons à Benoît Malon) ou qui revinrent même de déportation (et il suffit ici d’évoquer Louise Michel, que célébra Hugo10) : ils sont partis loin, seuls, et ne seront plus jamais les femmes et les hommes de la situation. Car la vie est à sens unique et qu’il n’y a pas d’avenir, pas de formules pouvant vraiment la garantir (tout au plus quelques algorithmes).

Or si nous pensons au retour à la terre natale comme à une disponibilité du moi face à un destin et un processus collectifs11 ou, si l’on veut, au regard de la mémoire et selon les termes d’une attente imprévisible de l’avenir, et si l’on éprouve pour le passé un peu de crainte et un minimum de pitié, c’est peut-être précisément dans l’écart qui s’ouvre entre un retour qui serait moins monolithique et stérile et une situation qui n’est pas une fin en soi — et qui ne le serait ni dans un sens temporel ni dans un sens spatial — que l’expression hugolienne de « patron communal » donne à ses contemporains un signe d’espoir réel. Cette expression offre en même temps l’intuition conceptuelle d’une caractéristique inédite et fortement autonome de la Commune, jusqu’à proposer une nouvelle remise en question de cet évènement et d’une tradition intellectuelle encore largement inexplorée, à l’exception — presque par « instinct mimétique » — de quelques pistes. Comme cela a été le cas, par exemple, de Kristin Ross lorsqu’elle a tenté de développer de manière militante la notion de « luxe communal » : une notion qui veut désigner l’invention toute communarde de la lutte et de la vie collective (même si cela se passa davantage dans les clubs que sur les barricades)12.

Certes, appartenant à un camp politique pluriel et tout à fait extraordinaire, le « luxe communal » avait ses formes spécifiques, transcendant la belle fable républicaine qui les réduisit, avec la Semaine sanglante, à cette normalité que saluait aussi Zola : avec ses jolies femmes à la promenade, ses enfants, ses sourires tout ensoleillés. Les ambitions sociales du « luxe communal » sont la base, sinon d’un programme commun, du moins d’un moindre assujettissement à la politique et, d’autre part, d’une plus grande disposition à l’art et à l’éducation, à la culture dans son ensemble et d’un rapport au travail conçu d’une manière régénératrice. Une telle régénération ne pouvait être qu’une nouveauté aliénante selon la réception étourdie d’une grande partie de la bourgeoisie de l’époque, toute occupée à oublier le fameux appel de Proudhon — mort en 1865, mais toujours présent six ans plus tard — qu’évoque Benjamin dans ses Notes et matériaux relatifs à La Commune : « Sauvez le peuple, sauvez[-vous] vous-mêmes, comme vos pères, par la Révolution. »13. Il ne s’agit pas non plus d’une « fête des fous » généralisée 14, même si pour faire une telle lecture on doit opérer sur le temps long, du Moyen-Âge, en tout cas, jusqu’à aujourd’hui : ce temps long peut raconter une histoire très différente, bien que le sujet opprimé reste le même : le peuple. Dans ce sens, d’ailleurs, les perdants de la Commune ne deviennent pas des gagnants15. Car, à terme, ni le fantasme artistico-artisanal d’un Morris, qui se déploie entre le travail et la vie, ni la pensée à la fois scientifique et anarchique de Kropotkine, ne suffisent à estomper l’idée profonde de nation à laquelle Paris est contrainte de donner corps. Et peu importe, compte tenu de la confusion répandue de tous côtés, qu’elle soit impériale ou républicaine.

Pourtant, l’espace d’un instant, nous sommes face à une sorte de syntonie d’époque entre la Commune et Paris : c’est comme si la Commune réalisait soudainement, de manière inédite, cette vocation au partage et à l’ouverture que le XIXe siècle avait si bien accordée à la ville de Paris. En fait, le météore de la Commune a pu être ce qu’il a été, a pu parler à tous ceux à qui il a parlé (de Bakounine à certains mazziniens), précisément parce qu’il s’est permis de confisquer, puis d’épouser, la géographie urbaine de Paris, en réduisant, si l’on réfléchit en des termes géopolitiques francocentrés, sa portée et en la rêvant comme une série de mariages populaires à l’échelle internationale et européenne16. Comme le raconte Jean Cassou, dont Walter Benjamin mentionne un article paru le 22 mai 1936, et consacré à la Semaine sanglante, dans lequel il parle de ce grand artiste et superbe insurgé, Gustave Courbet (1819-1877). Et nous sommes presque immergés dans des bribes de conversation de ce communard rêveur, mais vrai peintre de la matière : « Louise Michel, rapportant dans ses souvenirs une conversation qu’elle eut avec Gustave Courbet, nous montre le grand peintre communard, extasié d’avenir, se perdre dans des rêveries qui, pour sentir le XIXe siècle, n’en sont pas moins — si non à cause même de cela – d’une touchante et merveilleuse grandeur. « Chacun, prophétise Courbet, se livrant sans entraves, à son génie, Paris doublera son importance. Et la ville internationale européenne pourra offrir aux arts, à l’industrie, au commerce, aux transactions de toutes sortes, aux visiteurs de tous pays, un ordre impérissable, l’ordre par les citoyens qui ne pourra être interrompu par les prétextes de prétendants monstrueux ». Songe candide par ses aspects d’Exposition Universelle, mais qui, tout de même, implique de profondes réalités, et tout d’abord la certitude d’un ordre unanime à fonder, « l’ordre par les citoyens ». »17.

L’espace d’un instant, nous sommes face à une sorte de syntonie d’époque entre la Commune et Paris : c’est comme si la Commune réalisait soudainement, de manière inédite, cette vocation au partage et à l’ouverture que le XIXe siècle avait si bien accordée à la ville de Paris.

LUCIANO CURRERI

Maintenant, cette extase, pourrait-on dire, de l’avenir, cette vision d’une « ville ouverte » en devenir repose sur tout ce que la ville de Paris avait déjà accumulé d’éminemment culturel et d’imaginaire au cours du XIXe siècle. « Les écrivains contre la Commune » par Paul Lidsky (et pas exclusivement18), deviennent — j’ose reprendre un titre d’André Reszler (1933) — « l’intellectuel contre l’Europe »19. Ils sont en train de perdre leur capital culturel — les écrivains, les intellectuels — ce qu’ils ne veulent pas, tout comme les Versaillais ne veulent pas perdre leur capital politique. L’intérêt le plus mesquin, c’est-à-dire l’économie, qui est déjà maîtresse sans être tout à fait mûre, ne sépare plus les deux camps, peut-être grâce à la vieille ambiguïté romantique, et finit, au contraire, par les rapprocher.

Si les artistes semblent vraiment mieux s’en sortir, c’est parce que — un peu comme les artisans et de nombreux ouvriers de la ville (du cordonnier à l’imprimeur, par exemple, ou du cheminot au relieur) — 20. ils connaissent naturellement la fédération et les ateliers, les associations, la liquidité municipale et même les rapports internationaux, européens, potentiels et populaires, et — étant donné qu’il n’ont pas tous de formation socialiste, proudhonienne ou marxiste (mais le fédéralisme de Proudhon est presque toujours présent, comme un mince fil nécessaire pour unir les différents manifestes de la Commune)21 — beaucoup, cependant, s’orientent vers une idée moins fermée, moins monolithique et moins stérile de l’avenir (la libre alliance, le libre droit d’association est à la base du fédéralisme généralisé ou intégral de Proudhon)22

C’est peut-être la meilleure façon de comprendre et de dépenser – internationalement – le capital parisien, qui serait d’ailleurs prêt à être doublé s’il n’y avait aucun obstacle, si l’ordre de la ville était unanime et respectueux de la liberté de « chacun », comme le suggère Courbet.

On ne peut manquer de remarquer que, dans la dialectique que suppose ce qui a été dit, l’occasion de projeter l’intérieur vers l’extérieur manque, essentiellement parce qu’on est assiégé et parce que le capital imaginaire d’autres villes, de Lyon ou de Marseille, aussi peu banal soit-il, ne suffit pas à produire d’autres sièges féconds visant à se donner et à s’affirmer hors de la ville et hors du monde, de la France et ensuite (et au moins) de l’Europe. Les cercles concentriques ne vont pas au-delà de Paris. Ce sont toutes des pierres dans un étang qui ne parvient pas à devenir un lac, via d’autres étangs, et ensuite une mer, via d’autres lacs. Et puis, les troupes allemandes sont encore moins réceptives à l’appel à la révolte que les françaises.

Malheureusement, cet appel n’est pas mieux compris lorsqu’un grand écrivain, une personnalité de la trempe de Hugo, se met pour une fois à vouloir faire la Commune et l’Europe, en cherchant, à travers des appels, des déclarations et des lettres, un moyen de larguer les amarres du « bateau ivre » parisien pour lui faire exporter son message. Aux commandes de ce navire, le pilote ne sera sûrement pas ce fameux État dans l’État, mais une sorte de creuset populaire assez modéré (et anti-impérialiste) capable de relier l’intérieur et l’extérieur — dans le contexte d’un siège — et donc de réconcilier les aspirations de tous, du peuple parisien comme du peuple prussien.

Les cercles concentriques ne vont pas au-delà de Paris. Ce sont toutes des pierres dans un étang qui ne parvient pas à devenir un lac, via d’autres étangs, et ensuite une mer, via d’autres lacs. Et puis, les troupes allemandes sont encore moins réceptives à l’appel à la révolte que les françaises.

LUCIANO CURRERI

Il faut ici revenir à Victor Hugo, à ses textes, pour reconnaître certaines intuitions qui étaient déjà en gestation dans Aux Allemands de 187023, dans lequel l’écrivain exilé s’adressait sans ambiguïté au peuple de Prusse, dont les troupes se préparaient à marcher vers la capitale française : « Paris est votre centre. C’est à Paris que l’on sent vivre l’Europe […] Liberté, Égalité, Fraternité : nous écrivons sur notre drapeau : États-Unis d’Europe ». Quelques mois plus tard, la « débâcle » est consommée, les communards administrent Paris, et c’est encore de l’étranger, de Bruxelles, que Victor Hugo, dans une lettre du 28 avril 1871 à Auguste Vacquerie (1819-1895) et Paul Meurice (1818-1905), affirme que « Paris est une commune, la plus nécessaire de toutes, comme la plus illustre. Paris veut, peut et doit offrir à la France, à l’Europe, au monde, le patron communal, la cité exemple »24.

Et encore depuis Bruxelles, depuis l’exil, il n’est pas difficile de retrouver, dans Actes et paroles (1876), des passages à teneur prophétique : « Paris, je l’ai dit déjà plus d’une fois, a un rôle européen à remplir. Paris est un propulseur. Paris est l’initiateur universel. Il marche et prouve le mouvement. Sans sortir de son droit, qui est identique à son devoir, il peut, dans son enceinte, abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme et le droit de l’enfant, appeler la femme au vote, décréter l’instruction gratuite et obligatoire, doter l’enseignement laïque, supprimer les procès de presse, pratiquer la liberté absolue de publicité, d’affichage et de relations publiques, d’association et de réunion, refuser la juridiction de la justice impériale, installer la justice élective, prendre le tribunal de commerce et l’institution des prud’hommes comme expérience faite devant servir de base à la réforme judiciaire, étendre le jury aux causes civiles, mettre en location les églises, n’adopter, ne salarier et ne persécuter aucun culte, Proclamer la liberté des banques, proclamer le droit au travail, donner comme organisation l’atelier communal et le magasin communal, liés entre eux par la monnaie fiduciaire rentière, supprimer l’octroi, établir l’impôt unique qui est l’impôt sur le revenu ; en un mot abolir l’ignorance, abolir la misère, et, en fondant la cité, créer le citoyen. Mais, dira-t-on, ce sera mettre un état dans l’état. Non, ce sera mettre un pilote dans le navire. »25.

Peut-être pourrions-nous alors opter pour une « conclusion » provisoire mais déjà structurante, et dire qu’avec Victor Hugo la notion militante — mais aussi quelque peu trompeuse — de « luxe communal », telle qu’elle fut élaborée par Kristin Ross, tend à devenir — au plus fort des événements et parfois même de manière anticipée et prophétique, c’est-à-dire intuitive et presque comme s’il l’avait inventée — précisément celle de « patron communal ».

Comment ? Grâce surtout — je l’exprimerais toujours à travers une métaphore navale 26 – au « tirant d’eau européen » du « patron communal », et non pas tant et pas seulement par désir d’être entendu dans le bassin de l’Europe, mais pour faire en sorte que le navire soit de plus en plus ressenti, perçu, comme européen. Évidemment, ce type de discours présuppose l’abandon de ce qu’il y a de plus viscéralement sectoriel et anti-communautaire dans l’expérience magmatique de la Commune de Paris. Si je pense à certains milieux intellectuels et à certains centres sociaux, qui se réclament encore d’aspirations communardes radicales, je ne peux m’empêcher d’y lire un retour à une Commune beaucoup plus sectaire et stérile, pratiqué certes par quelques « purs et durs » mais aussi souvent par de nombreux « fils à papa ». Je ne pense pas que ce soit là la manière la plus originale d’encourager un retour vraiment autre à la Commune de Paris. En ce sens, on ne fait que se heurter aux réappropriations les plus connues, qui toutefois sont aussi les plus faciles.

En revanche, pour retrouver quelque chose de l’appel généreux de Hugo, un écho de son patron communal, il faut peut-être repartir avec Denis de Rougemont, un siècle plus tard, en 1976, dans sa Rêverie d’un fédéraliste libertaire, et sa Formule d’une Europe parallèle. Ce Denis de Rougemont qui est proche des positions fédéralistes de Pierre-Joseph Proudhon27, qui est l’un des penseurs qui ont inspiré la Commune : « Depuis trente ans que nos chefs d’État la disent urgente, notre Union européenne n’a cessé de ne pas avancer […] Si nous voulons l’Europe – et nous pourrons l’avoir – c’est au village ou dans les communes de quartier qu’il nous faut exiger les moyens de la construire, qui sont très simples… : le droit de la commune à cotiser au syndicat régional de l’environnement, des transports ou de l’éducation, sur un budget autonome et voté par son peuple ». Et plus avant dans ce texte : « Où se situe le pouvoir de décision normal ? Au niveau de la commune, dans la plupart des cas. C’est donc là qu’il s’agit de lutter : pour les autonomies municipales, sans lesquelles pas de régions ni de fédération […] Des régions se dessinent peu à peu dans la réalité continentale. Oblitérées depuis deux siècles par la méfiance ou la haine vigilantes de l’administration centralisée, elles reprennent du relief […] elles demandent à s’autogérer, et voient bien qu’elles devraient se fédérer à cette fin. Qui pourrait les retenir de le faire ? Les Etats-Nations seuls. Mais ils devraient alors s’avouer franchement totalitaires, comme aucun, jusqu’ici, ne l’a osé à l’Ouest […] J’en viens au récit de mon rêve. Je voyais les régions qui naissent sur notre continent […] Et je voyais plus loin […] les Catalans […] »28.

Avec Victor Hugo, la notion militante – mais aussi quelque peu trompeuse – de « luxe communal », telle qu’elle fut élaborée par Kristin Ross, tend à devenir – au plus fort des événements et parfois même de manière anticipée et prophétique, c’est-à-dire intuitive et presque comme s’il l’avait inventée – précisément celle de « patron communal ».

LUCIANO CURRERI

Ces mots ont été écrits, répétons-le, en 1976, aux tout débuts de la transition démocratique a commencé en Espagne, après la mort de Francisco Franco l’année précédente, et alors que la présidence du Conseil des Communautés européennes est reprise par le Luxembourg, qui s’est prononcé en faveur de la demande d’adhésion à la Communauté de la Grèce, au moment même où la Commission européenne participait, à Barcelone, à la conférence où a été adopté un projet de convention peu commun pour la protection de la mer Méditerranée contre la pollution. Ce même Luxembourg qui avait pris le relais de l’Irlande qui, l’année précédente, avait réuni pour la première fois le Conseil à Dublin, les 10 et 11 février, pour qu’il adopte des décisions importantes qui permettaient au gouvernement du Royaume-Uni de confirmer l’entrée définitive du pays dans la Communauté : quelques mois plus tard, le 5 juin 1975, le Oui remportait 67,2 % des voix au référendum.

Et je pourrais continuer ainsi – je me contenterais, toujours en 1975, de ne mentionner que les intuitions communautaires à l’origine de la création du FEDER, le Fonds européen de développement régional. Mais il est préférable de penser, plus de quarante ans après, à ce qui s’est passé en Grèce et encore plus à ce qui s’est passé en Catalogne (et par ricochet en Europe, qui souvent n’a pas voulu et ne veut pas savoir) entre 2017 et 2018 : c’est-à-dire à ce que nous avons essayé de ne pas comprendre en profondeur du destin fortement assumé (certes avec une cohérence variable) par Carles Puigdemont et par tous les leaders indépendantistes qui luttent contre le pouvoir judiciaire d’une Espagne à nouveau retranchée sur Madrid (et sur le fantôme de cet État-nation « qui devrait alors s’avouer franchement totalitaire ») et sur un appareil politico-judiciaire à la fermeté fluctuante — hésitant entre l’émission de mandats d’arrêt et leur retrait ; ce qui ne l’empêche pas de mener une politique d’oppression contre un peuple, contre une communauté et, en premier lieu, contre tous les politiciens catalans qui ont fui (comme d’autres avant eux, et pour cause) dans « ma »Belgique29, en Écosse30 et même dans la Suisse de Denis de Rougemont, un intellectuel trop peu écouté 31.

L’Écosse, la Belgique et la Suisse : voilà presque un axe pour un ensemble inédit de langues et de cultures, conçu par les nouveaux exilés (ainsi que par les anciens), un paradigme communautaire auquel la Catalogne et de nombreuses autres régions européennes, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, devraient pouvoir aspirer sans devoir être accusées de trahison ni par les États-nations totalitaires, ni par l’Europe des Commissions et des lobbies.

Sources
  1. Ce texte est un extrait du troisième chapitre du livre La Comune di Parigi e l’Europa della Comunità ? Briciole di immagini e di idee per un ritorno della Commune de Paris (1871), Quodlibet, 2019. Nous le republions dans une version légèrement éditée et révisée avec l’accord de l’auteur et de l’éditeur.
  2. Cf. Maria Grazia Meriggi, La Comune di Parigi e il movimento rivoluzionario e socialista in Italia (1871-1885), La Pietra, Milano 1980, p. 201.
  3. L’auteur fait ici référence à la prise de Rome, également connue sous le nom de violation de Porta Pia, qui fut l’épisode du Risorgimento qui sanctionna l’annexion de Rome au Royaume d’Italie le 20 septembre 1870
  4. Cf. Pier Carlo Masini, Storia degli anarchici italiani. De Bakounine à Malatesta, Rizzoli, Milan 1969 et, nouvelle édition, 1974, p. 42.
  5. En français dans le texte.

    On comprend, en ce sens, la plaisanterie avec laquelle Diego-Carlos (Yves Montand), un exilé espagnol vivant à Paris dans les années 1960, écarte les jeunes révolutionnaires léninistes qui veulent commettre des attentats dans son pays dans La guerre est finie (1966) d’Alain Resnais : « l’internationalisme c’est d’abord de faire la révolution chez soi ». Voir Jorge Semprún, La guerre est finie, Scénario du film, Gallimard, Paris 1966, et Luciano Curreri, Le farfalle di Madrid. L’antimonio, i narratori italiani e la guerra civile spagnola, Bulzoni, Rome 2007, pp. 131-135

  6. Cf. Maria Grazia Meriggi, La Comune di Parigi e il movimento rivoluzionario e socialista in Italia (1871-1885), cit, p. 201
  7. Voir Antonio Di Grado, L’idea che uccide. I romanzieri dell’anarchia tra fascino e sgomento, Nerosubianco, Cuneo 2018, pp. 7, 17-18, 66
  8. Ici et ci-dessous, je revois et j’adapte à mes fins certaines observations de Franco Ferrucci, L’assedio e il ritorno. Omero e gli archetipi della narrazione, Bompiani, Milano 1974.
  9. Luciano Curreri, Misure del ritorno, cit, p. 38
  10. Cfr. Joël Dauphiné, La déportation de Louise Michel. Vérité et légendes, les Indes savantes, Paris 2006.
  11. Luciano Curreri, Misure del ritorno, cit, p. 38-39.
  12. Voir Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune, La fabrique, Paris 2015, pp. 51-81
  13. Walter Beniamin, Opere complete, IX, I « passages » di Parigi, édité par Rolf Tiedeman, édition italienne sous la direction de Enrico Ganni, Einaudi, Turin 2000, pp. 858-864 ; citation de la p. 861, que Benjamin reprend de Max Raphael, Proudhon, Marx, Picasso, Excelsior, Paris 1933, p. 118
  14. Je pense à une lecture particulière, faite en français : Harvey Cox, La fête des fous. Essai théologique sur les notions de fête et de fantaisie, Seuil, Paris 1971
  15. Je pense à un célèbre article de Reinhart Koselleck, “Erfahrungswandel und Methodenwechsel. Eine historisch-anthropologische Skizze in Id.”, Zeitschichten, Suhrkamp, Frankfurt am Main 2000, p. 68, datant de 1988, et que je trouve cité dans Enzo Traverso, A ferro e fuoco. La guerra civile europea 1914- 1945, il Mulino, Bologna 2007, pp. 11, 225, et que j’ai lu dans l’édition française, à laquelle je me réfère : Reinhart Koselleck, « Mutation de l’expérience et changement de méthode. Esquisse historico-anthropologique », in Id., L’expérience de l’histoire, Seuil-Gallimard, « Hautes Études », Paris 1997 et « Points Histoire », Paris 2011, pp. 263-325
  16. Daniel Bensaïd, « Politiques de Marx. Des luttes de classes à la guerre civile en France », in Karl Marx & Friedrich Engels, Inventer l’inconnu. Textes et correspondances autour de la Commune, cit.
  17. Walter Benjamin, Œuvres complètes, IX, I « passages » di Parigi, cit. p. 861
  18. Plus. On sait que François Furet s’étonne de la disproportion entre la durée de la Commune de Paris et l’importance qu’elle a eue dans le débat français, mais on sait que cette importance ne correspond pas toujours et pas vraiment à la vérité, et donc, outre ce qui a été dit plus haut, on peut aussi lire André Wurmser, « La Commune quand j’étais petit », dans Expériences et langage de la Commune de Paris, « La Nouvelle Critique », numéro spécial, 1971, pp. 9-13, où il explique « comment un petit Français, de famille petite bourgeoise, fermement républicaine et fermement modérée, élève de l’école laïque de la IIIe République, a entendu parler, ou plutôt n’a pas entendu parler de la Commune ». Cela dit, il est vrai qu’à l’origine, ce sont les récits historiques (Prosper-Olivier Lissagaray), les témoignages et les souvenirs (Louise Michel) qui ont jeté les bases d’une démarche historiographique plutôt que littéraire, où c’est la mémoire de 1871 qui est privilégiée, même quand elle est mise en marge, et non le patrimoine littéraire correspondat. Mais de là à parler d’inflation, il y a un long chemin à parcourir, et les anniversaires, à ma connaissance, n’ont jamais assuré (surtout de manière ressentie) la continuité du débat. Mais cf. François Furet, La Révolution. De Turgot à Jules Ferry 1770-1880, Hachette, Paris 1988, pp. 486-487
  19. André Reszler, L’intellectuel contre l’Europe, Presses Universitaires de France, Paris 1976
  20. Pour se faire une idée des métiers (de leur diffusion et de leur présence participative au plus fort des événements dont nous parlons) il suffit de faire défiler ne serait-ce que les listes des membres de la Commune, du Comité central de la Garde nationale et des participants (avec de nombreuses preuves de leur présence) aux différents congrès de l’AIT, insérés à l’intérieur et en annexe d’un discours « vivant » qui se veut rigoureux (et qui l’est en partie, c’est-à-dire dans les limites du possible) : cf. Ernest Édouard Fribourg, L’association internationale des travailleurs, Armand Le Chevalier Éditeur, Paris 1871 : « Au cœur de ce travail, bien des noms viendront sous ma plume, souvent je serai contraint de faire connaître par quelques faits particuliers, tel ou tel personnage politique, soit de Paris, soit de Versailles, mais sur ce terrain encore, quel que puisse être mon sentiment intime, la vérité sera sauvegardée des atteintes de la passion » (p. 3)
  21. Voir au moins Pierre Ansart, Le fédéralisme, dans Proudhon. Textes et débats, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche », Paris 1984, pp. 338-390, notamment les pages 338-358, qui développent sa pensée entre fédéralisme et commune
  22. Ibid., p. 341.
  23. Victor Hugo, L’insurrection parisienne, cité, p. 15, 17
  24. Ibid, pp. 67-86
  25. Actes et paroles. Depuis l’Exil, V, 1870-1871 in Œuvres complètes de Victor Hugo, Éditions P.-J. Hetzel, A. Quantin, Paris 1892, p. 144 (Réimpression classique) : fr.wikisource.org/w/index.php?title=Page:Hugo_-_Actes_et_paroles_-_ volume_5.djvu/154&oldid=8455053 (dernière visite, 8 novembre 2018).
  26. Il est bon de rappeler à ce stade, même si ce n’est qu’une note, un fait connu de la plupart, à savoir que la devise de la ville de Paris est fluctuat nec mergitur et que son blason héraldique est précisément un bateau, ce qui pour une ville non-côtière peut paraître significatif (et pas seulement surprenant). Et ce navire terrestre, île originale dans le fleuve, peut se permettre d’imaginer d’autres drapeaux pour ses mâts et d’autres hiérarchies moins rigides que celle de la métaphore filée de la société comme un navire, dirigé d’une main sûre par le capitaine, à qui tous doivent une obéissance aveugle, qui est le cœur du discours tenu par le pompeux capitaliste anglais John Bell au frêle poète Chatterton dans la pièce éponyme de 1835 d’Alfred de Vigny (1797-1863)
  27. Voir encore Pierre Ansart, Le fédéralisme, op. cit. Pour une déclinaison encore plus actuelle et plurielle de la pensée Proudhonienne voir Édouard Jourdain, Proudhon contemporain, CNRS Éditions, Paris 2018.
  28. Denis de Rougemont, « Formule d’une Europe parallèle, ou Rêverie d’un fédéraliste libertaire » (décembre 1976), in Mélanges Fernand Dehousse, vol. ii, La construction européenne, Nathan-Labor, Paris-Bruxelles 1979, pp. 29-30
  29. Outre Puidgemont, Antoni « Toni » Comín, Lluís Puig, Meritxell Serre. L’auteur enseigne à l’Université de Liège
  30. Clara Ponsatí
  31. Marta Rovira