Nous rencontrons Enzo Traverso, professeur à la Cornell University, dans un café du côté de Bastille. Nous avions étudié, compulsé son texte de 2013, La fin de la modernité juive : Histoire d’un tournant conservateur qui nous avait présenté l’une des plus intéressantes figures intellectuelles contemporaines. Capable de reconstituer l’histoire compliquée de la guerre civile européennee (1914-1945) grâce à un travail serein laissant aux préoccupations politiques le temps de mûrir, il nous avait paru la personne la plus indiquée pour explorer la relation compliquée entre l’Europe et l’État d’Israël et affronter l’épineuse question de la mémoire de la Shoah, devenue à la fois symbole fondamental d’une religion civile et les usages politiques du radicalisme mémoriel.

Si l’on admet qu’il y a eu dans la construction européenne un refoulement géopolitique, compris ici comme une manière d’évacuer des problématiques militaires par peur de la guerre pour construire la paix autour du marché commun, il est remarquable de constater que le cas d’Israël est pratiquement l’inverse. Dans sa construction, il a été immédiatement militarisé et s’est dès lors retrouvé investi dans un nombre constant de conflits. Est-il possible selon vous d’établir un lien entre cette façon d’externaliser la politique et l’histoire dans une dimension sécuritaire et la dynamique politique de l’État d’Israël ?

Je ne suis pas un expert en géopolitique, mais je partage cette idée. Ce refoulement géopolitique dont vous parlez est presque une condition « ontologique » de l’Union Européenne, quelque chose qui relève de son code génétique. Vous avez une Union qui s’est construite selon un axe économique et non politique ou géopolitique. Elle n’a donc pas d’existence géopolitique, hormis sur le mode du compromis. C’est la raison pour laquelle elle n’a jamais eu l’ambition de jouer un rôle géopolitique à la mesure de son poids économique, démographique et historique.

Le rôle assumé par l’Union européenne dans la répartition des tâches avec les États-Unis dans le conflit Israélo-palestinien est un exemple parfait d’un paradoxe qui frôle l’absurdité.

Enzo Traverso

Les relations entre Israël et les pays européens sont profondément marquées par la mémoire de l’Holocauste, ce qui peut leur donner parfois une dimension paradoxale. Le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont très particulières, et ces particularités se définissent en des termes beaucoup plus historiques que géopolitiques. L’Allemagne par exemple, qui détient un rôle clef en Europe, ne peut pas avoir avec Israël les mêmes relations qu’elle pourrait avoir avec la Corée du Sud ou Singapour ; le lien qui unit l’Allemagne à Israël s’est construit autour de problématiques liées à l’histoire, au passé, à la définition de la conscience historique juive et de celle allemande, à leurs identités. Et cela vaut aussi, même si dans une moindre mesure, pour les autres États de l’Union.

D’autant plus si on la situe dans le triangle qu’Israël et l’Union Européenne constituent avec les Etats-Unis…

Oui, tout à fait. Le rôle assumé par l’Union européenne dans la répartition des tâches avec les États-Unis est un exemple parfait de ce paradoxe qui frôle l’absurdité. Ceux-ci financent Israël sur le plan militaire, l’Union européenne finance les infrastructures palestiniennes, Israël détruit régulièrement ces infrastructures, et l’Union les reconstruit, tout en réaffirmant son lien indéfectible avec Israël et en lançant des appels rituels au dialogue et à la paix. L’administration de l’autorité palestinienne survit surtout grâce aux financements européens, et l’UE a accepté ce rôle subalterne de créancier et d’observateur passif dans le conflit. Elle voudrait parrainer le dialogue entre Israéliens et Palestiniens mais n’assume au fond pas de vrai rôle dans le « processus de paix », les conférences organisés par l’UE ou portées par des pays membres n’ont pas réellement l’ambition de mettre des solutions européennes sur la table.

En ce sens, que pensez-vous de la thèse de Jean-Claude Milner qui proposait de voir la construction de l’État d’Israël comme un moyen de résoudre la question interne de l’antisémitisme structurel des États-nations occidentaux en l’externalisant dans un espace ultérieur ?

Pour ma part, je ne crois ni au récit sioniste qui voit dans la naissance de l’État d’Israël la fin d’un processus multiséculaire d’émancipation et de construction d’une identité juive, ni à la lecture anticoloniale classique qui voit dans Israël une création étatique artificielle dont le seul but serait de dominer la région. Je suis également sceptique vis-à-vis de ces deux interprétations antinomiques : celle qui voudrait attribuer à l’État d’Israël une fonction salvatrice et celle qui voudrait lui donner une fonction purement instrumentale. La naissance d’Israël a de nombreuses prémices, parmi lesquelles certes le nationalisme juif de la fin du XIXe siècle et le projet sioniste de création d’un État. Mais elle découle aussi d’un consensus général en Occident, qui a accepté la création de cet Etat en guise de compensation de l’histoire de l’antisémitisme.

Israël dispose d’une souveraineté bien réelle, c’est un État qui possède sa singularité propre.

Enzo Traverso

Israël n’aurait pas vu le jour sans cet « feu vert » occidental, mais ses propres marges d’autonomie sont considérables. Il n’y a qu’à voir le mépris avec lequel B. Netanyahu s’adresse aux leaders occidentaux, y compris Barack Obama, en lui faisant comprendre qu’il n’a pas besoin de son invitation pour s’adresser au Congrès américain. Ce qui montre que Israël dispose d’une souveraineté bien réelle, possède sa singularité propre. Il n’est pas une marionnette au service des États-Unis et n’a aucun complexe d’infériorité à l’égard de l’Europe, sa matrice culturelle, car il sait exploiter très habilement la culpabilité européenne en matière d’antisémitisme.

Par ailleurs, je ne vois pas beaucoup de continuités entre l’antisémitisme classique et celui d’aujourd’hui ; entre les deux s’est produite une césure. A mon avis, si l’antisémitisme décline, ce n’est pas du tout grâce à la création de l’État d’Israël. Celle-ci a même engendré un nouvel antisémitisme, dont je me demande d’ailleurs s’il est correct de continuer à l’appeler ainsi car sa forme est très différente de celle de l’antisémitisme « classique », il est même qualitativement différent. Aujourd’hui, l’hostilité vis-à-vis des Juifs a des racines très différentes par rapport au vieil antisémitisme : elles se diffusent dans les populations musulmanes sur le mode d’une haine viscérale envers l’État d’Israël, conçu et perçu comme un État qui persécute les Arabes palestiniens. Je ne vois pas beaucoup de continuités entre l’antisémitisme « classique » et la judéophobie contemporaine.

Comme vous le démontrez dans votre travail, la mémoire de l’Holocauste a fini par jouer en Europe le rôle d’une « religion civile ». La Shoah est d’ailleurs sans doute l’unique symbole qui circule uniformément à travers toute l’étendue de l’Europe. Y voyez-vous un moyen de création de la cohésion ou au contraire, êtes-vous préoccupé que cette sacralisation finisse par dévoyer la mémoire de l’holocauste ?

La mémoire de l’Holocauste, avant de devenir en effet une religion civile du monde occidental, a joué un rôle important dans la lutte contre le colonialisme et les nouvelles formes de discriminations dans les années 1950 et 1960. Ainsi, il n’y a pas de raison objective pour l’identifier à la défense de l’État d’Israël et rien ne prédisposait cette mémoire à être utilisée contre les mémoires postcoloniales. J’ai montré dans un ouvrage que pendant la guerre d’Algérie, la mémoire de l’Holocauste était mobilisée au service de l’antifascisme et utilisée contre l’oppresseur français.

Je suis donc critique et inquiet de l’usage politique qui est fait aujourd’hui de la mémoire de l’Holocauste en Europe.

Enzo Traverso

Le problème aujourd’hui est donc l’usage de cette mémoire. C’est en effet l’unique mémoire commune partagée par tous les pays européens – malgré une concurrence mémorielle à l’Est entre la mémoire de l’oppression nazie et la mémoire de l’oppression soviétique. Le paradoxe réside dans le fait que l’Europe centrale et orientale, qui met en avant aujourd’hui les crimes du communisme, a été le lieu de l’Holocauste. Mais il y a aussi un autre paradoxe : les pays européens promeuvent une mémoire supranationale de la Shoah, tandis qu’au même moment ils votent des lois pour reconnaître les bienfaits de la colonisation. Il devient ainsi évident que la mémoire de l’Holocauste est dévoyée : elle devient un masque et un prétexte pour justifier des politiques néocoloniales. Je suis donc critique et inquiet de l’usage politique qui est fait aujourd’hui de la mémoire de l’Holocauste en Europe.

Cela se ressent également en termes d’identité, dans un même pays vont s’opposer ceux dont les grands-parents ont été dans le camp des oppressés ou dans celui des oppresseurs. Le problème de cette mémoire est donc redoublé et devient doublement compliqué à l’échelle des États et des individus…

J’y vois un phénomène hérité de la mondialisation. L’un des paradoxes qu’elle engendre est que les identités deviennent de plus en plus plurielles, obligeant certains individus à se raccrocher dangereusement à leurs racines ethniques, culturelles, religieuses, qui tendent à séparer, en laissant peu de place à l’union. La prolifération des nationalismes et des identités exclusives est parallèle à la peur de la mondialisation et à la perte de repères.

La regréssion politique et sociale parallèle à l’adoption et à l’institution de « lois mémorielles » devrait nous faire réfléchir plus attentivement à leur utilité et à l’usage politique des mémoires qu’elles peuvent encourager.

Enzo Traverso

Dès lors que la mémoire est investie d’une dimension politique en lien avec la recherche d’une identité, elle peut encourager des fondamentalismes mémoriaux. On va avoir par exemple de jeunes juifs qui se sentent investis d’un rôle mémoriel radical car ils sont les petits-enfants de déportés, ou des jeunes gens d’origine marocaine ou algérienne qui se définissent comme « indigènes » selon la qualification que la IIIe République leur attribuait en tant que sujets coloniaux.

Comment échapper à ce genre de radicalisme mémoriel ?

Je pense à ce qu’on appelait la « Black-Jewish Alliance » aux Etats-Unis dans les années 1960. On a là un exemple où un passé d’oppression est subitement devenu la source d’une convergence avec les minorités discriminées. Les Juifs américains étaient en première ligne dans la lutte pour les droits civils des Afro-américains. Force est de constater que cette convergence n’existe plus de nos jours. En France plusieurs associations juives dépensent toute leur énergie à défendre Israël plutôt qu’à lutter contre le racisme, de l’autre côté pour certaines associations postcoloniales le seul combat digne semble être celui contre l’État d’Israël. Ce sont deux symboles d’une régression très profonde, parallèle, d’ailleurs, à l’adoption et à l’institution de « lois mémorielles », ce qui devrait nous faire réfléchir plus attentivement à leur utilité et à l’usage politique des mémoires qu’elles peuvent encourager