« Le risque existe que le XXIème siècle soit celui de la déliaison définitive du fait juif et du fait européen »

Avec des rédacteurs venus de France, de Belgique, d’Allemagne, d’Italie, de Hongrie, de Russie, de Suisse, d’Israël, d’Ukraine, d’Angleterre ou de Pologne, la Revue K., plurilingue, se présente d’emblée comme pensée et formulée à l’échelle européenne. Entretien avec ses rédacteurs en chef, le journaliste Stéphane Bou et le sociologue Danny Trom.

Collectif, Revue K., URL https://k-larevue.com

Sous-titrée «  Les Juifs, l’Europe, le XXIème siècle  », la toute nouvelle Revue K. vient d’être lancée sur son site. Durant trois ans, elle proposera chaque semaine trois textes visant à éclairer la situation du fait juif aujourd’hui en Europe. On y trouvera aussi des reportages pour décrire et documenter, des textes d’analyses et de retours historiques, des entretiens mais aussi des textes littéraires  : la revue reviendra par exemple aussi bien sur la manière dont Viktor Orban se représente la population juive de Hongrie que sur l’importance de la figure de Moses Mendelssohn dans l’histoire des Lumières européennes.

Pourquoi lancer aujourd’hui une revue juive européenne  ?

Avant tout, il faut préciser que K n’est pas une revue juive, mais une revue sur le fait juif en Europe. Elle n’est pas écrite uniquement par des Juifs et surtout elle n’est pas écrite à destination d’un lectorat spécifiquement juif. Sa particularité est dans son parti-pris éditorial  : l’idée qu’il existe aujourd’hui une crise de la vie juive en Europe et que l’étude de cette crise est à même de nous permettre de mieux comprendre, évidemment le fait juif contemporain, mais aussi le fait européen. À travers un diagnostic sur la situation des populations juives en Europe, sur leur dynamisme, sur les épreuves qu’elles affrontent, nous pensons pouvoir éclairer, les principaux faits de société qui travaillent l’Europe et les différentes nations qui la composent. Le pari c’est que le prisme juif peut éclairer le fait européen et réciproquement.   

Quels éléments indiquent cette crise du judaïsme en Europe dont vous parlez ? 

Cette crise se distingue sur fond d’une histoire longue dans laquelle elle introduit une rupture. Pour la comprendre, il faut donc reprendre brièvement l’histoire des Juifs en Europe dans la modernité.  Le «  long XIXème siècle  » fut celui de la dynamique émancipatrice des Juifs en Europe. Des Lumières à la Haskala (ndlr  : les Lumières juives), les barrières qui reléguaient les Juifs dans les ghettos s’abaissèrent et commencèrent à tomber. Les Juifs se sont engouffrés dans ce tournant moderne de l’histoire européenne en s’intégrant progressivement dans les États européens, d’abord à l’Ouest, puis au Centre. Le coup d’envoi fut donné par la Révolution française qui émancipa les Juifs, devenus les citoyens juifs (sans majuscule) en 1791, avant que l’émancipation ne s’impose aux Pays-Bas, en Grande Bretagne, puis en Italie, dans les pays germaniques et dans l’Empire austro-hongrois. À l’Est de l’Europe, dans le grand espace dominé par l’Empire des Tsars, de la Baltique à la Mer Noire – Pologne, Pays Baltes, Ukraine, Biélorussie, Roumanie – là où la population juive était nombreuse et dense, ce processus fut entravé, parfois timidement amorcé.

Si bien que la condition des Juifs en Europe restait disparate, à l’image d’un continent divisé où coexistait des Monarchies constitutionnelles, des Républiques, des Empires en voie de réforme ou figés dans un état semi-féodal. L’Europe juxtaposait des juifs nationalisés dans les États-nations – des individus juifs, citoyens intégrés dans États ; des juifs insérés dans des communautés traditionnelles, encore sujets collectifs des rois  ; et même, plus tard, des juifs en quête d’une révolution nationale juive ou d’une révolution mondiale, ainsi que toutes les variantes intermédiaires. Cette situation des Juifs rendait compte des différentes dynamiques qui traversaient l’Europe et dont ces populations étaient à la fois le réceptacle et l’amplificateur. L’intrication entre le destin des nations européennes et le destin des juifs était profonde. 

Le XXème fit doublement césure pour les Juifs d’Europe. 

En effet, après avoir été divisés en camp adverse durant la première guerre, ce qui renforça les différents processus nationaux d’intégration, l’Allemagne nazie, alliée à une partie des forces politiques en Europe, mena une guerre d’extermination contre les Juifs qui les uniformisa. Quels qu’ils soient et quelle que fut leur condition, ils étaient tous indistinctement destinés à l’extermination. La Shoah à l’échelle de l’Europe, égalisa leur condition. Puis, la naissance d’Israël, en matérialisant l’existence d’un État destiné aux Juifs, égalisa de surcroit ce qu’il resta des Juifs d’Europe en leur offrant à tous la même possibilité de leur départ. Ce n’est pas un hasard si la loi du retour, telle qu’adoptée en 1950, se cale sur le critère de la plus grande persécution possible (la Knesset avait en tête la politique nazie), en se refusant de définir qui est juif ; plus tard, elle sera amendée, stipulant qu’il suffit d’avoir une seul grand-parent juif et n’avoir pas d’autre religion, pour en bénéficier. Depuis son origine à la fin du XIXème siècle, le sionisme s’est aussi compris comme une solution à l’antisémitisme moderne. Israël espère protéger tous les Juifs. Les nazis voulaient tous les exterminer. Cette double égalisation – l’antisémitisme moderne vise tous les Juifs et Israël espère protéger tous les Juifs – délimite encore notre condition actuelle. Tous les Juifs européens connaissent les extrémités de l’antisémitisme moderne, dont le nazisme fut le point d’orgue, et tous savent qu’Israël se présente comme un refuge face à celui-ci.

Les principales coordonnées de la crise sont donc posées depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Qu’est-il advenu depuis  ?  

En 1939, les Juifs étaient 10 millions eu Europe. Après la Shoah, ils étaient 4 millions. Mais les choses ne se sont pas figées en 1945. Les ¾ des Juifs qui étaient encore présents en Europe après la Shoah ont quitté cet espace et aujourd’hui. Selon l’Institute for Jewish Policy Research, la population juive européenne est estimée aujourd’hui à 1,3 million. Les Juifs ne représentent plus que 0,2 % de la population européenne. Autre chiffre important pour comprendre le long basculement en cours  : autour de 1880, les Juifs d’Europe représentaient 90 % des Juifs du monde. Ils ne représentent plus que 9 % de ces derniers aujourd’hui. 1,3 million c’est très peu mais c’est quand même quelque chose. Une coappartenance des Juifs et de l’Europe persiste. Mais la question est de savoir sur quel mode, c’est-à-dire en fonction de quel avenir possible. 

Vous pensez que cette coappartenance des Juifs et de l’Europe serait menacée aujourd’hui  ? 

La dynamique générale depuis la fin de la seconde guerre mondiale est au déclin. Mais depuis quelques années, il y a un phénomène qui s’y surajoute  : le regain d’antisémitisme en Europe. C’est lui qui crée une crise, qui fait naître, pour le dire de manière moins objectivante, un risque. Le risque existe que le XXIème soit celui d’une déliaison définitive du fait juif et du fait européen. Le judaïsme européen n’existant plus autrement que de manière résiduel, marginal, à un niveau local pittoresque, folklorique. 

La déliaison, ce n’est pas aussi le risque qui caractérise l’Europe en tant que collectif  ?

Oui, l’Europe est elle aussi traversée désormais par des logiques centripètes et menacée de désagrégation, bien au-delà du sens institutionnel de délitement de l’Union Européenne. C’est l’idée de destin commun d’un collectif politique porteur d’une histoire partagée qui se défait. Notre point de départ ou notre hypothèse, c’est de penser que ces deux crises ont des liens. Que la déliaison entre Européens a des causes propres mais aussi des causes communes à celle entre Juifs et Européens. Et que la déliaison entre européens a des conséquences propres mais aussi des conséquences communes à celle entre Juifs et Européens. Ces déliaisons sont isomorphes. 

Votre projet est donc l’analyse de deux crises intriquées. Comment allez-vous procéder ?  

Les diagnostics menés dans les cadres nationaux, cloisonnés, ne sont plus ajustés à l’époque. Notre regard doit se porter immédiatement sur la situation au plan européen, qui connait certes des déclinaisons nationales et locales, mais toujours surdéterminées par une perspective d’ensemble. C’est un travail de focale et de montage  : il faut des plans généraux, des zooms, des panoramique… Avec cette perspective d’ensemble en tête, avec la conscience de cette double dynamique de crise, avec la connaissance du cadre général sur le fond duquel elles ont lieu, nous allons enquêter. Venus des quatre coins de l’Europe, nos journalistes vont réaliser des reportages, des portraits, nos universitaires des analyses, des mises en perspectives historiques, des approfondissements conceptuels, nos écrivains vont rendre compte de l’évolution des subjectivités, proposer des nouvelles pour stimuler nos imaginaires. Nous proposerons aussi des textes littéraires oubliés, notamment des chefs d’œuvre de la littérature yiddish jamais traduits, et nous exhumerons des documents d’archives qui nous semblent importants pour penser l’Europe et les Juifs au XXIème siècle. Et surtout, nous traduirons beaucoup. Tous nos textes seront accessibles dans leur langue originale ainsi qu’en français, en anglais et dans quelques mois en allemand. Ce travail, nous le ferons dans une perspective collective, contradictoire, sans exclusives, en accueillant des voix dissonantes, en étant soucieux d’associer toutes les intelligences à cette ambitieuse tâche. Avec l’idée que c’est une partie de notre avenir commun à nous, juifs et non-juifs européens, qui se joue ici.

Pourquoi avoir choisi le titre K.  ? 

Entre nous pendant longtemps on appelait la revue «  la Question Juive  ». Cela faisait référence à la manière dont s’était formulée la question dès la fin du XVIIIème siècle : à la fois l’obstination des juifs à rester juifs, malgré leur assimilation, et la manière dont les nations européennes modernes envisageaient leur présence. L’expression est devenue canonique dans la première moitié du XIXème siècle mais évidemment le terme est devenu impraticable parce qu’il évoque immédiatement aujourd’hui le «  Commissariat aux questions juives  » et le fait qu’avec le nazisme, la «  question juive  » s’est transformée en «  problème juif  ». En réfléchissant à d’’autres titres, nous avons cherché du côté des grand personnage de la littérature juive moderne. Et nous avons pensé au Joseph K. du Procès, au «  K.  » du Chateau. Est-ce que ce château que K. cherche à rejoindre dans le roman ne pourrait pas être perçu comme une métaphore de l’Europe pour ses juifs ? Notre revue s’ouvre avec un très beau texte de Jean-Pierre Lefebvre, le grand traducteur français d’Hegel, consacré à Kafka  ; ce n’est pas un hasard. Dans sa correspondance avec Felice Bauer, Kafka revient le 7 octobre 1916 sur les critiques de La Métamorphose et écrit : « Pourrais-tu me dire qui je suis en fait. Dans le dernier numéro de Die Neue Rundschau, on parle de La Métamorphose. On la récuse pour des raisons sensées et on dit à peu près : “L’art de K. comme conteur a quelque chose de foncièrement allemand”. En revanche, dans l’article de Max : “Les récits de K. font partie des documents les plus juifs de notre temps”. Un cas difficile. Suis-je un écuyer de cirque monté sur deux chevaux ? Malheureusement, je n’ai rien d’un écuyer, je gis par terre. » Certains parmi nous espèrent aussi que cette revue nous aide collectivement à nous remettre en selle.

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