La crise globale provoquée par la pandémie du Covid-19 a lancé un intense mouvement de réflexion parmi les courants de la gauche et de l’écologie en France. Sur le plan conceptuel, programmatique et politique, différentes communautés et groupes militants réfléchissent à la réponse globale à apporter, avec un horizon écologiste et social commun qui s’esquisse. Un paradoxe est cependant que les questions de politique étrangère semblent être largement laissées à l’écart de cette dynamique. Le paradoxe est d’autant plus grand que l’ambition écologiste est nécessairement globale et planétaire et que le Covid incarne, par excellence, une crise de la mondialisation.
La compréhension des chocs géopolitiques actuels est pourtant essentielle au-delà du cercle trop fermé des experts et curieux de l’actualité internationale. Les éventuelles réponses apportées en matières économique, environnementale et sociale, seront en effet mises en œuvre dans un monde plus brutal pour les Européens. Les idées nouvelles ou moins nouvelles qui pourraient s’imposer en politique nationale seront confrontées à des phénomènes anciens, de rivalités interétatiques, et nouveaux, le pouvoir croissant des acteurs non étatiques, économiques, comme les grandes entreprises numériques, ou militaires, comme les milices ou les groupes terroristes, mais aussi l’impérieuse nécessité pour les autorités de se coordonner au niveau international pour répondre à des défis comme les pandémies et le changement climatique. Les réponses philosophiques, scientifiques et technologiques ne seront ainsi valables que si elles prennent en compte les rapports de force internationaux actuels.
La fin de la mondialisation unipolaire américaine des années 1990 et du début des années 2000 a laissé place à une nouvelle phase, marquée par une nouvelle compétition entre modèles politiques et des escalades, y compris militaires, limitées mais plus fréquentes entre puissances moyennes. Les démocraties libérales en crise sont concurrencées par différentes variations d’un autoritarisme ayant embrassé la mondialisation marchande et peu susceptible de se convertir aux utopies décroissantes. La pandémie a même accentué les tensions internationales, ne serait-ce qu’en raison de l’affaiblissement des institutions internationales censées permettre une coopération plus efficace. Le Covid a amplifié la confrontation entre les États-Unis et la Chine, confirmé la propension de la Russie ou de la Turquie à profiter des crises pour étendre leur influence, en Syrie ou en Libye, et rappelé les divisions et la lenteur européennes. Ces phénomènes déterminent déjà les réponses à la pandémie et façonneront l’issue de la crise actuelle autant que la résilience future des sociétés face aux dérèglements sanitaires ou climatiques.
Cette situation géopolitique rappelle ainsi un constat important pour la gauche et les écologistes : il faut pouvoir se protéger pour construire. L’élaboration d’un projet émancipateur nécessite de penser sa défense et sa diplomatie face à des menaces extérieures anciennes et nouvelles tout autant que sa promotion à travers la coopération internationale et transnationale. Alors que des tensions dont l’Europe se croyait affranchie atteignent désormais ses frontières, il faut protéger les utopies réalistes pour qu’elles grandissent. Si l’ADN de la gauche et des écologistes est de travailler à l’émancipation individuelle et à la construction collective de biens communs, ces chantiers ne sont possibles que si les niveaux local, national ou européen peuvent résister aux pressions extérieures. Si le niveau municipal paraît décisif pour inventer de nouvelles formes de développement, il doit être connecté à un appareil d’État solide pour réagir efficacement aux évolutions internationales et aux chocs externes.
Les acteurs de la gauche et de l’écologie semblent pourtant s’être relativement désintéressés de ces questions. Jusqu’à présent, le débat de politique étrangère entre les différents forces écologistes et de gauche a été structuré par trois tendances : à l’exception de la décision d’accueillir la COP21, le gouvernement de François Hollande s’est caractérisé par une logique pragmatique et réactive, à la fois dépendante des décisions de Nicolas Sarkozy et de crises ultérieures. Ce pragmatisme a conduit à l’approfondissement de la coopération militaire avec les États-Unis pour lutter contre Daech, et à une approche affaiblie en Europe. La France insoumise a au contraire puisé dans une tradition anti-impérialiste et non alignée pour suggérer de profonds changements d’alliances. Cette démarche a toutefois eu tendance à être focalisée sur les vestiges de la guerre froide dont elle disait pourtant vouloir combattre la logique. La France insoumise a ainsi eu tendance à ignorer d’autres évolutions, comme la construction européenne et le recul américain, ou des menaces, telles que l’affirmation russe. Une troisième voie, centrée sur les valeurs humanistes, s’est également formée autour de Génération.s. et de EELV pour critiquer d’une part les excès de la lutte contre le terrorisme et de la politique migratoire européenne et d’autre part les complaisances de la France insoumise à l’égard de régimes autoritaires. Cette troisième voie n’a toutefois pas formulé de vision stratégique complète. Elle a peu investi les questions militaires au-delà d’une opposition de principe à l’arme nucléaire et a fait peu de propositions sur les questions de régulations internationales financières ou environnementales.
De son côté, Emmanuel Macron a depuis le début de son mandat, par son sens du timing et de la communication, significativement amélioré la visibilité de la France sur la scène internationale. Il a engrangé des succès, tardifs mais réels, comme l’accord franco-allemand sur une capacité européenne d’endettement pour répondre au Covid. Cela étant, Emmanuel Macron n’a pas vraiment innové et a plutôt suivi les options stratégiques instaurées par Nicolas Sarkozy et revisitées à la marge par François Hollande. Il s’est même souvent retrouvé contraint de se battre pour préserver les acquis de ses prédécesseurs face à Donald Trump : la coopération antiterroriste avec les États-Unis, l’accord sur le nucléaire iranien et celui sur le climat. Les initiatives vis-à-vis de la Russie ou en Méditerranée se sont également inscrites dans une tradition française bien établie, mais sans résultats notables à ce stade. Au-delà du contexte international et de l’héritage de ses prédécesseurs, les résultats d’Emmanuel Macron ont en réalité surtout été limités par sa propre méthode diplomatique. Son manque de concertation, de préparation et de suivi de beaucoup d’initiatives a crispé ses partenaires européens et usé le système français, ce qui nuit à terme à la crédibilité de la parole française.
Cependant, en dépit des limites de la politique étrangère d’Emmanuel Macron, aucun des partis écologistes ou de gauche n’est actuellement en mesure de proposer une vision et une stratégie plus convaincantes. Le front écologiste et social actuellement en gestation ne pourra ainsi pas faire l’économie d’un profond travail de (re)définition de sa politique étrangère s’il veut porter un projet réellement transformateur.
L’objectif doit être de revisiter les outils traditionnels de la politique étrangère interétatique pour les adapter à une nouvelle conflictualité internationale et les articuler avec des modes de mobilisation et d’action nouveaux qui sont particulièrement pertinents pour faire face à l’urgence climatique.
La gauche et les écologistes doivent d’abord redécouvrir les outils de la politique étrangère. Hier comme aujourd’hui, il faut se préparer à la guerre pour avoir les moyens de protéger la paix. Hier comme aujourd’hui, la diplomatie sert à tenter de prévenir les conflits d’une part, et développer les éléments de notre prospérité d’autre part. Elle le fait en nouant des relations équitables dans les domaines culturel, économique, politique, et par l’établissement d’accords avec les représentants d’autres peuples souverains. La nécessité de lutte contre le réchauffement climatique ou contre l’évasion fiscale implique qu’un projet de transformation s’inscrit nécessairement dans un horizon de coopération internationale, afin de renforcer les réponses nationales et européennes. Cultiver des initiatives municipales et locales, c’est aussi garantir qu’elles ne soient pas broyées par des crises internationales.
La transformation écologique ne sera ainsi pas possible sans l’exercice d’une forme de puissance. Cela semble inévitable pour promouvoir ou protéger les innovations dans le désordre international, face à des modèles concurrents prédateurs et volontiers interventionnistes. On n’obtiendra pas des cibles européennes ambitieuses en matière climatique sans une solidarité continentale effective et efficace. On ne renforcera par exemple pas l’Organisation mondiale de la santé sans tenir compte du poids de plus en plus marquant de la Chine dans le système des Nations unies. Il est tout aussi illusoire de prétendre valoriser les ressources comme celles issues de l’économie numérique et de l’économie de la connaissance, sans une protection des données des citoyens face à une commercialisation à outrance par des entreprises américaines. Les appels à la transition énergétique ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur l’accès aux matières premières indispensables pour produire des panneaux solaires.
Une telle réflexion passe par une approche lucide de la France comme puissance moyenne dépendante de plusieurs cercles stratégiques. Le premier est géographique et historique, et rappelle que la profondeur stratégique de la France est européenne, méditerranéenne, ultramarine et, dans une certaine mesure, africaine. Cela signifie que l’investissement diplomatique dans ces zones est essentiel à la vie quotidienne de millions de Français.
Le second cercle est mondialisé et procède de la richesse que retire le pays de l’existence à l’échelle planétaire de flux physiques et virtuels dans les domaines commercial, culturel et humain. Cela signifie que toute modification des infrastructures qui permettent ces flux aura un impact sur des citoyens français. Une stratégie internationale renouvelée implique ainsi d’éviter les écueils de mots d’ordre vagues et de préciser ce que l’on souhaite relocaliser, pourquoi et comment. La compréhension des liens de la France avec le Maghreb peut à ce titre par exemple élargir la stratégie sur les « relocalisations industrielles » en France, en y incluant des partenariats équilibrés avec le Maroc, l’Algérie et la Tunisie pour des activités que la France ne pourrait rendre viable sur son territoire.
Il s’agit ensuite d’être conscient des atouts qui confèrent actuellement à la France des moyens de protection de ses citoyens et une place importante à l’international : le troisième réseau diplomatique au monde ; un rôle majeur au sein de l’Union européenne ; un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies ; une armée professionnelle et déployable ; l’arme nucléaire ; une langue internationale ; des diasporas dynamiques ; un rayonnement économique, culturel, artistique et éducatif ; une capacité à impulser des accords internationaux ; une zone maritime immense… Un enjeu structurel est de cultiver les atouts dont dispose la France dans le monde et de mieux gérer ses moyens, qu’il s’agisse des capacités de projection militaire, du nombre de diplomates ou de la gouvernance de ces opérateurs publiques.
Un chantier important concerne l’organisation institutionnelle de la politique étrangère française. Au-delà de la personnalité d’Emmanuel Macron, qui polarise en France comme à l’étranger, c’est surtout la limite de la personnalisation de la politique étrangère encouragée par la Ve République qui doit interroger. Il y a pour les partis de gauche, toujours mal à l’aise avec la figure du leader, un équilibre fondamental à trouver entre nécessaire incarnation de la France et personnalisation excessive de sa politique étrangère. Il faut pouvoir représenter la France avec réactivité et agilité, parfois avec force face à des dirigeants autoritaires, mais la concentration excessive des décisions par le Président crée une confusion entre l’intérêt du pays et le sien. Au-delà de la rationalisation du fonctionnement entre la Présidence et les ministères concernés, il faut un renouvellement profond du débat parlementaire et public sur les relations internationales, dont le niveau actuel affaiblit le pays. Les divisions partisanes limitent le consensus nécessaire pour ensuite pouvoir convaincre ses partenaires de la validité de ses propositions, pas seulement de chef d’État à chef d’État, mais aussi à travers les députés, notamment vis-à-vis de systèmes parlementaires, et la société civile, quand les enjeux s’y prêtent, à l’image de la lutte contre le réchauffement climatique.
Il faut ensuite prendre acte des conséquences de la fin du « moment unipolaire » américain. La pandémie a confirmé que l’hégémonie américaine ne structure plus les relations internationales. De même, les parallèles douteux avec la guerre froide occultent souvent le fait que la Russie n’a plus de modèle alternatif à offrir et que la Chine n’est plus un pays en voie de développement. Les relations avec ces trois pays comme avec d’autres ne peuvent ainsi plus être déterminées par une logique entre blocs, qui pousse certains à voir dans les relations avec Moscou un rééquilibrage « gaullien » automatique vis-à-vis des États-Unis. Les relations hors d’Europe doivent être évaluées pour leur mérite propre en fonction de la réciprocité et du respect des intérêts français et européens.
La seule alliance qui peut et doit guider l’action française, c’est une Union européenne qui monte en puissance sur le plan géopolitique, tout en se débarrassant des logiques impériales. La France a besoin de l’Europe pour se défendre et promouvoir ou enrichir ses idées, indépendamment des désaccords sur la gouvernance économique interne de l’Union. Prendre acte de la fin du moment unipolaire doit en effet inviter à préparer des réponses européennes à des mesures hostiles de la part d’autres puissances moyennes qui profitent du vide laissé par les États-Unis. En quelques années, un « arc de crise » s’est en effet rapproché de l’Europe.
Les tensions en Méditerranée orientale avec la Turquie devraient constituer le dernier avertissement pour des Européens habitués à ce que les « problèmes » soient plus loin de leurs frontières. La priorité donnée à la construction stratégique européenne n’est ainsi pas tant le fruit d’une utopie europhile que d’un impératif de protection. Les dernières années ont en effet démontré que la diplomatie ne suffisait pas à enrayer les escalades et endiguer les poussées stratégiques russes, turques ou iraniennes. En l’absence de garantie sécuritaire américaine concernant le voisinage Sud de l’Europe, et compte tenu de l’affaiblissement de la garantie sécuritaire américaine sur le voisinage Est, une dissuasion européenne est nécessaire. Celle-ci peut se servir des instruments développés par l’OTAN, notamment car la plupart des Européens y sont attachés, mais une composante proprement européenne est indispensable.
Au-delà des menaces émanant d’autres États, la gauche et les écologistes doivent également investir plus sérieusement la question de la lutte contre le terrorisme, en s’inspirant de Bernard Cazeneuve davantage que de Manuel Valls. Un enjeu majeur est notamment de réévaluer un certain nombre de partenariats établis dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme », dont la logique est inefficace. Il faut évidemment continuer à lutter contre les groupes djihadistes et donner aux pouvoirs publics les moyens de prévenir, surveiller, anticiper et neutraliser les commanditaires d’attentats. Cependant, il faut insister sur le fait que le terrorisme est une tactique. Et on ne fait pas la « guerre » à une tactique. Cela conduit à mélanger les instruments entre des menaces militaires, celles des djihadistes, et des oppositions politiques ou morales, comme celles qui existent avec les islamistes inspirés par les Frères musulmans et qui ne peuvent pas être traitées efficacement sous l’angle sécuritaire. Cette réaction mal calibrée a provoqué une série de dynamiques problématiques, comme le développement de coopérations avec des régimes dont la répression intérieure alimente le terrorisme, comme l’Égypte, ou avec des partenaires qui bloquent la stabilisation politique des zones concernées, comme Khalifa Haftar en Libye.
La France doit ainsi pouvoir articuler trois objectifs complémentaires : d’une part, maintenir une stratégie de sécurité nationale indispensable pour prévenir des attentats, ce qui implique une capacité militaire extérieure ; d’autre part, réinvestir massivement dans son soft power pour promouvoir les droits de l’homme et les principes républicains de liberté d’expression et de conscience, et ce, afin d’encourager les alternatives locales aux idées islamistes ; enfin, développer un dialogue exigeant mais respectueux avec les partis politiques islamistes qui respectent les règles démocratiques. La pondération de ces trois objectifs permet de limiter l’attrait d’une propagande djihadiste qui prétend que la France est en guerre contre l’Islam, tout en encourageant des alternatives locales solides face aux forces conservatrices. Cette logique incite aussi à réévaluer les coopérations avec les acteurs qui souhaitent éradiquer toute expression religieuse en politique sans pour autant lutter efficacement contre les djihadistes. Des coopérations comme celles développées avec les pays du Golfe doivent ainsi être repensées, pas pour y mettre fin de manière unilatérale mais pour redéfinir de manière transparente leur coût, politique et militaire.
Enfin, il est vital de reprendre le travail entamé avec la COP21 avec l’objectif d’un nouvel accord international, des méthodes plus innovantes et une structuration plus efficace des différents niveaux de gouvernance. La logique de l’accord de Paris, qui distingue les obligations des économies développées de celles des pays en voie de développement, reste valable. Cette logique doit toutefois être relancée de manière beaucoup plus innovante par la gauche et les écologistes en s’appuyant non seulement sur les fonds de relance économique européens mais aussi sur les villes européennes dirigées par des forces écologistes. C’est le pont entre les différents niveaux de gouvernance qui peut décupler la pression pour forcer les gros pollueurs et les exportateurs d’hydrocarbures en leur démontrant que les actifs productifs carbonés dans lesquels ils investissent aujourd’hui n’auront plus de valeur demain. Des négociations et plaidoyers collectifs sont aussi nécessaires auprès des organisations internationales existantes (OMC, organisation internationale de l’aviation civile, FMI, etc.) pour créer les bonnes incitations mais également combattre la tentation de relancer les économies en dérégulant aux points de vue environnemental et social. Les financements publics et l’aide au développement ne suffiront pas et il est nécessaire de créer des leviers via le commerce international pour encourager le secteur privé à investir dans les technologies décarbonées. Au-delà des questions climatiques, cette méthode doit aussi inspirer un élan de réforme du multilatéralisme, afin que les organisations internationales se concentrent sur des mécanismes opérationnels de régulation internationale plus que sur la production de textes vagues et non contraignants.
Ces chantiers sont évidemment immenses, et les réponses techniques vont bien au-delà de la seule responsabilité des partis de la gauche et des écologistes. Il est toutefois urgent qu’ils se saisissent plus sérieusement de ces enjeux s’ils espèrent convaincre qu’ils peuvent incarner une alternative crédible à Emmanuel Macron. L’enjeu pour la génération actuelle et à venir de responsables, d’experts et de militants est de renouveler un héritage diplomatique et militaire français particulièrement riche tout en l’articulant avec de nouveaux rapports de force et un projet de société ambitieux sur le plan économique et sociale. À l’heure des urgences globales, la gauche doit penser sa défense et sa diplomatie aux côtés de la transition écologique si elle veut espérer que ses horizons désirables restent atteignables.