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Mercedes D’Alessandro est née à Posadas (Misiones), a obtenu son doctorat en économie à l’Université de Buenos Aires (UBA) et a travaillé en tant que consultante pendant six ans à New York. Elle a enseigné à l’UBA pendant plus de quinze ans, principalement dans le domaine de l’épistémologie de l’économie, où elle a dirigé divers groupes de recherche et publications, et a été directrice de la Licence d’économie politique à l’Université Nationale de General Sarmiento (UNGS). Elle a effectué un vaste travail de sensibilisation en matière économique. En 2015, elle a lancé le site Economía Femini(s)ta, où les questions économiques sont discutées avec une perspective de genre, installant ainsi le débat dans l’agenda public. En 2016, elle a publié le livre « Economía feminista. Cómo construir una sociedad igualitaria (sin perder el glamour) » par l’Editorial Sudamericana, ouvrage qui en est actuellement à sa 5e édition, et qui a été publié en mai 2018 en Espagne, au Mexique et en Colombie.
Après des mois de négociations, le Ministre Martín Guzmán a annoncé ce 4 août que le gouvernement argentin était parvenu à un accord sur la restructuration de sa dette publique. Pourquoi un tel accord était-il si nécessaire ?
L’accord conclu avec les créanciers privés est un grand pas pour l’Argentine. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une grande incertitude en raison de la pandémie. La question irrésolue de la dette constituait un autre foyer d’incertitude. L’approbation par le Congrès de la restructuration de la dette locale a également été obtenue. Le déblocage de ces négociations laisse entrevoir la possibilité de réfléchir à une voie de reprise économique pendant et après la pandémie. Avoir une dette viable est une condition nécessaire pour établir un cadre au sein duquel planifier les politiques publiques. Aujourd’hui, l’État joue un rôle de premier plan, en accompagnant les plus vulnérables dans une période aussi difficile, mais aussi en veillant à la pérennité des entreprises et des secteurs productifs les plus touchés.
Nous espérons que cet accord ne sera pas uniquement bon pour l’Argentine, mais qu’il permettra aussi de faire évoluer les discussions sur les processus de restructuration de la dette et sur l’architecture financière internationale. Les projections économiques au niveau mondial nous montrent que nous serons confrontés à des pertes d’emplois et de revenus et, par conséquent, à une augmentation de la pauvreté. Il est crucial que la réponse financière à la crise du Covid-19 s’inscrive dans une perspective durable.
Vous êtes Directrice Nationale Économie, Égalité et Genre du Ministère de l’Économie. Que représente la création d’une telle direction pour l’Argentine et pour la région ? Quels sont ses principaux objectifs ?
C’est une Direction nouvelle. Elle a été créée cette année dans l’organigramme du ministère et, pour moi, sa création a déjà constitué un jalon, même à l’échelle de l’Amérique latine. Il n’existait pas d’espace institutionnel de ce type où l’on pouvait discuter des politiques économiques à partir d’une perspective de genre. En Argentine, en Amérique latine comme au niveau international, la question du « Ni Una Menos 1 » ou « Me Too », c’est-à-dire la dénonciation de la violence masculine sous différentes formes, est devenue centrale dans le débat public. Toutefois, en ce qui concerne la question économique, il reste encore quelques mesures à prendre pour renforcer sa visibilité. Pour nous, le fait qu’un tel espace ait été ouvert est aussi un signe que, d’une certaine manière, nous sommes en train de construire une demande. Cette demande a fini par intégrer le gouvernement. Dans ce contexte, nous sommes assises ici au bureau dans le but de travailler sur tous les domaines du Ministère de l’Économie, afin que les politiques économiques aient une perspective de genre. Et c’est ce que nous avons fait, évidemment en coordination avec le Ministère de la Femme, du Genre et de la Diversité, mais aussi avec des espaces consacrés à l’activisme, au militantisme et aux organisations civiles. J’aime penser que cet espace s’est matérialisé grâce à la lutte du mouvement féministe, des mouvements et des assemblées de femmes. D’une certaine manière, la Direction doit répondre présente à ce mandat.
Nous avons mis en place deux axes qui se structurent sur le très long terme. Le premier concerne la construction d’indicateurs qui permettent à ceux qui élaborent, conçoivent, évaluent et suivent les politiques économiques de disposer d’outils, en premier lieu, pour identifier les problèmes. En général, si toutes les données ne sont pas présentées, il est encore difficile de voir la reconnaissance de l’importance de la question de l’égalité des genres. La formation des économistes est assez mainstream. Elle est dominée par un cadre théorique néoclassique, bien qu’il existe quelques courants critiques, au sein de l’hétérodoxie, qui est très large. Ces critiques hétérodoxes ne se placent cependant pas nécessairement dans une perspective de genre. Par exemple, l’Université de Buenos Aires (UBA), la plus grande université du pays, a créé il y a seulement quatre ans une discipline regroupant économie et genre, qui est facultative et enseignée une fois par an. Cela montre qu’elle ne fait pas partie du cœur de l’éducation. Les personnes qui exercent aujourd’hui cette profession, ou qui travaillent dans la fonction publique et sont issues d’un milieu économique n’ont pas les outils nécessaires pour le faire. L’un de nos objectifs est donc de leur donner certains outils pour réfléchir aux politiques et à leur impact différencié sur la vie des femmes et des hommes.
L’autre grande ligne sur laquelle nous avons travaillé au sein de la Direction est le budget pour la Diversité et le Genre. Nous comprenons que nous pouvons avoir de grandes et bonnes idées, ainsi que des désirs très nobles, mais si leur mise en œuvre ne s’accompagne pas d’une ligne budgétaire clairement définie, nous ne voyons rien de concret. En outre, le budget est un bon outil de contrôle pour observer les efforts de l’État mis en œuvre pour combler les écarts entre les genres. L’une des choses que nous faisons actuellement, dans le cadre des discussions sur le budget 2020-2021, consiste à examiner les choses sous l’angle du genre et à dire à chaque ministère lesquelles parmi ses politiques sont celles qui vont combler les écarts : avez-vous un quota, avez-vous une incitation à embaucher plus de femmes, une incitation à combler un écart dans la participation économique ou à rémunérer le travail de soins ? En d’autres termes, il s’agit d’examiner un peu plus attentivement ce que fait chaque organe du pouvoir exécutif. L’idée est qu’une fois que nous aurons le budget 2020-2021, nous pourrons voir quel pourcentage des ressources l’État alloue à la réduction de l’écart entre les genres.
Comment la crise sanitaire a-t-elle affecté la réflexion sur ces deux axes ?
Ces axes sont les deux axes généraux sur lesquels nous travaillons. Et dans ce cadre-là, évidemment, la pandémie est apparue, démontrant que, même si ces lignes étaient importantes, nous devions examiner de nouvelles choses. Et parmi ces choses, je pense que nous sommes tous d’accord sur le fait qu’un grand problème a été soulevé et est devenu évident, à savoir l’inégalité qui traverse tout le continent. Cette inégalité s’exprime non seulement par une différenciation entre secteurs aisés et populaires, mais aussi parmi ceux qui ont accès à l’internet ou non, parmi les femmes et les hommes, parmi ceux qui sont des migrants ou non. Cette inégalité a de nombreuses ramifications qui commencent à se recouper. C’est une chose qui, à l’échelle mondiale, et surtout dans nos pays très inégalitaires, est apparue dans toute son évidence.
Dans le cas de l’Argentine, nous avons eu une quarantaine très stricte pendant un mois entier, quasiment – de mars à avril –, puis elle s’est assouplie un peu. Comme l’Argentine a un secteur informel très important – près de 40 % des travailleurs sont employés par le secteur informel de l’économie –, lorsque l’on disait « vous ne pourrez pas sortir de chez vous » ou « prenez soin de vous, restez chez vous », « prenons soin de nous en restant chez nous », tous ces slogans que l’on utilisait, on imposait à cette personne de choisir entre sa santé et sa survie. Parce que ce sont en général des gens qui tirent leurs revenus en sortant de leur maison, en circulant : ce sont des vendeurs de rue, ce sont des travailleurs de la construction, ce sont des travailleurs domestiques, des travailleurs dans des maisons privées. En Argentine par exemple, la principale opportunité d’emploi qu’une femme a aujourd’hui est d’être employée dans une maison privée. C’est l’un des emplois les plus informels – plus de 70 % de ces travailleuses se retrouvent dans une condition d’informalité – où l’on gagne le salaire le plus bas de toute l’économie : 8700 pesos (100 euros au taux de change officiel) en moyenne, la moitié du salaire minimum vital. Lorsque nous avons examiné tout cela du point de vue du Ministère de l’Économie, qui demandait aux gens de rester chez eux pendant deux semaines – parce qu’à l’époque, ce n’était annoncé que pour deux semaines – et que nous savions et avions l’intuition que cela pouvait être plus long, nous nous sommes dit « eh bien, nous devons donner une réponse à cela ».
Quelles ont été les réponses données par le ministère de l’Économie ?
L’une des réponses données a été le Ingreso Familiar de Emergencia (IFE, Revenu familial d’urgence), un transfert monétaire de 10 000 pesos qui vise, d’une certaine manière, à contribuer à l’équivalent des besoins alimentaires d’une famille composée de 2 adultes et 2 enfants. Parallèlement à cette mesure, les expulsions ont été suspendues – si vous ne pouvez pas payer le loyer, vous ne pouvez pas être expulsé – et tous les paiements des services publics ont été reportés. Une série de choses ont été faites pour que vous ayez la tranquillité de ne pas perdre votre maison, que vous ayez accès aux services publics, et aussi que vous ayez ce transfert qui vous permet de vous tenir à flot – parce que nous savons aussi que ce n’est pas non plus quelque chose qui vous permet de traverser la crise dans de très bonnes conditions.
Quels étaient les principaux défis à relever pour concevoir un outil de protection sociale comme l’IFE, compte tenu notamment de l’ampleur qu’il a finalement pris ?
Lorsque nous avons conçu l’IFE, nous avons commencé à entrevoir quelle était la situation de l’informalité en Argentine. Avec tous les outils dont on dispose, à savoir les enquêtes permanentes auprès des ménages (EPH), un instrument très précieux, nous avons trouvé un grand nombre – des millions de personnes – qui pouvaient remplir les conditions pour obtenir ce revenu. Quand on regarde la théorie, on constate qu’il y a des indépendants, des informels, des chômeurs, énormément de catégories. Le problème est que les gens ont tendance à se percevoir et à se mettre dans des catégories qui ne leur correspondent pas. Peut-être que j’ai fait une facture en tant qu’indépendant un jour et je me pense indépendant. Mais le fait d’avoir fait une facture ne fait pas de moi un indépendant. Il se trouve aussi que cette enquête vous demande si vous avez cherché un emploi. Et si vous avez cherché un emploi, vous êtes considéré comme économiquement actif. Si vous n’avez pas cherché de travail la semaine précédente, vous étiez de l’autre côté. Cependant, au vu de la nouvelle situation, vous devez ou voulez avoir un emploi. Il y a beaucoup de cas de figure qui concernent la façon dont ces travailleurs se voient et se perçoivent. Alors, que s’est-il passé ? Quand nous avons vu que le champ était très large, nous nous sommes dit que nous devions travailler à créer un revenu familial, parce que nous n’aurions pas assez de marge de manœuvre fiscale2. L’Argentine porte le poids de l’endettement ; elle a un budget assez limité.
Évidemment, il y a eu beaucoup de problèmes de mise en place. Lorsque cette mesure a été mise en œuvre, nous avons demandé aux gens de s’inscrire sur une page web, de saisir leurs données, qu’on vérifiait avec les bases de données de l’Administration nationale de la sécurité sociale (ANSES) et de l’Administration fédérale des recettes publiques (AFIP), pour voir s’ils répondaient aux exigences. Douze millions de personnes ont été enregistrées. Imaginez le désespoir : ces 12 millions sont la mesure du désespoir face à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Évidemment, on enregistrait aussi les personnes qui ne remplissaient pas les conditions que nous avions fixées (une situation d’informalité ou ayant un certain niveau de revenu). C’étaient des conditions qui ne concernaient pas uniquement les personnes extrêmement pauvres, mais qui supposaient quand même pour les personnes concernées de se trouver une certaine situation de vulnérabilité. Près de 8 millions de personnes ont finalement rempli les conditions requises. C’était un très grand défi, surtout sur le plan fiscal, car il fallait payer deux fois plus que ce que nous avions prévu.
D’autre part, nous pensions pouvoir identifier plus facilement les ménages. Mais la vérité est qu’une fois que nous avons eu les 8 millions de personnes, il fallait leur verser l’argent. Est alors apparu un autre problème, celui de l’informalité. Notamment parce que l’un des aspects de l’informalité est que beaucoup de ces personnes n’utilisent pas de comptes bancaires. Peut-être en ont-ils un, mais ils évitent de s’en servir. En plus, non seulement ils ne les utilisent pas, mais ils ne savent pas comment gérer tous les instruments financiers qu’un compte bancaire leur offre. Nous leur avons donné la possibilité de choisir comment ils voulaient collecter ces 10 000 pesos, et plus de la moitié d’entre eux ont choisi un autre moyen qu’une banque. Autrement dit, seulement 4 millions de personnes ont déclaré un compte bancaire où l’argent allait être déposé. L’autre moitié a demandé à être payée via la poste (Correo Argentino) ou Punto Efectivo, une modalité que nous avons mise en place avec les banques et qui consiste à effectuer un transfert direct vers un distributeur automatique, permettant ainsi que les personnes retirent directement l’argent sur celui-ci.
Quelles leçons l’expérience de l’IFE a-t-elle laissé à l’État ?
Ce qui s’est finalement passé, c’est que le fait de maintenir une politique visant à améliorer la situation des travailleurs informels a fini par mettre en évidence beaucoup d’autres problèmes de fond. Et je dis cela comme quelque chose de positif aussi, parce que d’une certaine manière, cela nous a permis d’avoir pour la première fois une bien meilleure identification de la situation de ces personnes qui sont maintenant dans l’informalité : de comprendre les besoins qu’elles ont vis-à-vis de l’État et du système financier, leur répartition en termes d’âge, de genre. Bref, beaucoup de choses que nous avons obtenues grâce aux informations qu’elles nous ont données. Et c’est la première fois que l’État dispose de toutes ces informations, qui sont très précieuses, car elles vont nous permettre désormais non seulement d’améliorer l’IFE, qui est une mesure transitoire, comme son nom l’indique, et qui va être diluée dans le temps. Cela nous permettra également de constater, par exemple, que 25 % des personnes qui ont reçu l’IFE sont des jeunes et que 55 % sont des femmes ; dans l’informalité, nous avons en proportion plus de femmes que d’hommes, ce qui explique aussi que l’IFE ait été reçue proportionnellement plus par les femmes que par les hommes : ce sont elles qui sont surreprésentées à la fois dans l’informalité et dans la pauvreté.
L’IFE a également permis de toucher une population qui n’était pas touchée auparavant. L’État argentin dispose d’un grand système de protection sociale, grâce à l’allocation universelle par enfant (AUH3). En fait, lorsque la pandémie a commencé, l’État a choisi de renforcer l’AUH, l’allocation universelle de grossesse, les pensions minimales ; il a commencé à distribuer une carte alimentaire. Mais tout cela était déjà connecté, avec une logistique de paiement préexistante. Il suffisait d’appuyer sur un bouton et l’argent apparaissait sur les comptes bancaires. L’IFE était un défi, car nous n’avions pas enregistré une bonne partie des bénéficiaires et, ensuite, parce qu’ils n’avaient pas de compte bancaire. En outre, dans les déciles de revenus inférieurs, l’AUH a atteint une grande partie de la population, mais pas la totalité ; avec l’IFE, elle a atteint 9 personnes sur 10 dans le décile le plus bas. C’est-à-dire que nous sommes passés de 6 sur 10 à 9 sur 10. Et c’est très important, parce que cela signifie qu’il existe un nouvel outil pour contenir la situation socio-économique des personnes du décile de revenu le plus bas, où ce sont aussi majoritairement des femmes : presque 7 personnes sur 10 du décile de revenu le plus bas sont des femmes. D’autre part, l’IFE nous a permis d’aller au-delà des outils de l’État conçus pour atteindre les ménages caractérisés par la présence d’une fille ou d’un garçon, comme avec l’AUH. Si vous êtes une jeune femme sans enfants, si vous êtes un homme qui n’a pas eu d’enfants et qui vit seul, vous ne receviez pas d’aide. Une grande partie de la population est laissée en dehors de l’État car l’AUH est l’outil de protection sociale le plus important. L’IFE, qui nous a permis d’avoir une cartographie de ce qu’est l’informalité en Argentine, est un outil qui nous aide beaucoup à penser à l’avenir.
L’informalité est une condition d’emploi assez répandue dans les les quartiers populaires4, c’est-à-dire les bidonvilles. Quelle est la réflexion du ministère de l’Économie sur la territorialité des problèmes révélés par la pandémie ?
L’autre chose qui est apparue clairement avec la pandémie, c’est que, lorsque nous demandons à tout le monde de rester à la maison, il y a beaucoup de gens qui vivent dans des conditions d’entassement, qui n’ont pas de maison convenable ou, comme cela s’est produit dans les quartiers populaires, n’ont pas accès à l’eau potable. Les publicités du type « lave-toi bien les mains » et « reste à la maison » ont donc montré que nous n’étions pas en train de parler à toute la population, mais seulement à une partie de celle-ci. À cette partie de la population à laquelle nous voulions parler, en fait, nous devions leur donner des solutions, pas leur parler. Le Covid-19 a sa plus grande concentration maintenant dans les villas, dans les quartiers populaires. Et cela est également dû à l’impossibilité, à laquelle font face beaucoup de gens, de pouvoir s’isoler, de pouvoir prendre soin d’eux-mêmes ou d’avoir accès à l’eau potable.
Il est apparu que, pour beaucoup de gens, les soins, qui sont un thème central de l’économie féministe, posaient un problème. C’était un obstacle à résoudre. La télé-école a commencé à devenir la norme, grâce aux appareils dont ils disposent à la maison. Si l’on examine les informations, seuls 4 ménages sur 10, en moyenne, dans les déciles inférieurs, disposent d’un ordinateur chez eux. En général, ceux qu’ils ont sont les ordinateurs qui ont récupéré du Conectar Igualdad5. En d’autres termes, la fréquentation de la télé-école pose également un problème dans les secteurs populaires, où le seul appareil est peut-être un téléphone qui, en général, n’a pas beaucoup d’espace et que, de plus, les adultes et les personnes âgées devront partager avec les enfants du foyer pour qu’ils aient accès à l’éducation. Un autre problème est apparu en plus de l’appareil, celui de la connectivité. Le réseau Internet n’arrive pas partout dans le pays. Par ailleurs, il est coûteux. En fait, avec l’IFE, nous avons eu quelques plaintes : « Je voulais me connecter et le site est tombé », « Je l’ai fait dix fois et je n’avais plus de données ». J’ai appelé l’Ente Nacional de Comunicaciones (ENACOM) et lui ai demandé de faire gratuit – sans qu’il y ait besoin de payer un forfait avec Internet – l’accès aux sites web du gouvernement. Il nous a fallu un certain temps pour réaliser à quel point cela constituait un obstacle à l’exercice du droit des personnes à demander une subvention.
D’autre part, il est également arrivé que de nombreuses personnes dans les quartiers populaires n’aient pas la possibilité de satisfaire les besoins alimentaires les plus élémentaires. Des programmes comme « El Barrio cuida al Barrio » ont été mis en place, où l’on s’est efforcé d’organiser les voisins pour qu’ils puissent identifier les endroits où se trouvait une personne âgée pour s’occuper d’elle sans qu’elle ait à quitter sa maison, où une mère célibataire qui s’occuperait des enfants et qui rencontrerait donc des difficultés pour se déplacer. Les écoles ont commencé à fonctionner comme des comedores (cantines), or pas pour manger sur place, mais plutôt pour chercher la nourriture et la ramener à la maison. Et là aussi, les femmes sont majoritaires. La plupart des personnes qui soutiennent ces espaces de soins dans les quartiers sont des femmes. À ce sujet, nous avons aussi commencé à réfléchir sur des programmes qui pourraient être mis en place pour ne pas en rester à « la femme dévouée qui donne tout, qui est capable de ne pas rentrer chez elle pour aider les autres ». Il faut que cela soit considéré comme un travail, parce que c’en est un. D’ailleurs « El Barrio cuida a tu Barrio » cherche également à garantir que celles qui remplissent ces rôles soient rémunérées. Le Président a commencé à dire dans ses discours que ces tâches doivent être rétribuées, que ce sont des tâches qui prennent beaucoup de temps.
Dans quelle mesure les défis liés à l’économie du télé-enseignement et des soins6, même s’ils concernent principalement les secteurs populaires, recoupent-ils tous les secteurs de la société ?
Les femmes ne sont pas seulement responsables dans les quartiers populaires, elles le sont aussi dans les foyers des classes moyennes et supérieures. Le fait que les sorties vers l’extérieur soient fermées signifie également que personne ne peut entrer chez vous. Or la personne qui vient chez vous pour faire le ménage est l’employée de maison. Une situation nouvelle s’est donc installée dans les foyers : tout le monde a commencé à être confronté à une pile de vaisselle s’élevant à chaque repas, à la poussière des meubles, à tout ce que ces tâches ménagères signifient, en plus d’avoir les enfants à la maison en télé-enseignement. En d’autres termes, toutes les tâches ménagères et de soins qui sont habituellement déléguées pour les classes moyennes et supérieures, commencent maintenant à les concerner. Ainsi, les ménages à revenus moyens et élevés doivent s’occuper de toute leur maison, en plus de devoir être avec leurs fils et leurs filles toute la journée. Faire face au télé-enseignement, travailler, parfois dans des espaces qui ne sont pas assez grands pour que chacun ait son intimité, place les adultes dans une situation d’intense pression. Ce que nous avons beaucoup dit ici, c’est que, pour la première fois, la quantité de temps et d’heures qu’impliquent toutes les tâches ménagères et les soins non rémunérés, qui reviennent de façon asymétrique surtout aux femmes, a été mise en évidence. Cette répartition n’a pas été modifiée dans la pandémie. En tout cas, les hommes du ménage aident – comme on le dit souvent – d’une manière ou d’une autre, mais c’est une responsabilité qui pèse, en fin de compte, toujours sur les femmes.
Comment la pandémie permet-elle de recadrer certains débats sur le travail, les revenus et l’inclusion ?
Je pense que ceux d’entre nous qui viennent d’un milieu de l’économie féministe, de l’inclusion sociale, et ceux d’entre nous qui ont travaillé sur ces questions du marché du travail informel, ont la possibilité de réfléchir réellement aux politiques, aux solutions, aux voies, aux horizons, et de nous encourager à penser d’une manière différente.
Nous pensons à la question du revenu universel, qui met en place un débat qui est central, et auquel je pense que nous devons assister. J’ai rencontré de nombreux collègues du ministère ces jours-ci. Nous discutons avec les ministère du Travail et du Développement productif : le débat porte toujours sur la manière dont on peut créer des emplois. Or ce que je me demande à voix haute lors de ces réunions, c’est si nous sommes dans la capacité de donner du travail à ces 12 millions de personnes qui travaillent dans le secteur informel. Allons-nous vers un monde dans lequel nous allons donner du travail reconnu à tous ces gens ? Car avant cette pandémie, ce modèle de travail avec un plein emploi était déjà en discussion. Il était déjà en discussion parce que nous parlions de robotisation, du fait que la journée de travail de 8 heures n’a pas été modifiée depuis un siècle. Je pense donc que la question sur le revenu universel, celle de savoir s’il est vraiment possible pour tout le monde d’avoir un emploi, est une question pertinente. Pour vous donner un exemple très concret, je disais à mes collègues : « Supposons qu’il n’y ait que 4 millions de personnes à qui nous voulions donner du travail. Il s’agit simplement d’un problème de mathématiques. » Chaque fois que le niveau d’emploi augmente, il faut augmenter le PIB d’un point. Si nous voulons que cela augmente de 6 points, il faut qu’il augmente de 6 points, c’est aussi simple que cela. Et cela en supposant que vous puissiez créer tous les emplois dont vous avez besoin. Ce multiplicateur PIB / emploi peut être encore inférieur. Que devons-nous faire ? Croître à quel taux ? Nous devons augmenter de 10 points d’ici l’année prochaine pour donner du travail à tous ces gens. C’est mathématiquement impossible. Et puis, quand on commence à penser : « Eh bien, donnons du travail ». Je ne sais pas, Keynes dirait : « Construisons des pyramides ». Pour cela, il faut faire les plans, engager les architectes. Tout prend du temps. La réalisation de travaux publics, qui est la grande voie de sortie car c’est celle qui a le plus grand effet multiplicateur, est une tâche qui a une dimension temporelle à laquelle les gens ne peuvent pas résister aujourd’hui. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une situation où, en Argentine, nous atteignons 50 % de pauvreté. Alors, combien de temps pouvons-nous prendre pour réaliser le travail que nous concevons, qui va fournir un emploi à hauteur de 20 % par rapport à notre objectif ?
Ces débats sur le le revenu universel sont posés comme des débats utopiques. Pourtant, on suppose que la création d’emplois pour tous n’est pas utopique. Nous vivons également dans une société qui échoue sur les deux plans : nous ne pouvons pas donner à chacun un revenu, ni donner à tous du travail. En tout cas, il me semble que nous avons un grand défi à relever. Nous devons voir quel type de modèle de travail nous avons en tête, quel type de travail nous pouvons offrir aux gens. C’est pourquoi je vous parlais des travailleurs dans les économies populaires. Il s’agit d’un débat qui est extrêmement important mais qui implique aussi la question d’une éventuelle institutionnalisation de la précarité du travail, n’est-ce pas ? Parce qu’alors l’État emploierait des personnes en dessous des normes et critères minimum. Et je dis cela, encore une fois, en essayant d’être pragmatique. Peut-être devons-nous le faire, mais ne nous faisons pas d’illusions non plus, d’une certaine manière. L’un des grands débats que la pandémie nous laisse, nous pouvons l’appeler « revenu universel » , mais il s’agit en réalité de ce que nous considérons comme étant un travail, et des conditions dudit travail.
Quel serait le rôle de l’économie féministe dans une telle initiative ?
De manière générale, je pense que l’économie féministe a beaucoup à apporter, parce qu’elle a travaillé avec le concept de travail lui-même, parce qu’elle l’a intégré dans la discussion de manière très importante. Car aussi, les femmes en général, de tous types sont exposées face à toutes ces inégalités. La pauvreté est féminisée, les femmes gagnent moins que les hommes, et le niveau de précarité de leur travail est plus élevé. Face à la pandémie et à la façon de s’en sortir, ils sont plus sensibles qu’auparavant à la perte de leur emploi. En Argentine, on envisage aujourd’hui un retour à l’école, ce qui signifie une journée scolaire plus courte, deux ou trois jours par semaine, avec distanciation sociale. Le fait que ce soit deux ou trois jours, pour une personne qui s’occupe d’un enfant en âge scolaire, complique déjà sa vie pour aller travailler. Elle doit prendre en charge une logistique complexe pour l’amener à l’école ces jours-là, et que fait-elle les autres ? Il faudrait qu’elle embauche quelqu’un. Mais pour cela, elle doit avoir un salaire qui soit à la hauteur. Ou elle devrait demander à la tante, à la mère, à la nièce, à la fille, à la cousine, ce qu’elles font habituellement. Une crise des soins nous attend. Et cette crise des soins, si nous ne faisons rien, va se répercuter sur les conditions de travail des femmes.
Dans ce cadre, l’économie féministe vient donner ou dire quelque chose qui a trait au travail de soins. Dans les quartiers populaires, ils sont compris comme des actes de volontariat et d’extrême solidarité, à l’initiative d’une personne très altruiste qui va donner tout ce qu’elle a, qui remue la olla popular : cette femme, la matriarche, que nous admirons tous et de qui nous disons : « regardez comme elle s’est dévouée ». Et nous ne voulons pas cela non plus. Nous voulons que chaque personne soit reconnue dans ce qu’elle fait et que cette reconnaissance lui permette de survivre. Si cette reconnaissance se fait par des câlins, que ces câlins viennent avec tout ce dont elle a besoin pour vivre. Nous avons donc là un débat très intéressant, que nous devons organiser, qui nous a déjà été présenté de manière presque inévitable : il concerne la manière dont nous reconnaissons le travail, la société de travail que nous pensons avoir devant nous, la compréhension des débats que nous avons eus auparavant sur la robotisation, l’automatisation, le fait de nous mettre face aux grandes inégalités structurelles qui nous touchent pour donner des solutions concrètes et réelles. En attendant, en théorie, nous pouvons traduire certaines alternatives dont nous avons vraiment besoin.
Nous avons un autre problème avec les femmes qui est que, en général,les modèles envisagés pour la reprise économique, surtout dans des pays comme l’Argentine, le Brésil, le Mexique, sont associés à l’industrie, à l’énergie, aux communications, à la logistique, aux transports, qui sont tous des secteurs masculins, où il y a 2 femmes pour 10 hommes. D’autre part, quand on voit le rôle des femmes dans la production technologique, il y a très peu de programmateurs femmes, très peu de designers industriels femmes, très peu de travailleuses dans le secteur technologique, qui est aujourd’hui l’un des plus dynamiques d’Argentine. Si le modèle de reconstruction nationale, de développement du pays, est orienté vers ces secteurs, et que nous ne faisons rien pour intégrer les femmes à ces espaces, nous les laissons également de côté.
En ce qui concerne le débat regroupé sous le signe du « revenu universel » : comment est-il perçu à l’intérieur d’une coalition aussi diverse que le Frente de Todos7, dans laquelle les organisations sociales – qui étaient l’un des deux grands acteurs sociaux qui s’exprimaient dans l’espace public pendant le macrismo avec le mouvement féministe – coexistent avec le syndicalisme plus traditionnel ?
Il semble que les mêmes organisations sociales – la CTEP, en général, ou le Mouvement Evita, en particulier – commencent à donner place à une grande partie de ce débat en leur sein : je les ai vus faire évoluer leurs positions. Au début, ils avaient une position plus proche du rejet du revenu universel. Au Ministère du Développement Social, ils ont aujourd’hui plus de 600 000 plans sociaux qui sont sur l’orbite de Potenciar Trabajo, Argentine Hace,…. Entre autres, ils reconnaissent le salaire social complémentaire, c’est-à-dire qu’ils reconnaissent que le travailleur qui est employé comme vendeur de rue, comme soignant, ne pouvant pourtant pas subsister, accède à un emploi en contrepartie de l’État pour lequel il reçoit un complément monétaire. Si le salaire minimum est de 16 000 pesos, ici ils en demandent 8 500, car ce serait le complément de leur travail dans l’économie informelle. Les organisations sociales sont depuis longtemps conscientes de la nécessité d’une médiation du travail. Ils estiment que c’est une façon pour les gens de s’impliquer, d’avoir une culture qui leur permette de se libérer des addictions. D’après ce que j’ai vu récemment, ce débat commence à changer, parce qu’il est médiatisé aussi dans le cadre de cette crise sanitaire. Nous avons commencé à réexaminer la question du revenu universel et à accepter un peu plus l’idée que nous devons chercher des alternatives. Même Juan Grabois8, à l’époque, était totalement opposé à cette idée, et il a commencé à l’envisager comme une possibilité. De plus, le pape François l’a lui aussi envisagée et en a fait la promotion9. Beaucoup de ces mouvements de travailleurs suivent ses traces ; ils ont le Pape comme point de référence, et cela a aidé. Et le Ministre du Développement Social en parle dans les médias.
D’autre part, pour ceux d’entre nous qui faisons partie du ministère de la Production, du Travail, de l’Économie, etc., le débat est encore difficile. Et je comprends que cela a à voir avec le fait que nous examinons les questions beaucoup plus en termes de coûts fiscaux. C’est plus difficile de voir la dimension sociale du problème. Je m’efforce d’ adoucir cela, ainsi que beaucoup d’autres choses. Mais je pense que, dans les mouvements sociaux, il y a une autre idée à ce sujet. Et je pense que c’est un débat très utile qui doit être mené sans préjugés. C’est un débat qui nous touchera à l’échelle régionale. Je pense qu’aujourd’hui, il y a une ouverture pour parler de cette question et cela va désarmer beaucoup de préjugés. Cela va changer la façon dont beaucoup de gens pensent. En fait, si vous me demandez, il y a un an, j’étais contre. Je pensais que c’était une solution artificielle. Et aujourd’hui, j’y pense différemment, parce que j’ai été confronté aux données et aux définitions que je vous ai donné pour calculer tant de chômeurs, tant d’emplois nécessaires, combien de croissance il faut… C’est un débat qui est en cours et je suis enthousiaste.
On parle beaucoup en Europe du changement climatique comme un facteur permettant de repenser le paradigme économique et le concept de travail. C’est une chose qui, a priori, est moins encadrée dans les questions liées à l’inégalité sociale structurelle et qui ne semble pas, en Argentine, être une priorité…
En ce qui concerne le changement climatique, il semble qu’ici en Argentine, il n’ait pas pris autant d’ampleur que je le souhaiterais et que beaucoup d’entre nous le souhaiterions. Ici, la dimension de la pauvreté, de l’informalité, de la perte d’emploi pèse beaucoup plus lourd qu’en Europe. Je ne connais pas les États-Unis, car ils sont dans une situation très difficile avec leur marché du travail. Le changement climatique est donc très en décalage, n’est-ce pas ? En fait, l’année dernière, l’activisme environnemental en Argentine s’est beaucoup développé. Ils s’organisaient, il y avait des marches climatiques. Un groupe appelé « Jeunesse pour le climat » est apparu. Les nouvelles générations ont une conscience bien plus marquée. Mais je pense qu’il n’est pas aussi installé dans le débat politique et public, et qu’il n’a pas réussi à s’installer autant dans les rues. Le féminisme, qui est un autre des grands mouvements sociaux avec les économies populaires, a eu cinq ou six ans de vie dans la rue, avant que ses revendications ne commencent à se voir reflétées dans les structures étatiques. En revanche, l’activisme en faveur de l’environnement a commencé à se développer ces dernières années. Aujourd’hui, il y a un ministère. Il semble que ce ministère n’ait pas réussi aujourd’hui à avoir une approche qui permette de bien orienter la politique publique dans ce sens. Par exemple, dans le cadre de la pandémie, nous avons le programme selon lequel l’État paie une partie des emplois dans les entreprises. Deux conditions leur ont été imposées : ne pas avoir de paradis fiscaux et ne pas acheter de dollars dans les années à venir. Mais en France, par exemple, on leur a demandé de s’engager à respecter l’accord de Paris, et on leur a également donné des objectifs en matière d’égalité des genres. Ici, nous avons fait pression pour des objectifs de genre, mais personne n’est venu réclamer des objectifs environnementaux. Je crois que c’est une question de temps et qu’à un moment donné, ce débat va avoir lieu ici.
Sources
- De Ipola, J. (2018), “De l’éthique à la santé publique”, Le Grand Continent, 12 juin 2018.
- Folgar, J. (2020), “En Argentine, un programme fiscal limité pour atténuer la crise sanitaire”, Le Grand Continent, 19 juillet 2020.
- L’Asignación Universal por Hijo est un programme de transferts conditionnels en espèces. Une allocation est versée pour 5 enfants maximum par famille (moins de 18 ans ou sans limite d’âge pour les enfants handicapés). Le montant mensuel dépend de la région de résidence et des revenus. Une partie de celui-ci est alloué en contrepartie de la présentation d’un justificatif de scolarisation de l’enfant.
- Bosch, F. (2020), « Covid-19 et quartiers populaires : défis et opportunités en Amérique latine », Le Grand Continent, 1ᵉʳ avril 2020.
- Lancé en 2010 sous le gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner, le programme a notamment permis de procurer des mini-ordinateurs à une bonne partie des enseignants et des élèves du niveau intermédiaire en Argentine.
- De Ipola, J. (2020), « Une période d’un genre inédit ? 10 points sur la perspective féministe du confinement », Le Grand Continent, 16 avril 2020. (Disponible en espagnol ici).
- Alvarez Rey, A. (2019), « Les mouvements sociaux, nouvelle colonne vertébrale de l’Argentine », Le Grand Continent, 27 octobre 2019.
- Jeune figure des mouvements sociaux et soutien du président Alberto Fernández. Voir Bosch F. (2019), « La proposition d’une réforme agraire en Argentine : pourquoi ? » Le Grand Continent, 27 octobre 2019.
- Bosch F. et J. de Ipola, (2020), « Terre, toit et travail : le Pape latino-américain s’adresse aux mouvements sociaux », Le Grand Continent, 15 avril 2020.