Buenos Aires. Le 3 septembre, Juan Grabois, dirigeant de la Confédération des Travailleurs de l’Économie Populaire (CTEP) et soutien du Frente de Todos, a proposé dans une vidéo publiée sur Facebook1 l’élaboration et l’implémentation d’une réforme agraire en Argentine, qui passerait notamment par l’expropriation et la redistribution de 50.000 parcelles. Cette proposition a fait polémique, même entre ceux et celles qui ont soutenu la candidature d’Alberto Fernández. 

Alors que la CTEP est censée représenter les exclus urbains des marchés du travail formel au même titre que les déplacés ruraux par l’agrobusiness, Juan Grabois est avant tout un jeune avocat dont la carrière d’activisme et de lutte sociale commence après la crise de 2001 par le biais de la défense des droits des cartoneros, c’est-à-dire tous ceux qui se sont vus poussés à collecter, dans les rues de Buenos Aires, du carton et d’autres dérivés du papier afin d’assurer leur subsistance, lorsque la pratique était considérée comme illégale par la mairie. Dans un pays où la concentration de la propriété agricole (aujourd’hui 2 % des producteurs sont propriétaires de 50 % des terres agricoles productives) et l’urbanisation se sont produites précocement, une telle réforme agraire peut être lue comme un instrument d’amélioration des conditions de vie des exclus urbains, détériorées par la mise en place des politiques d’ajustement structurel (PAS) imposées par les organismes internationaux à partir des années 1980 et ayant contribué à la désindustrialisation des pays latino-américains2.

Dans un tel contexte, Henri Bernstein, sociologue agro-marxiste qui s’intéresse à l’impact du capitalisme dans l’espace rural et les classes agraires, considère que la notion de ‘prolétariat’ doit être réactualisée et que le concept de « classes de travail » est plus pertinent3. Selon celui-ci, il existerait une hétérogénéité – et une fragmentation – des groupes d’individus dépossédés des moyens de production et contraints à vendre leur force de travail. La question centrale est donc celle de savoir si une action politique conjointe entre ces différentes classes de travail est possible.

Les nouveaux dépossédés urbains, entre syndicalisme et mouvements sociaux : quelles possibilités d’action politique conjointe des différentes classes de travail ?

Qu’il s’agisse des travailleurs informels, des travailleurs autonomes précarisés (comme, par exemple, par les entreprises de livraison de repas à domicile) ou des travailleurs organisés autour de coopératives, la précarité et l’informalité ne cessent de se répandre sur les marchés de travail urbains latino-américains. Les syndicats traditionnels, historiquement définis sur la base de l’emploi formel industriel, se voient obligés de redéfinir leurs orientations, notamment face au surgissement d’un grand nombre de mouvements sociaux qui se structurent autour du manque d’emploi ou de l’informalité et la précarité de celui-ci. Agustín Alvarez Rey, journaliste Argentin spécialisé dans les questions syndicales et ayant publié récemment sur Le Grand continent une réflexion sur le rôle des mouvements sociaux lors de cette élection présidentielle4, montre comment la Confédération de Travailleurs de l’Argentine (CTA) commence à comprendre la raison d’être de ces organisations de base, dans lesquelles les principaux orateurs lors des assemblées sont avant tout des chômeurs ou des travailleurs informels qui ont eu une expérience syndicale et se sont transformés en délégués dans les quartiers populaires5.

En adoptant une conception selon laquelle « les quartiers sont les nouvelles usines », la CTA a préconisé, comme signalé par son ancien secrétaire général, Víctor de Gennaro, des formes d’activité ouvertes et un syndicat de type unique autour de la figure du travailleur, au-delà des secteurs d’activité, ou des niveaux de formalisation et de précarité6. Cette conception se différenciait de celle de la Confédération Générale du Travail (CGT), avant tout conçue comme une coordination de structures. Avec la ré-unification de la CGT et la CTA au début du mois d’octobre7, ainsi qu’avec les déclarations des dirigeants de la CTEP à faveur de leur intégration dans cette nouvelle centrale syndicale unifiée8, les défis autour de l’organisation d’une action politique conjointe des différentes classes de travail urbaines représente un enjeu majeur. Héctor Daer, un des secrétaires généraux de la CGT s’était d’ailleurs prononcé contre la proposition de réforme agraire de Juan Grabois puisque celle-ci serait « improductive pour le pays »9 et nuisible pour les intérêts des ouvriers – pourrions-nous rajouter – : une bonne partie de la littérature agro-marxiste a signalé la contribution que l’agriculture représente pour le développement du capitalisme industriel.

Une convergence des revendications des classes de travail urbaines et de la nécessité d’une réforme agraire ?

Certains auteurs comme Zhan et Scully10 considèrent que – en revendiquant la nécessité d’une réactualisation des thèses agro-marxistes – les économies rurales et la propriété de parcelles agricoles deviennent de plus en plus essentielles pour certaines classes de travail face à la détérioration des conditions de vie en ville. Leur analyse se construit à partir de deux études de cas particuliers, le Chinois et le Sud-Africain, tous les deux marqués par l’existence de familles réparties entre l’espace rural et l’espace urbain du fait des contrôles historiques de déplacements de population dans le cadre du système Hukou et du régime d’Apartheid, respectivement. Dans un contexte marqué par l’informalisation croissante du marché du travail urbain en Afrique du Sud ou par le durcissement des conditions de travail dans les usines chinoises, les auteurs constatent l’existence de luttes contre les processus de concentration croissante de la propriété agricole dans les deux cas, et ce malgré l’assouplissement ou la disparition des contrôles migratoires nationaux.

En Argentine, la préconisation d’une réforme agraire par un dirigeant ayant historiquement lutté pour les droits de certaines classes de travail urbaines pourrait être lue sous ce même angle. Cependant, dans un pays très urbanisé comme l’Argentine (>90 %), cette lecture obligerait à faire l’hypothèse d’une redistribution de la population des villes vers les champs. C’est une perspective que Juan Grabois semblerait adopter : « c’est ridicule que dans un pays qui ‘vit du campo’, personne n’y habite, et que la population soit entassée dans les villes et dans les ceintures périphériques. Nous avons besoin d’une réforme agraire pour qu’il existe une distribution de la population et pour qu’il y ait de la terre, un toit et du travail pour tous »11. Jusqu’à quel point cela est-il viable ? Des économistes comme Edward Glaeser12 considèrent que les individus qui habitent dans des bidonvilles, expressions pour Mike Davis des conditions de vie urbaines les plus indignes, ont fait ce choix de façon rationnelle. D’après cette conception polémique et discutable, un retour de certains membres des ménages vers l’espace rural serait alors perçu comme irrationnel par les classes de travail urbaines.

Face à la non-viabilité d’un tel projet, la proposition d’une réforme agraire en Argentine pourrait donc être perçue comme un simple instrument au service de la mobilisation émotionnelle de l’électorat dans le cadre des élections présidentielles. Comme rappelé par Julia de Ípola lors d’une analyse publiée sur Le Grand Continent en août 201913, la coalition péroniste du Frente de Todos a parié lors de la campagne sur une rhétorique qui pourrait être qualifiée de « populiste », au sens d’Ernesto Laclau14. Les mouvements latino-américains dits « populistes » se caractérisant « par leur capacité à générer un système d’équivalences entre les revendications des divers secteurs de ce qu’ils désignent comme étant le ‘peuple’ », il semblerait donc qu’une telle proposition chercherait à accentuer la confrontation face à l’ennemi incarné ici par le macrismo. Pour rappel, el campo, c’est-à-dire le 2 % de producteurs qui concentre 50 % de la propriété agricole, a été un des principaux alliés de Mauricio Macri lors de la campagne présidentielle15.

Perspectives :

  • Il semble très peu probable qu’une telle réforme agraire soit mise en place. Juan Grabois l’a déjà signalé : sa proposition n’est pas objet d’un consensus au sein du Frente de Todos.
  • Au-delà de l’importance de cette question dans le cadre des élections présidentielles en Argentine, l’évolution de l’organisation des travailleurs en Amérique latine et dans d’autres régions en voie de développement est à suivre en Europe où, bien que les marchés de travail informels soient quasi-inexistants, la préconisation de la flexibilisation est aussi à l’origine de nouvelles classes de travail qui constituent un défi pour le syndicalisme traditionnel.
Sources
  1. GRABOIS Juan, Vidéo du 03 septembre 2019.
  2. DAVIS Mike, 2006, Planet of Slums, Londres, Verso, 228pp.
  3. BERNSTEIN Henri, 2007, Capital and labour from centre to margins. In Keynote address for conference on Living on the Margins. Vulnerability, Exclusion and the State in the Informal Economy, Cape Town, pp. 26-28.
  4. ÁLVAREZ REY Agustín, Les mouvements sociaux, nouvelle colonne vertébrale de l’Argentine, Le Grand continent, 27 octobre 2019.
  5. ÁLVAREZ REY Agustín, 2019, La nueva columna vertebral. Cómo nacieron, crecieron y se desarrollaron los movimientos sociales en la Argentina (1993-2019), Buenos Aires, Capital Intelectual, p.79.
  6. ÁLVAREZ REY Agustín, 2019, La nueva columna vertebral. Cómo nacieron, crecieron y se desarrollaron los movimientos sociales en la Argentina (1993-2019), Buenos Aires, Capital Intelectual, p.242.
  7. La CGT est la centrale syndicale avec le plus d’affiliés de l’Argentine. La CTA avait été créée il y a 28 ans par un secteur de la CGT lors du gouvernement péroniste néolibéral de Carlos S. Menem, période pendant laquelle deux autres centrales syndicales s’étaient créées à partir de la division de la CGT. Au début d’octobre 2019, la CGT et la CTA sont devenues une seule centrale lors d’un acte dans lequel ont participé Alberto Fernández et Axel Kicillof.
  8. La posibilidad de que la CTEP se integre a la CGT siempre está, Infogremiales, 16 octobre 2019.
  9. Héctor Daer se pronunció en contra de una eventual reforma agraria : ‘Sería socialmente imposible’, Clarín, 08 septembre 2019.
  10. ZHAN Shaohua. et SCULLY Ben, 2018, “From South Africa to China : land, migrant labor and the semi-proletarian thesis revisited”, The Journal of Peasant Studies, 45(5-6), pp.1018-1038.
  11. GRABOIS Juan, Publication Facebook du 03 septembre 2019.
  12. GLAESER Edward, 2011, What’s Good About Slums, dans Triumph of the City. How Our Greatest Invention Makes Us Richer, Smarter, Greener, Healthier, and Happier, New York”, Penguin Books.
  13. DE ÍPOLA Julia, Les paris du péronisme à la veille des présidentielles en Argentine : l’attrait du flou, Le Grand Continent, 7 août 2019.
  14. LACLAU Ernesto, 2005, La Razón Populista, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica
  15. RIVAS MOLINA Federico, Macri renueva su alianza con el campo argentino a las puertas de las elecciones primarias, El País, 5 août 2019.