En août, au moment des primaires en Argentine, nous publions ces dix points pour rendre compte de l’importance des PASO pour le devenir politique du pays. Leur fonctionnement structurel avait convergé avec un contexte d’hyperpolarisation autour de deux blocs -Le Frente de Todos et Juntos por el Cambio- qui ne présentaient chacun qu’une seule liste. Ainsi, non seulement les primaires avaient fait office de méga-sondage, mais elles avaient aussi laissé apparaître un écart tel entre Alberto Fernández et Mauricio Macri que le résultat des présidentielles du 27 octobre semblait connu par avance. 

Même si la distance entre Macri et Fernández s’est rétrécie, ce dernier a toutefois été élu président de la République au premier tour avec 48 % des suffrages. L’absence de suspens lors de cette élection ne doit être comprise comme une carence d’enjeux dans celle-ci – bien au contraire. Par ce retour sur nos dix points sur les primaires, nous tentons de montrer que l’urgence dans laquelle se trouve l’Argentine a conduit à une résolution précoce de la dispute électorale, dont la journée du 27 octobre a été en quelque sorte la confirmation. L’actualité de ces dix points est donc double : d’une part, ils permettent de revenir sur les problématiques qui ont traversé la campagne électorale en Argentine ; de l’autre, ils donnent à voir les primaires comme point de basculement pour le pays, tournant essentiel pour comprendre le contexte de la défaite, hier soir, de Macri. 

Que s’est-il passé entre temps ?

* Réaction des marchés et accentuation de la crise. Le gouvernement Macri visait sur la décélération de l’inflation et le calme financier pour l’obtention d’un résultat au premier tour qui lui permettrait de forcer un deuxième tour dans lequel les sondages le donnaient gagnant. La différence de 15 points de pourcentage entre l’actuel président et Alberto Fernández lors des PASO non seulement a démontré les erreurs des estimations des instituts de sondage, mais aussi l’absence d’un plan alternatif de l’équipe économique de Mauricio Macri. Alors que le cours du peso s’effondrait au lendemain de l’élection, la Banque Centrale n’a agi sur le marché de change que quelques heures après son ouverture. À la dépréciation de 23 % du peso en une journée, se sont ajoutées la chute historique des actions d’entreprises argentines et l’augmentation du risque pays. Cette réaction des marchés s’est traduite par une accélération de l’inflation (ayant touché son niveau le plus bas de l’année en juillet avec 2,2 %, celle-ci a été de 4 % en août et de 5,9 % en septembre). Face à cette situation, le président a décidé de mettre en place une série de mesures économiques d’urgence, parmi lesquelles la réduction des impôts aux travailleurs, l’augmentation du salaire minimum, le gel du prix de l’essence pendant trois mois et la hausse du montant de 500.000 bourses étudiantes.

* Silence d’Alberto Fernández. Du fait de son succès foudroyant à l’échelle fédérale et dans la province de Buenos Aires, le Frente de Todos et son militantisme se sont concentrés sur des discours en vue de l’élection du chef de gouvernement de la ville de Buenos Aires, dans laquelle le principal objectif était de forcer un deuxième tour qui aurait pu mettre en péril non seulement l’hégémonie du parti du président dans son bastion électoral mais aussi la légitimité de celui-ci comme tête de l’opposition pendant les quatre prochaines années. Horacio Rodriguez Larreta a finalement été élu au premier tour avec 55,83 % des voix.

* L’effort de Mauricio Macri. Alors même qu’il était plutôt clair que le glas avait sonné pour le gouvernement de Macri, le Président sortant et son entourage ont déployé au cours des derniers mois une campagne assez houleuse dans la tentative de semer l’espoir, parmi leurs partisans, d’un possible retournement de situation. Sous le slogan “Sí se puede” (un “yes we can” à l’argentine), Macri a notamment réalisé une tournée nationale, et des manifestations de soutien ont vu le jour dans différents points du pays, dans le cadre de la “Marcha del millón” (“marche du million”) convoquée par le gouvernement. Le président, qui avait l’objet de critiques acerbes lors de son discours au lendemain des PASO, où il semblait plus que tout reprocher aux Argentins de ne pas le réélire, s’est par la suite penché vers un discours optimiste -non dépourvu de naïveté- qu’il a conjugué avec la mentionnée série de mesures économiques pour tenter de mettre un frein à la “macrisis”, cette crise qui, dans le discours populaire d’opposition, porte son nom. 

Dimanche 11 août, les Argentins ont été appelés aux urnes pour élire les candidats pour l’élection du 27 octobre. Ouvertes, simultanées et obligatoires, ces élections primaires permettent pourtant d’établir un vaste sondage des intentions de vote pour le scrutin présidentiel. 

1. Les PASO : pourquoi sont-elles si importantes ?

Créées en 2009, les primaires ouvertes simultanées et obligatoires (PASO) avaient comme objectif de définir les candidats des différents partis au premier tour des élections, aussi bien présidentielle que législatives. Ainsi, ces derniers pouvaient présenter plusieurs candidats à la présidence ou plusieurs listes de députés et de sénateurs. Ceux et celles obtenant le plus de suffrages en interne étaient élus candidats pour le premier tour. En 2015, par exemple, Mauricio Macri (Propuesta Republicana) avait participé à des internes avec Ernesto Sanz (Unión Cívica Radical) et Elisa Carrió (Coalición Cívica). L’ancien maire de la ville de Buenos Aires avait obtenu 81,33 % des voix de la coalition Cambiemos.

La création des PASO a notamment permis de répandre au sein d’une partie de l’électorat argentin la stratégie de voter pour ceux et celles qu’ils considèrent les moins pires candidats du parti auquel ils s’opposent, sans pour autant devoir s’affilier à ce dernier. Néanmoins, les partis ont la possibilité de présenter des listes uniques ; ainsi, en 2019, aucun des partis n’a présenté plus d’un candidat à la présidence, ceux-ci ayant été définis en interne avant les PASO. Si ces primaires ont pu être conçues à l’origine comme une nouvelle instance de démocratie, ou comme une garantie de transparence, et si, pour les partis les plus petits, le principal enjeu reste celui de franchir les 1,5 % des suffrages, seuil minimal pour participer au premier tour de la vraie élection, les PASO apparaissent à ce jour comme un énorme sondage -Le Sondage, dans un pays où le vote est obligatoire- financé par l’État qui permet d’établir les chances qu’a Mauricio Macri d’être réélu ou celles qu’a le péronisme de retourner au pouvoir. Elles invitent également à envisager la future composition du Congrès argentin, pour lequel le vote sera très probablement marqué par le débat sur la loi IVG qui l’avait traversé en 2018 (cf. point 8). Toutes les provinces renouvellent en octobre la moitié des sièges des députés, élus à la proportionnelle, alors que seules la ville autonome de Buenos Aires et les provinces de Chaco (Nord-Est), Entre Ríos (Littoral), Neuquén, Río Negro (Patagonie), Salta, Santiago del Estero (Nord-Ouest), y Tierra del Fuego (Patagonie) renouvellent chacune leurs 3 sénateurs.

La réponse des marchés financiers face aux résultats des PASO peut avoir un effet sur l’évolution des indicateurs macroéconomiques argentins. Selon l’évaluation des résultats par les marchés, la situation économique pourrait se stabiliser -du fait qu’ils pourraient d’ores et déjà prévoir un gagnant- ou, au contraire, devenir encore plus turbulente, notamment en ce qui concerne la valeur du peso argentin et le niveau de la charge de la dette, ce qui aura un impact sur l’électorat d’ici au mois d’ octobre.

2. Un succès foudroyant du Frente de Tod☀s

À 22h30 heure argentine, après une attente haletante du fait des défaillances du système de décompte des voix, les premiers résultats sont tombés. Avec 47,38 % des voix, Alberto Fernández, à la tête du Frente de Tod☀s, devance largement la coalition au pouvoir, Juntos por el Cambio, qui obtient 32,28 % des voix. Alors qu’une victoire de l’ancien chef de cabinet de Cristina Fernández de Kirchner (cf. point 7) était attendue, la majorité des sondages s’accordait sur une différence d’entre 3 et 7 points de pourcentage. Malgré cette distance, ces résultats confirment l’hyperpolarisation de la société argentine : Roberto Lavagna, qui se présentait comme la troisième voie, n’obtient que 8,35 % des voix.

3. La grieta et la disparition de la 3ème voie incarnée par Lavagna

L’annonce de la candidature de Miguel Ángel Pichetto, leader du groupe parlementaire péroniste dissident du kirchérisme, à la vice-présidence du pays aux côtés de Mauricio Macri avait déjà confirmé l’hyperpolarisation du champ politique argentin, plus connue par les Argentins sous le nom de La grieta (“la fissure”)1. La troisième voie que Roberto Lavagna, ancien ministre de l’économie (2002 – 2005) responsable de la restructuration de la dette argentine voulait incarner s’en est vue largement affectée. Cette troisième voie, à laquelle s’était rallié Juan Manuel Urtubey, gouverneur de la province de Salta, était censée proposer une alternative aux politiques d’austérité du gouvernement Macri et aux pratiques qualifiées de « populistes » du kirchnérisme2.

Il est très probable que l’hyperpolarisation s’accentue entre les PASO et le premier tour, aussi bien qu’entre le premier et le deuxième tour de la présidentielle, une majorité des voix de Roberto Lavagna et des ultra libéraux José Gómez Centurión (2,65 %) et José Luis Espert (2,24 %) étant redirigées vers l’actuel président. Selon les narratives des partisans des deux camps, deux modèles de pays très différents s’affronteront en octobre : pour un électeur du Frente de Tod☀s comme Felipe Solá, ancien gouverneur de la province de Buenos Aires (2002 – 2007), « ce qui est en jeu est plus profond que l’antonymie péronisme / antipéronisme, c’est plutôt la défense des plus démunis et de la classe moyenne ou du FMI et des grandes banques ». De l’autre côté de La grieta, les soutiens de la coalition au pouvoir, renommée Juntos por el Cambio (« Ensemble pour le changement »), considèrent que se joue ici l’opposition entre la démocratie libérale capitaliste et le populisme autoritaire.

4. La possibilité d’une victoire au premier tour ?

Au vu de ces résultats, les possibilités d’une victoire au premier tour du Frente de Tod☀s ne devraient pas être sous-estimées. L’article 97 de la Constitution argentine établit qu’il suffit d’obtenir plus du 45 % des suffrages validement exprimés pour être proclamé président de la nation ; l’article 98 ajoute qu’il est possible d’être élu au premier tour avec 40 % des suffrages validement exprimés s’il existe un écart d’au moins dix points de pourcentage avec le deuxième candidat le mieux placé. Et bien que lors des élections primaires les suffrages en blanc soient inclus dans le calcul des pourcentages, ceux-ci ne seront pas comptabilisés en octobre.

Ce système est à l’origine d’un mythe très répandu dans la société argentine, selon lequel les votes blancs iraient au candidat qui arrive en tête. Une analyse des élections de 2015 permet néanmoins de contester cette idée reçue. L’ancien gouverneur de la province de Buenos Aires et candidat à la présidence, Daniel Scioli, avait obtenu lors des primaires 36,69 % des suffrages et les trois candidats de Cambiemos confondus 28,57 %, avec Mauricio Macri en tête. Un peu plus de 1,2 million d’Argentins s’étaient penchés pour le vote blanc, soit 5,12 % du total des voix valides. Trois mois plus tard, le nombre de bulletins blancs s’est réduit à la moitié : malgré une légère hausse du nombre de voix obtenues, le candidat kirchnériste a obtenu 37,08 % des suffrages en octobre. Cette évolution ne saurait s’expliquer par la baisse du vote blanc : la hausse du taux de participation entre les primaires et le premier tour avait en réalité largement favorisé Macri, qui avait obtenu 34,15 % des suffrages.

Il est néanmoins vrai que, puisque les votes blancs ne sont pas comptabilisés lors de la présidentielle – voter blanc équivaut à ne pas voter -, voter blanc en octobre peut avantager le candidat qui arrive en tête, et lui permettre de remporter l’élection en un seul tour, parce que le vote blanc fait croître le pourcentage de voix valides que celui-ci a obtenu.

Alberto Fernández peut espérer que ce très bon résultat soit le signe avant-coureur d’une victoire lors du premier tour. Si une baisse du nombre de bulletins blancs, ainsi qu’une hausse du taux de participation pourraient rapprocher les scores des deux candidats, la coalition au pouvoir ne pourra certainement pas se contenter de parier sur cela pour que les Argentins soient appelés aux urnes pour la troisième fois dans l’année le 24 novembre.

5. Capital, Provincia y Nación : les enjeux du « corte de boleta »

Pour les élections argentines, un enjeu qui est très souvent sous-estimé est celui du « corte de boleta », conséquence de la simultanéité des élections municipales, provinciales et nationales (aussi bien législatives qu’exécutives).

A la différence d’autres pays dans lesquels les électeurs enregistrent leurs divers choix électoraux dans un bulletin unique ou dans une machine à voter, les Argentins manient un nombre considérable de bulletins en papier, appelés boletas ; ils comportent de très longues listes où l’on retrouve les différents candidats aux postes exécutifs et législatifs d’un même parti ou d’une même coalition. Certaines feuilles de papier peuvent mesurer jusqu’à 1 mètre lorsqu’ elles sont dépliées, comme ce fut le cas dans la ville de Catamarca lors des élections de 2015, où les électeurs ont dû exprimer neuf choix pour les postes de : président, députés nationaux, sénateurs nationaux, gouverneur de la province, députés provinciaux, sénateurs provinciaux, maire, conseillers municipaux et parlementaires du Mercosur. Si un électeur veut élire un président issu d’un parti et, pourtant, exprimer sa préférence pour le candidat au poste de gouverneur d’un autre parti, il doit alors rentrer dans l’isoloir avec une paire ciseaux -car sont peu nombreux ceux qui oseraient espérer en trouver une à l’intérieur de la cabine- pour procéder au très célèbre corte de boleta. Dans certaines provinces, comme celle de Buenos Aires (cf. point 10), le corte de boleta pose des enjeux particuliers pour chacune des deux coalitions majoritaires.

Boleta electoral du Frente de Tod☀s dans la province de Buenos Aires. À ces trois votes, il faut ajouter ceux d’intendente et celui des sénateurs provinciaux.

La ville autonome de Buenos Aires ou Capital (7,95 % de l’électorat) s’est confirmée en tant que chasse-gardée de Propuesta Republicana (PRO), parti de Mauricio Macri. Horacio Rodríguez Larreta (53 ans) est très bien parti pour une réélection lors du premier tour au vu du score obtenu lors de ces primaires (46,17 %). Il devance largement le candidat du Frente de Tod☀s, Matías Lammens (39 ans), président du club de football San Lorenzo (32,32 %). Son premier mandat est positivement évalué par une majorité des porteños, notamment par l’amélioration du transport public et le développement de la mobilité douce (construction de trois viaducs ferroviaires, de plusieurs lignes de lignes de bus à site propre, croissance exponentielle du système de vélos publics et la piétonnisation de zones centrales de la ville), par la mise en place de programmes d’urbanización (amélioration in situ) de villas miserias (quartiers informels) ou par une organisation très réussie des Jeux Olympiques de la Jeunesse, malgré des critiques qui pourraient lui être adressées quant à l’éducation et la santé publiques.

Cependant, cette réussite électorale est particulièrement liée à la capacité politique de l’actuel maire, qui a intégré un grand nombre de dissidents à sa coalition. C’est notamment le cas de Martín Lousteau (48 ans), radical, ministre de l’économie sous CFK (2007 – 2008) et ancien ambassadeur aux Etats-Unis (2015 – 2017). Alors que l’Unión Civica Radical (UCR) avait fait partie de la coalition fédérale -formée donc à l’échelle nationale- avec laquelle Mauricio Macri était arrivé au pouvoir en 2015, ce parti, adversaire historique du péronisme, s’était opposé au PRO lors des élections dans la ville autonome de Buenos Aires en intégrant le mouvement Energía Ciudadana Organizada (ECO). Son fondateur, le jeune économiste, qui avait été très proche de vaincre le dauphin de Macri lors d’un deuxième tour très serré (51,64 % v. 48,36 %), a accepté d’être le candidat au poste de sénateur pour la ville de Buenos Aires en tant que tête de liste de Juntos por el Cambio.

6. Le retour de CFK : pourquoi la vice-présidence ?

La question de la candidature ou non de l’ancienne présidente argentine est longtemps restée dans le suspens et a fait l’objet de toute sorte d’hypothèses. La surprise n’en fut pas moins grande lorsqu’elle annonça, le 28 mai 2019, qu’elle briguerait la vice-présidence aux côtés d’Alberto Fernández. Il s’agit là d’une stratégie qui reflète bien le génie politique de CFK ainsi que l’ambiguïté des représentations liées à sa figure.

Cristina Fernández de Kirchner, « Cristina » tout court pour beaucoup d’argentins, est une personnalité éminemment charismatique, capable d’attirer un électorat romantique des 12 années de kirchnérisme. Une époque mythifiée dont le souvenir a été ravivé avec la parution en avril 2019 de l’ouvrage de CFK, Sinceramente, devenu bestseller. L’imaginaire associé à cette politicienne est probablement teint de celui qui jadis entourait la figure d’Eva Perón -celui de la femme forte, péroniste, proche du peuple.

Mais CFK n’est pas Eva Perón, dont l’image est passée à l’histoire comme celle d’une icône morte fort jeune, avant la débâcle qu’a connu ultérieurement le gouvernement de son mari. C’est en l’occurrence Néstor Kirchner qui est décédé au cours du premier mandat de sa femme. Bien plus que comparaison, il y a donc chiasme : Cristina Fernández serait davantage assimilable à la figure de Perón qui, en 1973, lorsqu’il ne pouvait briguer la présidence du pays, soutenait la candidature de Héctor Cámpora sous le slogan “Cámpora al gobierno, Perón al poder » (« Cámpora au gouvernement, Perón au pouvoir »).

Car si CFK peut, légalement, postuler à la présidence, les controverses autour de sa figure auraient pu faire de sa candidature un pari risqué : l’ancienne présidente fait l’objet d’une haine avouée, et fortement marquée, d’une partie de la population qui l’accuse de démagogie. Son image s’est vu considérablement affectée par les scandales de corruption qui ont touché son administration et sa famille, et un procès est à ce jour ouvert à son encontre pour détournement de fonds.

L’option de la vice-présidence apparaît donc comme une manœuvre politique particulièrement judicieuse3 : l’aura de CFK donne à la formule toute sa vigueur, sans que celle-ci ait à être réduite à celle-là.

7. Portrait de Alberto Fernández : un conciliateur ?

Alberto Fernández, péroniste de longue date, renoue avec CFK après s’être longtemps éloigné du kirchnérisme. Cet avocat et professeur de droit pénal avait été une figure clef pour le kirchnérisme, en tant qu’ artisan, aux côtés de Néstor Kirchner, du « Groupe Calafate », un think tank progressiste formé en 1998 dans l’optique de proposer une alternative politique à la branche péroniste de Carlos Ménem, président à l’époque. Chef de cabinet de Néstor Kirchner à partir de 2003, puis de Cristina Fernández de Kirchner, il s’était écarté du gouvernement en juillet 2008, au lendemain d’un ardent conflit avec les agriculteurs argentins – el Campo. Il a par la suite rejoint Sergio Massa pour l’élection présidentielle de 2015, un historique qui a récemment favorisé l’adhésion du massisme à la coalition du Frente de Todos. Il s’agit donc d’une figure purgée du poids des faux-pas du kirchnérisme et de l’imaginaire associé aux huit années de mandat de CFK, douze si l’on compte aussi celui de son mari, capable de rallier non seulement les péronistes disssidents, mais aussi les secteurs de la société qui refuseraient d’octroyer leur vote à des kirchnéristes durs, mais qui se positionnent résolument contre Macri.

8. Quelle place pour le mouvement féministe dans ces élections ?

L’Argentine connaît depuis 2015 environ (avec la première manifestation de « Ni Una Menos », en réaction à l’alarmante recrudescence des féminicides dans le pays) une vague féministe inédite, dans le cadre de laquelle la campagne de 2018 pour la loi IVG a été particulièrement emblématique4. Mauricio Macri, défavorable, pourtant, à la légalisation de l’avortement, a habilité le débat et a permis que la question soit traitée pour la première fois dans le Congrès argentin. Cristina Kirchner, sénatrice au moment du rejet de la loi par la Chambre Haute, a voté en faveur de ce projet qu’elle avait refusé de mettre à l’ordre du jour au cours de ses deux mandats présidentiels. Le mea culpa de CFK au Sénat témoigne de l’opportunisme de cette politicienne innée et de l’évolution des mentalités dans la société et la vie politique argentines, mais aussi de ce que Ernesto Laclau appelait la « logique » des mouvements latino-américains dits « populistes », qui se caractérisent par leur capacité à générer un système d’équivalences entre les revendications des divers secteurs de ce qu’ils désignent comme étant le « peuple » ; ainsi, les exigences des féministes deviennent assimilables à celles des travailleurs manuels ou des professeurs des universités : tous (et, en l’occurrence, toutes) font partie d’un même « nous » qui doit faire face à un ennemi désigné (« eux ») et qui est, dans ce cas-ci, le macrisme.

Dans sa veine plus progressiste, la coalition du Frente de Todos cherche en effet à incorporer les réclamations des mouvements féministes5 : en témoigne la présence de Victoria Donda ou de la très jeune Ofelia Fernández -porte-paroles de la lutte pour l’accès à l’IVG- dans les listes du front. C’est là aussi le moyen de répondre aux intérêts des plus jeunes électeurs, dans un pays où l’âge de droit de vote a été abaissé en 2012 à 16 ans, par CFK elle-même. Ces nouvelles générations se trouvent traversées de long en large par cette « vague verte » (nommée ainsi en référence à la couleur emblématique des partisans de la légalisation de l’avortement) qui a marqué leur apprentissage politique et, un an après l’échec du projet de loi par le Sénat, appellent à voter en connaissance de cause.

Notons que si la coalition donne à son public féministe la possibilité d’y projeter ses préoccupations particulières, les partis qui intègrent celle-ci comptent, parmi leurs adhérents, des secteurs foncièrement réticents à la lutte des femmes. D’où les nuances apportées par Alberto Fernández à son soutien à la légalisation de l’avortement quelques jours après sa désignation comme candidat à la présidence –qui n’ont pas manqué d’être dénoncées par les partis plus à gauche dans le spectre politique.

Dans ce sens, le soleil devenu emblème de la coalition est une manifestation de la tension inhérente au péronisme, souvent traversé par des forces à la fois progressistes et nettement conformistes. S’il semble renvoyer à l’utilisation du langage inclusif lorsqu’il remplace deuxième « o » dans « Frente de Todos », en annulant par là le marqueur de genre, il est aussi un indice du fondement nettement nationaliste du mouvement : il renvoie au symbole au centre du drapeau argentin –et, sans surprise, il apparaît dans les affiches de la coalition entouré de blanc et de bleu-ciel.

9. « Ce n’est pas du ciment, c’est de la dignité  »  : le pari de Macri sur les infrastructures de services urbains

Le gouvernement Macri cherche à mettre en avant certains de ses prétendus succès. Parmi eux, l’on distingue un programme d’infrastructure publique ambitieux cherchant à améliorer la compétitivité des entreprises argentines à travers la construction d’autoroutes ou de voies ferrées et la modernisation d’aéroports. Ce programme est mené par le ministre de l’Intérieur, des Travaux publics et du Logement, Rogelio Frigerio, petit fils d’un des principales figures du desarrollismo en Argentine, Rogelio Julio Frigerio. Ce concept théorisé par l’économiste argentin Raúl Prebisch revendique une politique étatique active capable de stimuler l’industrialisation dans les pays en voie de développement.

Alors que les investissements en infrastructure ne semblent pas être jusqu’à présent effectifs pour relancer l’économie du pays, c’est finalement un discours « urbain » de l’inclusion sociale6 qui est mobilisé par la coalition au pouvoir : depuis 2015, 800 000 personnes auraient été connectées aux réseaux d’eau potable et 1,5 million aux réseaux d’égouts d’après le Secrétaire d’Infrastructure et Politique Hydrique de la Nation. Ces infrastructures de services urbains seraient à l’origine d’une plus grande dignité pour les classes moyennes inférieures, emprisonnées, d’après le discours officiel, par un péronisme caractérisé par les relations clientélistes. Il y a un mois, la publication d’une vidéo institutionnelle de la province de Buenos Aires avec la voix off de María Eugenia Vidal, gouverneure de la coalition au pouvoir, rendait évident l’approche qui a été adopté par le gouvernement pendant la campagne :

« Pendant des années, on nous avait promis des travaux qui ne se sont jamais réalisés et des millions de bonaerenses vivaient sans égouts et sans eau potable. Ils ne les ont pas réalisés parce que ça ne leur ramenait pas de voix. C’est pour ça que ça ne les intéressait pas. En 2015 nous avons décidé de changer. Là où il y avait de l’abandon, maintenant il y a des travaux qui nous donnent de la dignité, […] démontrent que dans la province on peut vivre mieux de ce qu’on nous avait fait croire ».

Une grande majorité de ces travaux publics sont réalisés dans les municipalités du Conurbano (aire métropolitaine de Buenos Aires) où se concentrent une série de difficultés socio-économiques, mais aussi où le scepticisme vis-à-vis de la Juntos por el Cambio est le plus fort, comme le démontrent les mauvais résultats lors de l’élection présidentielle de 2015 et des élections législatives de 2017.

10. La province de Buenos Aires : un renouveau politique dans le district électoral le plus important ?

Le corte de boleta est un phénomène particulièrement récurrent dans la province de Buenos Aires (37 % des électeurs), d’autant plus que l’élection du gouverneur ou de la gouverneure se fait en un seul tour. De ce fait, le résultat des élections probablement serrées dans la province pourront sans doute conditionner le comportement d’un certain nombre d’ électeurs dans un éventuel second tour de la présidentielle – en particulier ceux qui, quoique désenchantés par rapport aux deux alternatives, acceptent en ultime instance de voter pour l’une des deux afin d’éviter la victoire de l’autre.

María Eugenia Vidal (45 ans), candidate de Juntos por el Cambio aspire à un deuxième mandat en tant que gouverneuse, en espérant tirer bénéfice de son image, qui est souvent mieux reçue que celle de Mauricio Macri ou de Cristina Fernández de Kirchner. En effet, Vidal a obtenu lors des primaires un pourcentage de voix légèrement plus élevé que le candidat présidentiel du parti (33,15 %). La jeune fonctionnaire avait essayé au début de l’année d’avancer les élections provinciales, l’objectif étant d’assurer la victoire du parti dans la province de Buenos Aires en évitant les conséquences potentiellement négatives de partager une boleta avec Mauricio Macri. Finalement, la coalition Juntos por el Cambio a décidé de tenir les élections simultanément, dans l’espoir que l’image positive de la gouverneuse permette de puiser des suffrages pour la présidentielle dans le district électoral le plus important du pays. L’opposition a à ce sujet dénoncé que certaines boletas de la coalition au pouvoir distribuées dans la province de Buenos Aires à la veille des élections étaient pliées de façon à cacher le visage et le nom de Mauricio Macri, et donc le rapport de Vidal au président sortant7.

Le Frente de Tod☀s, pour sa part, fait aussi le pari du candidat jeune et captivant pour la province qui s’embarque dans un duel de personnalités charismatiques. Axel Kicillof (47 ans), ancien ministre de l’économie sous CFK (2013 – 2015) a obtenu un pourcentage de suffrages supérieur à celui d’Alberto Fernández (49.73 %). Un résultat qui, malgré le charme incontestable de Kicillof, est une surprise. Beaucoup d’intendentes (maires) péronistes de certaines municipalités du Conurbano (districts de l’aire métropolitaine de Buenos Aires) se seraient montrés insatisfaits du choix du jeune député comme candidat pour le poste de gouverneur, même si un discours d’unité a été privilégié face aux médias. Certains auraient en effet préféré que ce soit Verónica Magario (50 ans), candidate à vice-gouverneure et intendenta de La Matanza, municipalité la plus peuplée de toute la République argentine (avec 1 million d’électeurs, La Matanza a un poids électoral seulement inférieur à celui de cinq provinces et à celui de la ville autonome de Buenos Aires), qui incarne le retour du péronisme à la province qui avait longtemps été un fief historique du parti. Kicillof réussit néanmoins à s’assurer une victoire écrasante, à l’image du succès du kirchnérisme à l’échelle nationale.

Quoi donc, de nouveau, sous le soleil ?

Tandis que, à la mention de son succès, la foule acclame le « retour » – du kirchnérisme -, en reprenant par là une expression qui renvoie à la dichotomie bien connue du « eux contre nous », Alberto Fernández appelle dans son discours à la conciliation et au dépassement de la grieta. Reste à voir lequel de ces deux discours sera privilégié au lendemain de la très probable victoire en octobre et, de l’autre côté de cette fameuse fissure, comment le macrisme envisagera ceux qui semblent être ses derniers mois de mandat.

NB : 87,97 % des bulletins dépouillés pour les résultats de l’élection présidentielle, 73,19 % des bulletins dépouillés pour les résultats de l’élection de gouverneur dans la province de Buenos Aires, 91,91 % des bulletins dépouillés pour les résultats de l’élection de Chef de Gouvernement dans la ville autonome de Buenos Aires.