Gon Coulibaly l’héritier des Gbon1, ces grands chefs héréditaires Senoufo qui possédaient les hommes, est né en Abidjan, loin des terres sèches de la savane de ses ancêtres. Il a contribué à façonner la conurbation contemporaine de ce vieux comptoir colonial qui prétendait être une capitale politique. Lors de son passage à la prestigieuse Direction des Grands Travaux, il participera au programme de ce corps spécial dédié à la modernisation du pays et à la refonte de la capitale économique selon un modèle inspiré de la Banque mondiale. Il incarnait la fusion de l’élite politique et technocratique du Nord avec le nationalisme libéral du père fondateur Houphouët, qui veillait encore avant que la dévaluation du franc CFA n’intervienne, bouleversant la RCI plus qu’aucun autre pays de la zone franc.
Mais le Gon n’en restait pas moins associé, dans l’imaginaire et la réalité de la métropole, aux puissances telluriques de la brousse et de la magie, comme les fameux chasseurs Dozo. Ceux-ci vont jouer un rôle de justiciers lors de la guerre anti-Gbagbo que mène Alassane Ouattara. Ils limitent les excès des Comzones dans les parties du pays qu’ils contrôlent et assurent une protection de la population du Nord vis-à-vis de la brutalité des FANCI, quand ils le peuvent.
La maladie même de Gon Coulibaly, candidat à la présidence serait liée à la compétition des puissances occultes qu’agitent les prétendants les plus proches de son univers mystique2 : « Pourquoi Amadou Gon Coulibaly, qui était au mieux de sa forme physique, le jeudi 12 mars 2020, lors de son choix comme candidat à la présidentielle pour le compte du RHDP, est tombé subitement, comme une masse, le samedi 2 mai, victime d’une attaque cardiaque foudroyante ? Révélations sur une guerre mystique terrible en cours au sommet du régime en Côte-d’Ivoire. »
La plus grande cité ivoirienne n’échappe pas au kaléidoscope des populations du pays même si les distances et les différences semblent les séparer. Mais dans la cité lagunaire, dont la devise est de s’élever au-dessus de la mer, à chaque étape de son édification urbanistique et politique, les alliances transrégionales, interculturelles et pluripartisanes ont été indispensables. Un des facteurs unificateurs entre le grand Nord du pays Senoufo, avec son modeste chef-lieu de Korhogo, et le Sud regroupé un temps autour du baoulé Houphouët a été la lutte commune contre le colonialisme des Français, davantage animé par la chambre d’agriculture des propriétaires blancs que par les gouverneurs et l’administration. À la libération de la France dont la population ivoirienne ne tire aucun bénéfice, les quelques planteurs africains dont le docteur Houphouët-Boigny se révoltent contre le travail forcé qui les désavantage et qu’ils jugent indigne en comparaison de ce qui se passe au Ghana voisin.
En 1946, le secours objectif de la lutte contre le travail forcé imposé aux Africains va être le grand chef des Senoufo, Gbon Coulibaly dont le peuple appartient à l’ensemble voltaïque mais a migré vers la RCI actuelle après la décomposition de l’empire mandingue. Ce sont les héritiers de systèmes urbains et beaucoup vont migrer vers Abidjan et les autres villes du Sud au climat moins aride et où circule la monnaie. Quand la Chambre d’agriculture invoque, comme les esclavagistes, que la disparition de la contrainte va nuire aux plantations de cacao et de café, Houphouët demande au Gbon de mettre à disposition des milliers de travailleurs ainsi qu’au Moro Naba des Mossis. Abidjan va se peupler de personnes venues du Nord sur cette base afin de participer à un effort dont les populations du Sud plus aisées, avec leurs champs et leur or, n’étaient pas convaincues. Le RDA, parti de l’Indépendance, va naitre de plus dans la partie nord de l’AOF où le colonat blanc de peuplement est moins pesant, à Bamako. Le premier président ivoirien va s’affranchir du RDA mais bâtira le PDCI sur un tandem constitué des Baoulé de son ethnie et des Nordistes dont la partie la plus homogène est représentée par les Senoufo3. Ces derniers concilient des rites d’initiation profondément animistes, une forte organisation sociale mais aussi une tradition de migration et enfin un Islam frotté à l’école des missionnaires et aux lycées de l’Indépendance. Dans la capitale ivoirienne ils jouent dès son expansion un rôle économique et politique décisif que va ratifier le pacte avec le PDCI. Le président Ouattara n’arrivera jamais à décrocher complètement les Baoulé du PDCI ni à l’inféoder au RHDP mais par contre avec l’ascension des Senoufo dans la haute fonction publique et dans son gouvernement, il pensait les rallier à son projet4 de fédération des gens du Nord devenus majoritaires démographiquement. Mais les Senoufo sont plus une construction5 des « cercles » de la colonisation française, qui ne rechignait pas aux statistiques ethniques, qu’une entité homogène. De même sont les métropoles décalées de la cité plurielle, un puzzle dont chaque élément est indispensable mais inséré, rapporté et replacé.
En effet, Abidjan s’articule comme un archipel citadin posé sur la lagune ébrié (sa devise est « plus haut que la mer » – autre chose que Fluctuat nec mergitur). Passer d’un quartier à un autre, c’est déjà traverser une frontière, changer de galaxie, affronter sur les ponts les barrages d’improbables uniformes et surplomber squats et déchets urbains. C’est la ville d’homo fluxus dans un « trafic jam » perpétuel, gaz d’échappements, eaux stagnantes, ordures en retard de collectes, chiens écrasés et vols immenses de chauve-souris, anges du crépuscule d’une cité que DJ Arafat empêche de dormir.
C’est découvrir la guerre des mondes à grands traits comme un guide présente abruptement quelques communes de la cité : « Koumassi : Zone de turbulence. Tous à vos pirogue ! C’est l’une des communes dites populaires de notre ville. Dans cette commune, une bagarre entre des gamins peut entraîner une échauffourée générale de quartier. Tout le monde est, pour on ne sait quelle raison, tout le temps sur le qui-vive. Si vous êtes de passage à Koumassi, faites en sorte à ne pas marcher sur les pieds de quelqu’un au risque d’être tabassé. Mais si vous êtes ceintures noire 3ème dan en Taekwondo et que vous aimez faire preuve de vos compétences en arts martiaux, vous devrez y être à l’aise. À côté de cela il faut maintenant ajouter le fait que le quartier devient impraticable à la moindre pluie parce qu’inondé . Si vous voulez habiter Koumassi, soyez sur d’avoir les moyens de vous acheter un canoë-kayak. Marcory : Europe bis Si vous chercher les « blancs » à Abidjan, il faut prendre la direction de Marcory. C’est le quartier qui regorge le plus grand nombre d’Européens. Marcory, c’est aussi la commune qui renferme un grand nombre de bars et boites de nuit chics. Il y en a pour tous les goûts, tous les styles et tous les prix. Qui dit bars et boîtes, dit aussi filles de joie. Si vous en cherchez, rendez-vous à Marcory. Le plaisir charnel y est assurément garanti. »
Le soin des mésaventures de la chair de l’empire6 est aussi promis dans cette ville où la technologie de l’information fait la publicité de médecines traditionnelles aux prétentions biopolitiques. Le contraste entre Marcory et Koumassi répète le dualisme urbain de la fondation coloniale des métropoles de la lagune Ebrié. Il incite comme le suggère Ann Laura Stoler7 à inventer une histoire coloniale qui rende le présent d’Abidjan inconfortable pour les certitudes des sciences urbaines. Abidjan est une cité virale où les plus vulnérables de ses habitants, les enfants de la rue, sont appelés les « Microbes » – nés spontanément de l’infection de la guerre ou soubassement de l’exploitation par l’âge ? Haïs autant que craints, ces jeunes criminels sont originaires des quartiers pauvres de la capitale économique ivoirienne. Le phénomène est apparu avec la crise politico-militaire de 2002-2011 à Abobo, puis s’est étendu à d’autres grands quartiers comme Yopougon et Koumassi. Symptôme de l’exaspération grandissante des populations à l’égard de ces délinquants, un chef « microbe » a été torturé, décapité et brûlé en 2015, après d’autres lynchages populaires.
La métropole ouest-africaine n’est encore au début du XXe siècle qu’un territoire d’où chasser ses habitants pour le valoriser dans une économie de traite élargie avec le projet d’un port en eau profonde à Vridi. Sa structure est relativement simple et perdure dans sa topologie : ville blanche du Plateau, sur un site ventilé conforme aux impératifs de la salubrité impériale ; cités pour les travailleurs indigènes venus des colonies de l’AOF à Treichville, au sud, et Adjamé, au nord. Les coupures entre la première, centre du pouvoir et des affaires, et les autres sont nettes : lagune d’un côté et camps militaires8 de l’autre…
Mais plutôt que de faire une histoire linéaire de la croissance d’un noyau cellulaire à l’ADN raciste et impérial, j’aimerais réinventer un parcours géopolitique de découverte de l’événement Abidjan dans ses différents décalages temporels et ses latéralisations spatiales. Il faut feuilleter le « Guide pour une nouvelle agence de voyage » de Guy Debord et dans la psychogéographie suivre les affects qui habitent la formation d’un espace-temps multidimensionnel9.
La dérive consiste à partir dans une collecte d’impressions et de révélations de l’expérience. Participer à la guérilla de la privatisation monumentale d’Abidjan ouvre à des « Métagraphies10 » de cartes mentales mettant en valeur la mémoire des lieux, invitant à oublier ce qui est de l’ordre du connu pour se perdre et explorer. Il faut proposer des « contre-circuits » de visites, « des sentiers de dérive » qui serpentent à travers des fragments de ville et des temporalités diverses, aident à pérorer la langue réinventée qui encadre la société. Ainsi les Viés pères : Aînés sociaux en qui les jeunes des milieux défavorisés se reconnaissent. Ils sont des genres de parrains qui offrent des opportunités d’insertion sociale aux cadets (aux Microbes) , même à travers des activités illicites ou informelles : mécanique dans le sable, véhicule maintenu par un bout de bois, absence de chaussures de protection, etc.
Le vieux père s’impose avec les rébellions des jeunes et des marginaux stimulées par le choc de l’élection de Gbagbo, les insurrection armées et l’intervention militaires de la France et de l’ONU. Il incarne la reconstruction de la masculinité démantelée par le colonialisme raciste et les nouvelles inégalités postcoloniales. La personne dévaluée est revalorisé dans sa résilience à la violence, une autorité reconquise par les cadets sociaux dans leur obsessions « patriote » sur la cadence zouglou11. Depuis des décennies, c’est la femme qui porte la figure de contournements et de retournements de l’imposition d’Abidjan, décidée par le chenal de Vridi qui plonge dans la matrice lagunaire. C’est une femme écrivain, insulaire, et afro-caraïbe qui rend le mieux, sous l’angle romantique12 du réalisme, de l’emprise des institutions coloniales sur les sexes à travers l’espace social. Ainsi Maryse Condé13 inaugure le récit de ces luttes de places à travers la scène primitive de la rencontre raciale d’Abidjan. Elle renverse l’idée reçue qui donne l’homme blanc comme celui qui vient non seulement conquérir un lieu, mais aussi ses sujets faisant de la femme noire un être toujours disponible pour participer à une activité sexuelle dans laquelle elle sera soumise.
Ce bouleversement des rôles entre les sexes se poursuit aujourd’hui, comme une dialectique de l’apparente faiblesse et de la séduisante ruse. La langue contemporaine d’Abidjan restitue bien les fragilités du statut du mâle. Ainsi les dragueurs se partagent des qualificatifs pas toujours avantageux le gaou (le naïf), le mougou (celui que l’on arnaque facilement), le financier (celui avec qui « on prend l’argent »). Le comble du pigeon est la figure du « pointeur » englobant ces trois profils. Il s’agit d’un soupirant, en voie d’être leurré, qui manifeste à une jeune femme son intérêt à sortir avec elle. Selon Boris Koenig14 cette typologie permet de se jouer de la logique des places dans l’idéologie amoureuse hétérosexuelle prédominante qui accole à la femme du sentiment amoureux. Nouveau décalage des situations et dans l’espace marchand de la survie, réintroduction de la ville ludique qui permet à chacun de l’utiliser comme il le veut. Abidjan offre un espace pour l’expression de nouveaux comportements, pour gaspiller du temps dit utile et le transformer en temps ludique constructif. Abidjan n’est pas un territoire mais une sédimentation de subjectivités et de trajectoires empilées dans des toponymes. Dans Célanire cou-coupé Maryse Condé jouxte, à travers un texte diasporique, la guerre contre les Ebriés pour les déloger d’Abidjan et les liaisons dangereuses de son personnage féminin et créole. Celui-ci pervertit les positions des subalternes raciaux et sociaux. Dans cette configuration brutale15 où les Français veulent annexer la langue de terre Ebrié, non loin existe déjà le Foyer des Métis de Bingerville, la première capitale coloniale. Il ne fermera ses portes qu’à l’Indépendance par un décret de l’AOF.
C’est dans le décalé de figures de la lagune, aire d’une diaspora imaginée, vers la scène du Foyer des Métis à Bingerville, orphelinat mais aussi bordel, que les monitrices et Célanire entreprennent une œuvre de liberté d’une part et d’asservissement des hommes blancs d’autre part. Déterritorialisés dans l’entre-deux du Blanc et du Noir, femme assimilée ou métis demeurent pourtant les premiers assujettis aux institutions sociales et coloniales comme la justice, l’école et la prison. C’est à travers les appareils disciplinaires de l’empire qu’ils accèdent à la subjectivité et se redéfinissent. Le monde carcéral, comme à Yopougon16, n’est pas loin de la dérive du sexe de Bingerville. La prison s’avère l’élément dominant de la spatialité coloniale et c’est un des premiers bâtiments construits par les Africains (sous la contrainte du travail forcé) au plateau, pôle de l’Abidjan chef-lieu. Maryse Condé17 fait de son héroïne, condamnée par la justice mais qui bénéficie de la relégation particulière du Foyer des métisses de Bingerville, une agente de son sexe, à la frontière des races et des classes.
« Seules les femmes pouvaient tenir en échec la colonisation, car il y avait un aspect plus important encore. Est-ce qu’un colon qui avait serré une négresse dans ses bras restait le même ? Non, non, non »18.
Peut-être pas, mais le quadrillage de l’administration urbaine parviendra à découper et à décaler l’héritage ébrié en quartiers. Depuis 1978, le territoire d’Abidjan est divisé en dix (puis onze) communes autonomes – qui coïncident plus ou moins avec les arrondissements de la commune unique de l’indépendance (1960) – et, en 1993, l’agence d’aménagement urbain de la ville d’Abidjan entreprit de cartographier et de doter de noms officiels les quartiers de la métropole, eux-mêmes regroupés en secteurs. Dans la commune d’Adjamé, vaste ensemble composite sur le territoire duquel une partie des villages ébrié avaient été déplacés, lors de la fondation coloniale (1903), le « Quartier Ebrié » ethnonyme est alors devenu en raison de sa taille un secteur avec d’autre divisions : « Quartier Ebrié 1 », « Quartier Ebrié 2 (les Chicanes) » et « 200 Logements », du nom d’usage d’une opération immobilière plus tardive. Les premiers villages des populations originelles voyagent au gré des réaménagements de la ville d’Abidjan et surtout ne peuvent être assimilés ni à la ville blanche ni aux implantations de l’élite postindépendance. Dans la même situation se trouve Hakim, le personnage masculin de l’ouvrage de Maryse Condé, happé par le système de contention qui se forge avec la ville, défini comme « un appareil politique totalitaire et répressif »19. Pour Hakim le métis, déjà marginalisé par sa peau, l’incarcération au bagne ne diffère pas tant de la vie du sujet colonial qu’il a connue, dans cette « nouvelle société africaine, une société en forme de goulag, à l’évidence placée sous le signe du malheur, de la violence et de l’oppression20 ». Albert Londres a bien rendu compte21 de la malédiction du métis22, privé des droits du blanc comme de ceux du noir. Aucun fonctionnaire ou agent salarié de l’administration ne peut se marier sans l’autorisation du gouverneur général. Abidjan n’est encore qu’aux marges de l’AOF dont la capitale historique et symbolique reste Dakar, cité des quatre communes représentées à l’assemblée nationale métropolitaine. Les métis impériaux sont pourtant nombreux, à commencer par les enfants des gouverneurs de l’AOF comme Delafosse23 et Terrasson de Fougères dont Houphouët protègera généreusement les descendants. Ainsi la trajectoire de la métisse Chantal Compaoré, née Terrasson de Fougères, petite-fille d’un illustre gouverneur du Soudan français, qui épousa, avec la ferme bénédiction du président ivoirien, François Compaoré le tombeur de Sankara. Achille Mbembé postule que des temporalités plurielles sont à l’œuvre dans les événements collectifs de l’histoire coloniale mais qu’elles se télescopent.
Le réseau des lagunes de la Côte d’Ivoire, entre le Liberia et la Gold Coast (le futur Ghana) abrite la rencontre de plusieurs sangs qui forment le carrefour d’expériences de peaux qui dansent et de masques qui tremblent. Le personnage féminin central de Maryse Condé est chevauché par les divinités telluriques de la Guadeloupe, provoquant la terreur de la communauté blanche de Bingerville tandis que le célèbre prophète « grebo » William Wadé Harris24 habité par l’Esprit saint va convertir à Jésus. Né au Liberia, son obsession est le rejet de l’alcool que les trafiquants d’esclaves puis d’hévéa et de palmistes ont introduit sur les rives du golfe du Bénin. Les bateaux venus d’Europe déversaient alors du gin (The Drink of Kings), boisson transparente et cadeau de choix aux rois noirs de l’Atlantique. La vocation prophétique de Harris est aussi quête de justice, de paix et de prospérité́ dans le règne de Christ, une anticipation du Pentecôtisme. Il a du succès et 100 000 ivoiriens seront baptisés par ses soins entre 1913 et 1914. Ses épigones ivoiriens, dont monsieur Albert, lui rendront hommage ainsi qu’à Houphouët Boigny associé à l’œuvre de la rédemption spécifique des Noirs et en particulier des peuples de la lagune dont est issu Harris.
Harris, le faiseur de miracle qui prêchait en haut de forme anticipait la « success story » ivoirienne dont Abidjan fut un temps la vitrine et Houphouët le magicien. D’autres substances ont remplacé le gin. En septembre 2018, la police brésilienne avait découvert 1,19 tonne de cocaïne cachée dans des engins de chantier sur le port de Santos à destination d’Abidjan. L’enquête a permis de déterminer que la drogue devait transiter par la Côte d’Ivoire, pour ensuite être envoyée en Italie, et plus particulièrement en Calabre. Ce démantèlement est le troisième du genre en Côte d’Ivoire en moins de trois ans, et le plus important par son ampleur. Mais les saisies, même spectaculaires, ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan du trafic. Dès 2009, un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) évaluait à quelque 250 tonnes la quantité de cocaïne qui avait déjà transité par cette voie.
Les passions et les trafics, les jeunes bandits, les rébellions, les règlements de compte et les vieux corrompus transforment la ville, la globalisent et la rebaptisent. Abobo est renommée Bagdad City en 2001. Les combats et les barrages miliciens fracturent la ville et renouvellent les niches de retrouvailles des nantis. À Marcory, la zone 4 laisse entrer les Blancs et les nouveaux riches de la guerre par des passages négociés avec les forces de défense et de sécurité de Gbagbo. Celui-ci tolère malgré lui la République du Golf, du nom de cet hôtel que Ouattara s’est octroyé pour son contre-gouvernement sous la protection de l’ONUCI et de la France. Dès qu’il prend la tête de l’État, la perle des lagunes voit ses beaux quartiers prendre de la valeur. En effet à la fin de la guerre civile entre pro-Gbagbo Laurent et pro-Alassane Ouattara, l’immobilier de luxe explose en Côte d’Ivoire. Rien qu’en 2017, selon des professionnels, ce segment a enregistré plus de 345 millions de dollars (200 milliards de francs CFA) de transactions. Un record quand on sait que, cette même année, le secteur de l’immobilier en Côte d’Ivoire était estimé à environ 1,2 milliard de dollars au total. Sans surprise, Abidjan, la capitale économique du pays, concentre environ 95 % des projets. Et ce sont les quartiers de Marcory, du Plateau et de Cocody qui tirent leur épingle du jeu avec des prix de vente qui, en moins de huit ans, ont doublé pour des appartements de standing moyen ou de haut standing.
Cocody était déjà une commune prestigieuse avec l’édification par l’architecte Moshe Meyer de l’hôtel Ivoire à la demande du président Houphouët impressionné par les réalisations de l’israélien au Libéria voisin. Plus qu’un hôtel, c’est un monument. Une sorte de Tour Eiffel locale. Une sorte de village, une enclave de plaisirs au beau milieu d’une ville en pleine croissance. « C’était un lieu de drague idéal, se souvient l’écrivain ivoirien Venance Konan. On emmenait les filles jouer au bowling et manger un hamburger. » Les plus audacieux s’y enhardissent sur la glace de la patinoire. Les mariés viennent s’y faire photographier, ou passer leur nuit de noces. Très vite, l’hôtel devient la référence en Côte- d’Ivoire, et dans toute l’Afrique de l’Ouest. Il accueille des stars internationales – Michael Jackson, Stevie Wonder, Barry White – ou françaises – Johnny Hallyday, Julien Clerc. Les « grands » de ce monde y font escale : le roi Juan Carlos Ier, Kofi Annan, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac qui, en février 1990, loue les « traditions de gastronomie et d’hospitalité de ce superbe continent africain ». Nicolas Sarkozy y a sa suite aujourd’hui en 2020. Il est administrateur du groupe Accor qui a repris la gestion de ce cinq étoiles. À l’arrivée des patriotes au pouvoir la vieille génération déserte l’hôtel et de nouveaux « clients » font leur apparition : le maréchal de la jeunesse, ces « fous de Gbagbo », qui manifestent dans les rues leur soutien au Président et font le siège de l’ambassade de France. Ils ont chambre ouverte à l’Ivoire. Dans l’un des étages de la tour ont aussi élu domicile des services d’écoute israéliens, de « grandes oreilles » au service de Gbagbo. Tout un petit monde qui va être cueilli à froid par les événements de novembre 2004. Dans le quartier de Cocody, l’établissement avait été désigné comme un point de ralliement en cas d’évacuation précipitée des étrangers. Des chambres sont réquisitionnées pour les soldats français. Au réceptionniste qui demande qui va payer la note, un officier lui conseille d’envoyer la facture au président Chirac… L’hôtel qui est associé à la vie politique nocturne et mouvementée du pays devait s’inscrire dans le plan d’une vaste riviera abidjanaise. L’expropriation des paysans et pêcheurs Ebriés dont les terres sont sur les bords de la lagune fut une rude opération et ensuite les ponts et les routes25 l’emportèrent sur les projets de réalisation de quartiers aménagés avec des voiries appropriées.
La riviera conquise par les villas imposantes de ceux d’en haut, protégées comme des bunkers et illuminées par des projecteurs. Comme beaucoup de villes d’Afrique les sociétés de sécurité quadrillent les résidences fortunées où souvent une « panic room » est prévue pour les cas d’extrême urgence. Ces bâtisses s’érigent dans le luxe mais dans le mépris des droits fonciers des premiers maîtres du sols. L’informel s’érige en source d’insalubrité et d’insécurité quand il concerne la préservation des zones résidentielles de la métropole. Là où certaines autorités (district, municipalité du Plateau, gouvernement…) ne voient que désordre, les autorités municipales des communes plus populaires de l’agglomération reconnaissent quant à elles plus volontiers l’importance sociale de ce même informel en évoquant « un mal nécessaire. » Dès lors, la diversité des réponses apportées aux questions sanitaires et sécuritaires, qui ne sauraient être résolues par une seule politique d’expulsion et de rejet, souligne assez nettement l’opposition entre un modernisme occidental fantasmé, objet de reconstructions, et les diverses tentatives gestionnaires et parfois participatives qui peuvent se mettre en place dans certaines communes de l’agglomération. La réponse fantasmatique est de projeter sur Abobo ou Yopougon une smart city qui introduise dans le virtuel et la vitesse des groupes sociaux confrontés au ralenti des rues inondées, des coupures de courant électrique, du défaut d’eau potable ou de la diffusion des maladies. Le couple présidentiel français n’est pas venu dans la métropole ivoirienne pour hanter ces « habitats précaires » ou « bas quartiers ». C’est aussi l’endroit où la guerre des sexes, après la tourmente des migrations des travailleurs et des paysans chassés des campagnes, concentre les femmes les plus vulnérables, « petites » bonnes, épouses répudiées décrites par Aya de Yopougon26 dans le quartier « Mon mari m’a laissée » (dit aussi Sicobois), allogènes, femmes malades ou vieillies, ou jeunes en ascension difficile à travers leur corps et l’amour.
Emmanuel Macron et son épouse iront plutôt danser en compagnie de Dominique Folleroux, l’épouse du président Ouattara et de différentes figures de la jet set abidjanaise. Quel que soit le rythme de ce ballet au sommet, impossible de ne pas renvoyer à la transgression swinguée du coupé-décalé27 réinventé en temps de guerre dans la ville déchirée. Avec cette cadence d’assaut, les « bands zouglou » ont gagné la bataille de la nuit à l’ère Gbagbo et conquis les rues de Paris où « la Go » (Gomi en nouchi) s’est imposée comme figure hybride et universelle de l’amour ruse. Ce n’est pas la scénographie retenue pour l’événement festif et l’acte politique de la visite présidentielle française en Côte d’Ivoire. Elle appelle plutôt à évoquer les fétiches blancs d’Alassane Ouattara qui n’est pas sur la piste des ébats mais reste l’ombre du conseil d’administration invisible qui bénit le nouveau maître « binguiste28 », Emmanuel Macron. Qui sont-ils ces spectres d’un autre monde qui se déportent en Abidjan Uptow et décalent le reste de la ville pauvre ? Ce sont les quatre cavaliers du libéralisme qui ont forgé le modèle de la Global City qu’incarne Ouattara : Balladur, Camdessus, Sarkozy et Martin Bouygues. Ce sont eux qui l’ont conduit jadis dans la privatisation29 de l’électricité de Côte d’Ivoire où règne la famille Bouygues, de la Poste, de la téléphonie, le chemin de fer (Bolloré), le port et ainsi de suite et enfin ont imposé, peu de jours après la mort officielle de Houphouët-Boigny, la dévaluation du FCFA. On voudrait faire croire que les classes moyennes sont au rendez-vous de cette mégapolisation mais ce n’est qu’une façade qu’offrent des modes de consommation sublimés par leur environnement tropical. Les dimensions métropolitaines d’Abidjan se situent davantage dans la connectivité transnationale qu’instaure la recréation plastique d’acteurs diasporiques.
Et tout commence par le magicien des bois et des ombres monumentales qui transporte Abidjan hors ses murs avec ses puissantes stèles. Il défie les grands monopoles du béton et les pharaons politiques. « Du feu renaît la vie. » Jems Robert Koko Bi, l’artiste en est persuadé. Ces blocs ligneux dont sortent des visages affutés opèrent la saisie des ombres blanches qui modèlent l’évolution de la Côte d’Ivoire dont la croissance économique annuelle de 8 % après l’Indépendance, le dénommé « miracle ivoirien » ne peut exister qu’à cause du système d’accumulation de richesses d’Abidjan, centre politique et économique improvisé d’un pays qui fut tardivement colonisé et rétif à la brutale exploitation coloniale. Cette colonie tardive par apport à l’ensemble sénégambien et du Soudan français a été gérée par les militaires et déjà par les entreprises de construction du chemin de fer et des bâtiments du gouvernement colonial. À l’économie de traite de drainer par les comptoirs et l’impôt et les cultures de rente. Durant la seconde guerre mondiale, la férule de Vichy et la résistance du mouvement communiste international au nazisme rallie Houphouët-Boigny au groupement d’études communistes (GEC) d’Abidjan. Après 1945, Jean Rose, président de l’Association des colons de Côte d’Ivoire, puis après le Haut-Commissaire Paul Béchard et le général Borgnis- Desbordes déclenchent menaces, arrestations et exécutions contre les militants du GEC passés au Rassemblement Démocratique Africain. René Pleven et François Mitterrand complètent la manœuvre en décrochant Houphouët-Boigny du PCF. Jacques Foccart triomphe et n’hésitera pas à financer ses opérations en obtenant un contrat de ramassage des ordures d’Abidjan. Il transforme Port-Bouêt en base militaire et point de départ d’actions de contre-insurrection.
Mais l’histoire urbaine retiendra davantage le coup de grâce donné à un mythe de la métropole de la lagune. La « Rue Princesse » à Yopougon a longtemps été l’épicentre des bacchanales, donnant un statut particulier de place des plaisirs à une commune à l’origine très pauvre et abritant un autre site illustre, la MACA, la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan. Alassane Ouattara après sa prise du pouvoir va bouleverser le royaume nocturne de la cité éburnéenne en faisant démolir les constructions de la rue Princesse pour raisons d’insécurité et de troubles urbains. Mais peut-on exorciser les génies libérés lors de l’expulsion des Ebriés à l’occasion de l’édification de l’Abidjan colonial ? D’ailleurs ont-ils vraiment cédé la place, abandonné leur religion importée (le Harrisme), renoncé à leurs sortilèges et à leur tutelle symbolique sur la capitale informelle que veut gérer la bureaucratie30 néolibérale de Bouygues à la Banque mondiale ? La trainée de feu sacré d’Harris ne peut être éphémère cependant car : « Quand l’araignée file sa toile au coin du toit ou dans la fourche un arbre il arrive parfois qu’une tornade abatte la maison ou déracine l’arbre ; l’araignée meurt mais sa toile demeure. La toile que je file personne ne pourra la détruire. »
Sources
- Nom originel du grand chef des Senoufo.
- Chris Yapi, Guerre de succession au RHDP : la maladie mystique de Gon Coulibaly, 8 juin 2020
- Dolores Richter, « Further Considerations of Caste in West Africa : The Senufo », Africa : Journal of the International African Institute,Vol. 50, No. 1 (1980), pp. 37-54
- https://www.ledebativoirien.net/2019/02/08/district-dabidjan-le-ministre-issa-coulibaly-exprime-sa-gratitude-au-peuple-senoufo-du-pour-son-adhesion-au-rhdp/
- Boureima T. Diamitani, « The Insider and the Ethnography of Secrecy : Challenges of Collecting Data on Fearful Komo of the Tagwa-Senufo », African Archaeological Review volume 28, Article number : 55 (2011)
- Ann Laura Stoler, La chair de l’empire, savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, La Découverte, Paris, 2013, 299 p.
- Ann Laura Stoler, La chair de l’empire, op.cit., pp. 194-206
- Camps qui survivront comme dans toutes les villes coloniales, destinés à protéger la ville aux portes (Abobo) et à défendre l’accès des « indigènes » aux centres de pouvoir.
- « La pratique de la dérive est en fait indissociable d’une appréhension psychogéographique de l’espace urbain : si la déambulation implique le laisser-aller, la spontanéité, le refus de parcours assurant l’expression totale des désirs, ces derniers, en retour, doivent contribuer à la localisation de zones d’ambiance dont les potentialités doivent être minutieusement évaluées. La dérive qui assume la dimension ludique de l’exploration urbaine se double donc du repérage psychogéographique dont la fonction constructive est plus manifeste. » Philippe Simay, « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », Métropoles [En ligne], 4 | 2008, mis en ligne le 18 décembre 2008. URL : http://metropoles.revues.org/2902
- Donguy, J. (2008). Isodore Isou (1925-2007). Inter, (98), 76–7
- Le zouglou qui s’est imposé comme un moyen d’expression de la jeunesse ivoirienne et s’est fait connaitre dans les années 2000 est bien antérieur. C’est une musique urbaine propulsée en 1991 par « Les parents du campus », un groupe d’étudiants résidant à la cité universitaire de Yopougon, un quartier populaire de la capitale économique ivoirienne, Abidjan. Le succès de Gboglo Koffi leur premier album dénonçant la précarité des conditions de vie estudiantines a fait du zouglou la musique de ralliement de toute une jeunesse désabusée. La dimension satirique de cette musique s’est confirmée au fil des générations.
- H. Lefevbre, « Vers un romantisme révolutionnaire », La Nouvelle Revue Française, 1er octobre 1957, p. 645 et 647.
- Maryse Condé, Célanire cou-coupé, roman fantastique, Paris, Robert Laffont, 2000, 248 p.
- Koenig, B. (2016). « Amour, ruse et érotisme dans les transactions intimes de jeunes de la ville d’Abidjan (Côte d’Ivoire) ». Recherches féministes, 29 (2), 63–85. https://doi.org/10.7202/1038721ar
- Achille Mbembe, Brutalisme, Éditions de la Découverte, février, 2020
- Voir plus loin la MACA.
- In Célanire cou-coupé, op.cit.
- Maryse Condé, Célanire cou-coupé, op.cit.
- Gaëlle Corvaisier. Histoire coloniale, fiction féminine : Frictions en francophonies. Étude comparative d’œuvres de Maryse Condé et d’Assia Djebar. Littératures. Université de la Sorbonne nouvelle – Paris III, 2010
- Gaëlle Corvaisier. Histoire coloniale, fiction féminine, op.cit.
- Albert Londres, op.cit.
- Dans les usages coloniaux, le mot métis renvoie aux individus nés hors mariage d’un père « européen » et d’une mère « indigène ». Ils pouvaient être reconnus, soit uniquement par l’un de leurs auteurs, soit par les deux. Au tournant du XIXe siècle, ils se trouveront dans la situation d’enfants illégitimes, non reconnus puis abandonnés par leur père. C’est le cas de figure le plus fréquent même si, faute de données statistiques précises, il n’est pas possible d’avancer de chiffres.
- M. Delafosse, « Note relative à la condition des métis en AOF », in Session de l’Institut colonial international, Bruxelles, 1923. Rapports préliminaires, t. II, p. 87 ; P. Gossard, Études sur le métissage principalement en Afrique occidentale française, Thèse droit, Paris, 1934, chap. I et II ; D. Guyot, Destins métis au Togo. Contribution à une sociologie du métissage en Afrique, Thèse Lettres, EHESS, Paris, 1997.
- Shank David A. “The Pentecostalism of Prophet William Wade Harris”. In : Archives de sciences sociales des religions, n°105, 1999. Le Pentecôtisme : les paradoxes d’une religion transnationale de l’émotion. pp. 51-70
- « Que l’on ne peut pas manger » dit le sens commun des Abidjanais, et surtout celui des Microbes.
- On en apprend beaucoup sur les us et coutumes complexes de Yopougon, et la manière pour ses habitants de s’en accommoder tant bien que mal et de se tirer des situations les plus triviales.
- « [En] Nouchi, l’argot ivoirien, « couper » signifie tricher voler ou arnaquer, et « décaler » partir ou s’enfuir, donc couper-décaler peut se comprendre comme arnaquer quelqu’un et s’enfuir. La personne trompée est généralement interprétée comme étant la France ou l’Europe. À ses débuts, les paroles mettaient souvent en valeur ceux qui ont utilisé la ruse pour faire fortune. »
- Un/une binguiste : Se dit de quelqu’un qui revient fraîchement de France.
- Bertoncello B., Bredeloup S. (2002), « La privatisation des marchés urbains à Abidjan : une affaire en or pour quelques-uns seulement ». Autrepart, n°21, pages 83 à 100. DOI : 10.3917/autr.021.0083
- La DCGTx est une institution à part en Côte d’Ivoire. Similaire à d’autres du même genre en Afrique, comme le BEAU (Bureau d’études d’aménagement urbain) zaïrois dans les mêmes années, elle s’en distingue par son importance, son rayonnement et sa pérennité. Elle est née en 1977 de la volonté d’un ministre des travaux publics, de l’urbanisme et de l’habitat, D. Boni, de doter son ministère d’un organisme chargé de la coordination de l’ensemble des grands programmes d’aménagement et d’urbanisme que connaissait alors le pays. Dirigé par un ingénieur français, A. Cesareo, la DCGTx est placée en 1982 (un an avant le transfert de la capitale politique à Yamoussoukro) sous l’autorité directe du Président de la république, signe de l’intérêt que le pouvoir accorde à ces travaux. L’institution devient alors une sorte d’État dans l’État, et le pouvoir de Cesareo, devenu alors de fait conseiller du prince, est bien réel. M. Galy (1993) a bien montré que si ce genre de structure n’est pas en Côte d’Ivoire une nouveauté, le cas de la DCGTx mérite toutefois quelque attention. Ainsi, l’importance de cette institution est telle qu’elle est devenue au début des années 1990 un des enjeux des frictions qui ont éclaté entre le gouvernement ivoirien et les institutions de Bretton-Woods qui y ont vu un obstacle dispendieux et irréaliste aux politiques d’ajustement.