Nous avons rencontré Lionel Zinsou au siège de PAI Partners, fonds d’investissement européen dont il est président-directeur général. Ancien premier ministre du Bénin, candidat à l’élection présidentielle de 2016, battu au second tour, Lionel Zinsou demeure très impliqué dans le devenir du continent africain. Nous l’interrogeons pour son expérience hors norme des enjeux liés à la mondialisation, à différentes échelles. Avant de revenir sur les polémiques liées au franc CFA, notre discussion s’attarde sur le discours de Ouagadougou du 29 novembre 2017, premier discours africain du président Emmanuel Macron, où se dessinait la volonté d’esquisser une nouvelle relation entre l’Europe et l’Afrique. La réflexion africaine nous permet, en miroir, d’interroger la situation et le devenir du continent européen.


Le 29 novembre dernier, Emmanuel Macron prononçait un discours à Ouagadougou, au Burkina Faso, sur le devenir des relations entre l’Afrique d’une part, la France et l’Europe d’autre part. On a du mal à dire s’il s’exprimait seulement au nom de la France, ou également au nom de l’Europe. Ce discours a suscité des réactions partagées, en France. Qu’en avez-vous pensé ?

Macron a réussi quelque chose d’unique dans le style. Beaucoup de présidents français jouissent d’une estime considérable en Afrique, cela n’est bien sûr pas nouveau. C’est le cas de François Hollande, même si celui-ci a refusé de très nombreuses invitations sur le continent africain, depuis la fin de son mandat, pour laisser à son successeur le temps de s’installer. Jacques Chirac bénéficie aussi d’un crédit d’estime particulier, mais aussi de beaucoup d’affection. Il faut se rappeler son extraordinaire discours «  Notre maison brûle », à Johannesbourg en 2002.

Mais la particularité d’Emmanuel Macron, par rapport à ses prédécesseurs, est qu’il est perçu en Afrique comme le Président des jeunes du monde entier. Macron répond à une aspiration très forte, car l’Afrique est à la fois le continent le plus jeune et celui où la classe politique a le plus d’ancienneté. La jeunesse africaine considère volontiers que la longévité excessive de ses dirigeants est à l’origine d’une partie des problèmes du continent. Cette jeunesse s’identifie à Macron, qui incarne à ses yeux le renouvellement de la vie politique. Dans un continent où la dynamique entrepreneuriale est très forte, Macron apparaît également comme le président des start-up.

Dans le style, Macron s’est adressé aux jeunes de Ouagadougou d’une façon très interactive, en balayant toutes les préparations qui étaient destinées à censurer les questions. Macron voulait frapper les esprits.

Aucun chef d’État africain ne peut se permettre un pareil exercice.

Lionel Zinsou

Les journalistes en France ont retenu la polémique autour de quelques blagues dans ce discours. Mais en Afrique, c’est surtout le caractère interactif de la mise en scène qui a marqué les esprits. C’était une démonstration de démocratie en direct, devant 800 étudiants libres de s’exprimer. Aucun chef d’État africain ne peut se permettre un pareil exercice. Surtout au Burkina Faso, très syndiqué, où la jeunesse est très à gauche.

Emmanuel Macron à l’Université Ouaga 1, le 28 novembre dernier

Le discours de Ouagadougou se voulait refondateur, ce qu’il a réussi, sous réserve bien sûr qu’il y ait maintenant des éléments de preuve que la France souhaite réellement une relation différente avec l’Afrique.
Ce discours s’ inscrivait contre le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy en 2007, qui lui-même avait été prononcé devant des étudiants, mais pas de façon interactive. Le discours de Dakar, c’était surtout la phrase : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », qui avait évidemment déclenché une immense polémique sur le continent africain et une gêne considérable en France.

Emmanuel Macron faisait également écho au discours : « Le temps de la Françafrique est révolu », prononcé par François Hollande en octobre 2012, à Dakar également. Ce discours avait moins marqué les esprits, mais il était aussi conçu pour effacer celui de Nicolas Sarkozy.

Comment le discours de Ouagadougou doit-il selon vous être interprété dans le contexte, plus large, des relations de l’Afrique avec les autres grandes puissances mondiales ?

Emmanuel Macron est allé au-delà du discours remarqué d’Obama à Accra, au Ghana, en 2009, qui portait sur le thème : « Le futur de l’Afrique revient aux Africains ». Obama avait prononcé, au cours de ses mandats, plusieurs autres discours importants vis-à-vis de l’Afrique : celui de l’Université du Caire, sur le rapprochement des États-Unis avec le monde musulman, mais également devant l’Union africaine, à Addis-Abeba. Le fait est que Donald Trump a réduit à néant tous ces efforts en qualifiant plusieurs États africains de «  shithole countries », et qu’il a ainsi rendu un immense service à la diplomatie française et européenne. La France occupe largement, en Afrique, le vide américain. C’est aussi pourquoi le discours d’Emmanuel Macron était si attendu.

Il y a également le discours « One Road, One Belt », de Xi Jinping. La Chine est maintenant le premier partenaire d’échanges de près de 50 pays africains, en termes d’importations et d’exportations. Elle est le plus grand bailleur de fonds humanitaires à destination de l’Afrique. Elle est aussi, et cela est trop peu remarqué, le premier contributeur en hommes aux forces de maintien de la paix des Nations Unies avec notamment une base militaire à Djibouti. Le message de « One Road, One Belt » est très fort et il y a aujourd’hui un programme chinois très ambitieux en l’Afrique, avec lequel doit composer l’Europe.

Le déplacement de Shinzo Abe en Afrique de l’Est était aussi remarquable. Jamais un premier ministre japonais n’était allé en Afrique francophone de l’Est. La Ticad, le sommet Japon/Afrique, organisé à Nairobi, était aussi un fait nouveau, de même que la tournée rarissime de l’émir du Qatar en Afrique de l’Ouest, en décembre dernier.

L’intervention de Macron s’inscrit sur ce bruit de fond. Il ne s’agit pas simplement d’une opération française.

Qu’en est-il des relations entre l’Afrique et les autres puissances européennes ?

Il y a eu récemment plusieurs prises de parole très scénographiées de la part des chefs d’État européens. Merkel, en particulier, a redonné une voix à l’Allemagne. Elle a lancé l’idée du «  plan Marshall pour l’Afrique » et en a fait une priorité à l’occasion de sa présidence du G20. L’affirmation par Merkel de la volonté d’investir sur le continent africain est liée à une politique migratoire : pour tarir le flux des migrants, il faut à terme un fort développement économique. Ces prises de parole ont été très entendues en Afrique, même si elles ont été peu remarquées par l’opinion française.
En réalité, la situation européenne paraît aujourd’hui très étrange du point de vue de l’Afrique. La Grande Bretagne est en train de quitter l’Union. L’Italie est de plus en plus gagnée par le populisme, l’Allemagne a eu du mal à former un gouvernement, l’Espagne doit faire face à la crise catalane. Dans ce contexte, l’idée d’Emmanuel Macron est de sortir la relation entre l’Afrique et la France de son dualisme, pour y substituer l’Europe comme un terme nouveau. Macron a clairement été reçu comme le président de l’Europe. Il était, au moment de ce discours, le seul chef d’État en Europe à bénéficier d’une position aussi forte, avec une majorité au Parlement.

N’y a-t-il pas un paradoxe dans la définition parfois unilatérale, par le Président français, d’une position européenne ? Emmanuel Macron a peut-être été perçu comme le « président de l’Europe », mais cette fonction n’existe pas et ce porte-parolat repose, au fond, sur un concours de circonstances, voire sur un quiproquo.

Emmanuel Macron est de la même façon perçu comme le «  président du climat » ! Cette situation n’est en réalité possible que parce que les autres acteurs de la scène internationale, notamment les États-Unis, se sont eux-mêmes rendus insignifiants sur ces sujets.

On voit cependant que la position symbolique occupée par Emmanuel Macron a une certaine réalité, une efficacité pratique. On l’a observé sur le sujet des travailleurs détachés. Personne ne s’attendait à ce que l’initiative française, au départ unilatérale, puisse aboutir à quelque chose. Pourtant, les lignes ont finalement évolué. Sur les autres sujets, ce n’est pas encore vrai, mais la parole de Macron est loin de rester sans effets.

À Ouagadougou, quelles sont les déclarations qui vous ont le plus marqué ?

Je suis d’accord avec la plupart des éléments de ce discours. Sur la francophonie, le positionnement de Macron m’a paru très juste. Il consistait à dire que le Français est aujourd’hui la langue des Africains, autant que la langue des Français. À la toute fin de son discours, Emmanuel Macron a répété à deux reprises : « Je vous demande la route ». Au Burkina Faso, quand vous prenez congé de quelqu’un, vous lui demandez poliment si vous pouvez partir. Vous « demandez la route », et on vous « donne la route ». C’est une expression typiquement burkinabée. Parmi les journalistes français, personne n’a vraiment retenu cet emploi, mais le fait que Macron parle « Francophone » a fortement marqué le public africain.

Les déclarations de Macron sur la restitution du patrimoine ont pris tout le monde au dépourvu.

Lionel Zinsou

L’annonce de la restitution du patrimoine africain, quant à elle, était un scoop total ! Personne ne s’y attendait. On s’attendait, de la part d’Emmanuel Macron, à une position proche de celle de ses prédécesseurs, notamment de François Hollande : le patrimoine qui est en France est incessible, il restera en France et en Europe. Les déclarations de Macron sur la restitution du patrimoine ont pris tout le monde au dépourvu.
Le continent africain est pourtant le seul dont l’essentiel du patrimoine se trouve à l’extérieur. On en parle pourtant assez peu, notamment en Europe. C’est la jeunesse africaine qui en parle le plus.

Que pensez-vous des polémiques qui ont suivi ce discours, concernant le franc CFA ? En réaction au discours de Ouagadougou, le 29 novembre dernier, l’économiste togolais Kako Nubukpo publiait une tribune dans Le Monde pour dénoncer les effets économiques de cette monnaie commune. Le franc CFA sert-il selon vous le développement économique des États membres ?

Peu de dirigeants ont en réalité pris position contre le franc CFA. Il y a quelques exceptions. Le président Kaboré au Burkina Faso, partisan non pas d’une dissolution, mais d’une zone monétaire élargie à la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest). Il y a aussi le président du Tchad Idriss Déby Itno, pour des raisons souverainistes. Celui-ci l’avait d’ailleurs affirmé en recevant Marine Le Pen pendant la campagne électorale. Avec, d’ailleurs, un mot cru de la dirigeante du Front National : « La souveraineté, c’est comme la virginité, on est souverain ou on ne l’est pas ». Cette rencontre manifestait l’entente des populismes par-delà les frontières.

En visite au Tchad les 21 et 22 mars 2017 pour y rencontrer les soldats de l’opération Barkhane, Marine Le Pen rencontre le président Idriss Déby Itno et prend position contre le franc CFA.

À vrai dire, les populations ne sont pas vraiment préoccupées par la question du franc CFA. Une monnaie fait son travail quand elle permet de réaliser des paiements, quand n’est pas trop volatile, quand il n’y a pas de marché des changes multiples. Le franc CFA répond à ces attentes. La zone franc CFA ne connaît aucune difficulté dans sa balance des paiements, qui est équilibrée. Sa monnaie est stable et convertible de façon illimitée, sans problème de liquidité ou de convertibilité, comme c’est le cas de façon récurrente au Maghreb, en Zambie ou au Kenya. Il garde également la valeur de l’épargne dans la durée : le franc CFA n’a été dévalué qu’une fois en 73 ans. Il est stable, avec une inflation entre 0 et 2 %.
Pour la très grande majorité des habitants de ces États, le franc CFA n’est pas du tout un problème. Les gens que cette question intéresse sont surtout des jeunes qui ont envie de livrer les derniers combats de la décolonisation, avec des enjeux symboliques. Les gens cultivés, la jeunesse qui fait des études, connaissent l’histoire du franc CFA et y voient un symbole lié à l’esclavage.

Les polémiques sur le franc CFA ne se situent pas sur le terrain des arguments économiques.

Lionel Zinsou

Les polémiques sur le franc CFA intéressent aussi beaucoup dans l’Afrique anglophone, car elles servent à flétrir la France et ses anciennes colonies. Il faut quand même se rendre compte que si le franc CFA est un instrument français pour capturer des parts de marché, il n’est vraiment pas efficace. Ces arguments sont fantasmagoriques !
L’enjeu est en réalité symbolique, on ne se situe pas sur le terrain des arguments économiques. On pourrait donc parfaitement imaginer de changer le nom du franc CFA.

Les adversaires du franc CFA comme ceux de l’euro pensent qu’ils peuvent entretenir leur fonds de commerce patriote sur ce thème.

Kako Nubukpo a déclaré : « Le Franc CFA asphyxie les économies africaines ». La sympathie de Marine Le Pen pour ce combat n’a donc pas seulement des raisons symboliques. Elle repose également sur une croyance partagée, celle que la monnaie commune, ici comme en Europe, affaiblit la compétitivité de certains États membres et devrait être remplacée par des monnaies nationales.

Évidemment, le thème de la monnaie est cher aux populistes. Il fait appel à une expérience très familière, puisque tout le monde a de la monnaie dans sa poche. Il permet de cristalliser la colère et il n’est pas surprenant qu’il soit facilement repris.

L’explication monétaire aux problèmes économiques nationaux a le mérite d’être simple, par opposition à des réformes qui sont souvent complexes à concevoir et mettre en œuvre.

Lionel Zinsou

Les adversaires du franc CFA comme ceux de l’euro pensent qu’ils peuvent entretenir leur fonds de commerce patriote sur ce thème. L’idée qu’ils présentent est que les relations monétaires inégales empêchent la compétitivité des économies nationales. Selon eux, la raison pour laquelle on n’a pas les performances de l’Asie, c’est le franc CFA.

Les mêmes arguments sont souvent avancés à propos de l’euro…

C’est en effet une maladie commune aux zones monétaires. L’explication monétaire aux problèmes économiques nationaux a le mérite d’être très simple, par opposition à des réformes complexes.
Je crois, plus sérieusement, que l’éclatement d’un facteur d’unité aussi puissant dans la région africaine serait très dommageable. Pour ma part et comme citoyen africain, je suis très attaché au franc CFA comme instrument d’unification.

Il faut avoir le nez collé au guidon dans son propre espace pour se poser cette question et lui donner tant d’importance.

Ne trouve-t-on pas ici le signe d’un clivage plus profond, entre « nomades » et « sédentaires » ? Il semble qu’une partie des oppositions politiques contemporaines est imputable à ce clivage entre, d’une part, des groupes qui se représentent l’espace d’une façon ouverte, et d’autre part, des groupes qui pensent qu’ils sont perdants dans ces échanges et dans ces ouvertures. Vous parlez justement d’avoir « Le nez collé au guidon dans son propre espace ». N’est-ce pas aussi ce privilège que vous avez, d’avoir connu plusieurs espaces, de vous représenter les phénomènes du monde économique à des échelles plus vastes que les régions, ou même que les nations ?

Il est clair que les populistes jouent sur ce malaise. Il y a des choses qui sont impensables pour une partie de la population, et qui du coup sont quasiment traitées à la manière de phénomènes magiques. Mais ceux qui sont dans cette posture nient la croissance, et ils ignorent ses liens avec l’ouverture des échanges. La croissance du Burkina Faso est de l’ordre de 7 %. Celle du Mali, en pleine guerre, est également de 7 %. Celle du Niger est du même ordre.

Le problème est que dans l’économie mondialisée, même avec des niveaux de croissance si élevés, il y a quelques grands déséquilibres que l’on n’arrive pas aujourd’hui à résoudre. Il y a d’abord la résilience d’un socle d’extrême pauvreté, qui diminue en proportion mais augmente en valeur absolue. Ces exclus sont de plus en plus nombreux, et des politiques de transfert doivent être renforcées contre ces phénomènes d’exclusion. Il y a également un déséquilibre structurel entre villes et campagnes, qui fait que l’exode rural vers les villes ne suffit plus, aujourd’hui, à vider la croissance des campagnes, qui s’appauvrissent. Ces problèmes devraient en théorie être résolus par la croissance économique, mais ils ne le sont plus en ce moment.

Dans la mondialisation, tout ce qui est facteur d’intégration et de mutualisation doit être préservé, à commencer, justement, par le franc CFA. Malheureusement, cette position n’est pas toujours audible.