Vos cours cette année au Collège de France portent sur une géopolitique du Moyen-Orient qui considère les crises actuelles comme le symptôme d’un système politique qui s’est mis en place il y a plus de 150 ans. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Toynbee parlait de « question d’Occident » dans le sens où c’étaient des puissances occidentales qui rivalisaient entre elles dans cette région du monde, et qu’en même temps commençait à se poser la question de l’occidentalisation des sociétés. Lorsqu’il écrit ces textes, en 1922, lors de la guerre greco-turque, il voit aussi cette occidentalisation des sociétés dans l’essor des nationalismes, dans la création d’États-nations et dans l’essor de l’État moderne. En ce sens, on est toujours dans ces problématiques, avec toutes les discussions sur la nature de l’État.

La question d’Orient (qui présuppose selon votre reconstruction historique une relation conflictuelle entre États dits « civilisés » et espaces et agents d’ « orient ») est-elle en train de devenir une question d’un espace « intermédiaire » avec l’émergence de l’agent chinois ou même indien ?

La question d’Orient au sens technique du terme était le sort de l’Empire ottoman. Le terme n’apparaît que vers 1832-1833. C’était quelque chose qui se jouait à plusieurs puissances, cinq ou six. Son prolongement était le Grand Jeu, opposant deux puissances, la Russie et la Grande-Bretagne. Ce sont là les structures du XIXème. Après la guerre de 14, la notion se transforme plutôt en celle de Moyen-Orient, avec des phases successives. Ce qui compte dans cette suite, ce ne sont pas seulement les appellations successives mais le fait que nous avons toujours des oppositions de puissance, des luttes d’influence, des livraisons d’armes, des interventions militaires, des crises humanitaires, depuis 1820.

Dernier tome d’une série consacrée à la question de la Palestine, «  La paix impossible  » est paru en 2015 aux éditions Fayard.

Dans cette région, la Chine n’est pas encore présente. Elle n’y a pas encore de présence militaire, n’y fait pas de livraisons importantes d’armement, et ses positions diplomatiques sont relativement prudentes et conservatrices. Pour l’instant elle s’occupe surtout du Pakistan et de l’Asie centrale dans le cadre des nouvelles routes de la soie.

Vous avez consacré toute une série d’ouvrages à « la question de la Palestine ». Faut-il comprendre que le conflit israélo-palestinien est encore une question d’Orient, et donc en partie le produit d’une géopolitique conduite depuis l’occident, ou l’héritage du jeu de grandes puissances ?

C’est l’une des dimensions de ce conflit. D’abord, l’État d’Israël n’aurait pas été possible sans le soutien de puissances extérieures à la région. On voit encore l’importance du soutien américain à l’État d’Israël, d’où son exogénéité par rapport à la région. Indépendamment de l’enjeu territorial et de la position géopolitique, qui n’est pas énorme, l’essentiel reste que c’est un conflit saturé d’histoire, qui mobilise les passions et les imaginaires sur une grande partie du globe : la Terre Sainte, la naissance des grandes religions monothéistes, et en même temps l’Holocauste, la colonisation de peuplement, l’impérialisme. C’est-à-dire que les acteurs se mobilisent pour un petit terrain qui n’est pas plus grand qu’un gros département français.

Pour l’Europe, le conflit israélo-palestinien est un enjeu de politique intérieure.

Henry Laurens

Cette saturation de l’Histoire fait que c’est un sujet de politique intérieure plutôt qu’un sujet de politique extérieure, pour les États-Unis par exemple, ou pour l’Europe. Si c’était un simple conflit extérieur, ça ne mobiliserait pas autant d’énergies, de passions et d’acteurs. Dans la mesure où des acteurs extérieurs sont concernés, ils engendrent de nouveaux acteurs extérieurs. Dans une période antérieure, lorsque les Palestiniens ont compris que les Israéliens avaient réussi à mobiliser de puissants soutiens dans les pays occidentaux, ils sont allés chercher un appui auprès de pays arabes et musulmans, pour essayer de rééquilibrer le rapport de force.

Pour Paul Valéry, la Méditerranée est une machine à produire de la civilisation. D’après vous, est-ce là uniquement la traduction d’un mouvement anti-moderniste qui aurait pris la Méditerranée comme support géographique, ou y-a-t-il une exception méditerranéenne ?

L’idée méditerranéenne est une création de la période 1825-1835. Le symptôme le plus clair en est le livre de Chevalier, Le système de la Méditerranée, car il montre le moment où l’idée méditerranéenne commence à exister comme espace géopolitique et géoéconomique. Et puis vous avez les contradictions de l’espace méditerranéen. D’un côté vous avez la présence de la civilisation gréco-romaine sur toutes les rives de la Méditerranée, au Maroc, en Anatolie, en Espagne, en France ou en Grèce. Ces vestiges nombreux donnent le sentiment d’une parenté.

«  Système de la Méditerranée  » est paru pour la première fois en 1832 dans la revue Le Globe, sous la forme de plusieurs articles.

Et puis vous avez le fait que dans la période de l’entre-deux-guerres, le mouvement méditerranéen était largement un anti-modernisme, car l’Europe avait perdu le contrôle de la modernité qui s’incarnait dans la civilisation industrielle américaine. L’incarnation en étaient les abattoirs de Chicago – vous mettez un bœuf à l’entrée, il en sort une boîte de conserve. Tous les voyageurs sont épouvantés, car c’est l’homme devenu une mécanique. A l’homme devenu une mécanique, on va opposer une insouciance méditerranéenne, un art de vivre, une importance donnée à la culture par rapport à la mécanique.

Au-delà, cette idée méditerranéenne qui se construit après la Première Guerre mondiale est aussi celle du dévoilement des corps, car à la fin du XIXème, la Méditerranée d’été supplante la Méditerranée d’hiver. Alors que le premier tourisme en Méditerranée ciblait la mauvaise saison, pour soigner les bronches et la tuberculose, la civilisation balnéaire se met en place à la fin du XIXème et crée une Méditerranée d’été avec le dévoilement des corps masculins, puis féminins. On voit alors naître un tourisme balnéaire sur les deux rives de la Méditerranée.

Ce mélange entre une réalité qui est celle d’un certain art de vivre, et la création d’une image touristique.

Henry Laurens

Vous avez donc ce mélange entre une réalité qui est celle d’un certain art de vivre, et la création d’une image touristique qui est celle de Pagnol, ou de Camus, qui opposait la lumière méditerranéenne au côté sombre des autres aires culturelles.

On peut aussi considérer que l’idée méditerranéenne s’opposait à la fois à la civilisation technicienne, mais aussi à l’opposition Orient/Occident, puisque l’idée méditerranéenne est aussi un trait d’union. Dans le cadre des décolonisations, le recours au méditerranéisme permettait de ne pas opposer Orient et Occident, ou colonisés et colonisateurs, mais de créer une commune identité. Dans l’entre-deux-guerres, certains agrégés français s’installent au Liban ou en Égypte par exemple et créent des revues francophones, mais qui traduisent des auteurs locaux, parfois diffusés en France. Sans parler d’une francophonie méditerranéenne qui a produit des écrivains et, plus tard, un certain nombre de chanteurs de variété (Dalida, George Moustaki…).

Penser la Méditerranée, n’est-ce pas imposer encore une fois un modèle occidental sur une région longtemps dominée ? Ou bien est-ce là une échelle de gouvernance idéale pour une région rétive à l’instauration d’Etats-nations ?

L’idée méditerranéenne avait certes un parti colonial. En Algérie coloniale, c’était ceux qu’on appelait originellement les Européens, et qu’on a appelé après la « fusion des races » les « pieds noirs ». La fusion des races, c’était l’idée latine plus que l’idée méditerranéenne. Mais le mot Méditerranée passe très vite en arabe, lorsqu’il devient courant en Europe, avec une traduction littérale qui remplace le « bahr ar-Rûm » (la mer des Byzantins, ou des Ottomans). Et puis la Méditerranée est aussi une réalité physique. À la fin du Petit Age glaciaire, le paysage méditerranéen typique apparait : c’est la recolonisation des espaces littoraux, la mise en place un peu partout d’une culture d’agrumes, et la mise en place d’ensembles urbains – des villes-ports qui se caractérisent par un trait assez général, la corniche. La promenade des anglais, vous l’avez partout en Méditerranée, après 1850.

C’est donc un paysage de Méditerranée qui se construit dans la seconde moitié du XIXème siècle, et qui est une réalité, même si par ailleurs il y a aussi des violences entre les peuples de la Méditerranée.

Il y a une nécessité, indépendamment du politique, de gérer l’espace méditerranéen en terme d’espace écologique.

Henry Laurens

Par ailleurs, il a deux problèmes fondamentaux, en-dehors des guerres et des conflits dans la région. D’abord, le déséquilibre entre la rive nord et la rive sud : malgré tout, la rive nord s’est à peu près unifiée dans le cadre de l’Union européenne et de l’OTAN. Mais la rive sud est totalement fragmentée, en dépit des proximités culturelles et politiques. La frontière algéro-marocaine est fermée depuis quarante ans maintenant. Cette disproportion pose d’ailleurs des questions gestionnaires : le commerce se fait plus sur un axe nord-sud que sur un axe est-ouest. La mise aux normes européennes dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen avait d’ailleurs pour ambition de renforcer les échanges sud-sud. L’autre problème, c’est que la Méditerranée est fermée, et la pollution de cette mer n’est pas gérable au niveau d’un seul État, mais seulement à l’échelle méditerranéenne. Donc il y a une nécessité, indépendamment du politique, de gérer l’espace méditerranéen en terme d’espace écologique.

Dans un article publié peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, Alexandre Kojève souligne la nécessité de forger des entités politiques à l’échelle régionale et propose la création d’un « empire latin » qui permettrait d’associer Islam et chrétienté. Dans une tentative d’actualisation de ce projet, pensez-vous que la Méditerranée puisse être le support d’une politique européenne de voisinage renouvelée, qui échapperait aux impasses de la relation actuelle entre l’UE et ses voisins du sud ?

La latinité était une réalité idéologique dans la seconde moitié du XXème siècle. Les Allemands assuraient alors qu’ils avaient une langue pure descendant du courant indo-européen primordial, alors que les langues latines étaient des « détritus de langue » (l’expression est de Renan). Alors les Latins ont dit « d’accord, si vous êtes les descendants des Barbares, nous avons Rome ». Donc le discours de la latinité correspondait à une époque où l’espace européen se définissait en blocs raciaux, avec le bloc slave, le bloc germanique (la « race teutonne ») et le bloc latin, qui pouvait avoir des traductions économiques, comme l’Union économique latine à la fin du XIXème siècle, avec la mise en place d’une monnaie unique qui a duré plusieurs décennies. Ces discours sur la latinité sont ensuite déclinés après 1945 car les Espagnols et les Italiens s’étaient retrouvés plutôt du côté de l’Allemagne nazie, donc l’opposition avec les Germains ne tenait plus vraiment.

Il faut donner une identité civique à l’Europe, car il n’y a pas de roman national européen, seulement des guerres civiles européennes.

Henry Laurens

L’intérêt ou le problème de l’Union européenne était qu’elle ne s’est pas construite sur un bloc culturel. Au départ, cela ne posait pas de problème, parce qu’elle était carolingienne ; et on a dit qu’elle était catholico-protestante. Les peuples de la construction européenne avait eu une antiquité gréco-romaine -même l’Allemagne- puis le baroque, la Renaissance etc. Le problème s’est un peu compliqué ensuite, lorsqu’on a commencé à accepter des balkaniques dans l’Union : les Grecs revenaient en Europe avec le romantisme. Et d’autre part, les Grecs appartiennent à un espace culturel traditionnel qui correspond à l’espace byzantin puis ottoman. A partir de ce moment, on ne peut plus donner de définition culturelle à l’Europe ; d’où l’ouverture d’un débat sur l’intégration des slaves, puis de la Turquie. Il faut donc donner une identité civique à l’Europe, car il n’y a pas de roman national européen, seulement des guerres civiles européennes.

Concernant la politique de voisinage, ce n’est pas qu’on manque de bonne volonté sur la rive nord, c’est que la rive sud est devenue un véritable chaos : elle est fragmentée, en proie à des guerres civiles qui se répercutent chez nous. En essayant de gérer tout ça, on se heurte à des impossibilités structurelles, car on aimerait que les habitants de la rive sud soient des démocrates, partisans des valeurs universelles, et éventuellement qu’ils se baignent en bikini sur leurs plages ; en même temps on leur demande d’assurer notre sécurité en luttant contre le terrorisme, et de contrôler les migrations venues d’Afrique noire. A partir du moment où nous avons une exigence sécuritaire et où nous faisons des pays de la rive sud des barrières anti-migrants, les régimes autoritaires sont les plus efficaces. On se trouve donc pris dans un cercle vicieux, car dès qu’on décroche un régime autoritaire, on a des migrants et de l’insécurité, mais si on maintient les régimes autoritaires, on a de la violence, puisque les populations n’acceptent pas les régimes autoritaires.

La Turquie est l’héritière du dernier grand unificateur de la Méditerranée qu’était l’Empire ottoman. D’après vous, porte-t-elle encore aujourd’hui cet héritage politique, et considère-t-elle la région comme son aire d’influence naturelle ?

Non, la Turquie – comme la Pologne – est une imposture historique. La Pologne d’avant 1939 était multiconfessionnelle et multiraciale. Il y avait beaucoup de Juifs, des Ukrainiens, des Lituaniens, des Allemands… C’est la Pologne issue de la Seconde Guerre mondiale, des nettoyages ethniques et des déplacements de population, qui est devenue homogène, avec une population composée uniquement de Polonais catholiques. De même, la Turquie peut se poser comme ottomane, mais l’empire ottoman était multiracial, multi-religieux et multi-ethnique, alors que la Turquie d’aujourd’hui a été construite sur l’élimination totale du pluralisme ottoman d’avant 1914. Il peut donc y avoir une revendication de la Turquie à poursuivre l’héritage ottoman, mais ça ne correspond à aucune réalité, car s’ils veulent être ottomans il leur faut des Grecs, des Arméniens, des Kurdes, des Arabes, des Juifs, des Levantins… La Turquie a en fait un problème de positionnement historique, car les Turcs d’aujourd’hui descendent en gros de trois composantes de populations : des Balkaniques, des Anatoliens et des peuples venus d’Asie centrale. Depuis sa création, la République de la Turquie n’arrive donc pas à formuler un « nos ancêtres les Gaulois ».

La Turquie d’aujourd’hui a été construite sur l’élimination totale du pluralisme ottoman d’avant 1914.

Henry Laurens

Lors de sa création, la République de Turquie était composée d’un « État profond » étroitement nationaliste xénophobe, mais laïque, et d’une identité musulmane. Et l’AKP s’est construite dans une première phase en s’appuyant à la fois sur le sentiment islamique, et sur le démantèlement de l’Etat profond, en utilisant le rapprochement avec l’Europe, par l’adoption des normes et valeurs européennes (suppression de l’immixtion de l’armée dans la vie politique, État de droit…). Puis elle a compris que les Européens n’étaient pas enchantés à l’idée de leur adhésion prochaine. Il y avait de mauvaises raisons [ndlr : des raisons culturelles]. Mais surtout, l’Union européenne a déjà bien du mal à gérer le problème de la pêche à la morue en Islande, alors lui confier la gestion de l’espace conflictuel dans lequel se situe la Turquie, ça ne tient pas. Donc la Turquie a eu le sentiment d’être rejetée. Et dans le même temps, l’AKP s’est transformée en forme autoritaire, nationaliste.