Quis custodiet ipsos custodes ? Mais qui gardera les gardiens ? Dans les Satires, le poète Juvénal s’interroge : comment s’assurer de la loyauté de ceux chargés de garantir la fidélité des épouses romaines en l’absence de leurs maris ? Qui a déjà arpenté les rues de Dakar, Abidjan, Lagos ou toute autre métropole d’Afrique de l’Ouest a pu partager une interrogation similaire : qui garde les gardiens ? Face visible d’un phénomène structurel plus furtif – la privatisation croissante de la sécurité – ces agents de l’ordre aux appellations multiples n’ont jamais été aussi présents au mètre carré, et semblent échapper à toutes formes de contrôle. Pourquoi sont-ils si nombreux ? Quels rapports entretiennent-ils avec l’État et le militaire ? Qu’est ce que cela nous apprend sur la situation sécuritaire de la sous-région et plus généralement sur les évolutions de nos modèles de sécurité ?

L’ethnologue et africaniste Georges Balandier écrivait que « la société est toujours le lieu d’un affrontement permanent entre facteurs de maintien et facteurs de changement »1, il en va de même pour la sécurité, et la privatisation de cette dernière en Afrique de l’Ouest ne peut se comprendre en dehors de ce dialogue entre continuité et rupture. Le monopole de la violence légitime, définition sociologique wébérienne de l’État, ébauchée et employée depuis l’Europe, n’a jamais été exclusivement détenu par un acteur unique en Afrique de l’Ouest. Sous la colonisation, des acteurs non-étatiques de la sécurité, comme des milices communales, ont coexisté avec des forces publiques de sécurité coloniales ou indigènes. Aucunes de ces dernières n’ayant jamais pu exercer une coercition et un contrôle absolus sur l’ensemble du territoire2.

Le monopole de la violence légitime, définition sociologique wébérienne de l’État, ébauchée et employée depuis l’Europe, n’a jamais été exclusivement détenu par un acteur unique en Afrique de l’Ouest.

Historiquement, la norme fut plutôt une coexistence peu encadrée entre forces de police professionnelles et mécanismes locaux de coercition. Aujourd’hui encore, les agents sécuritaires des États ouest-africains, policiers et militaires, côtoient quotidiennement des acteurs non-étatiques de la sécurité.

Plutôt que de défendre le « tout public », on peut considérer qu’un usage encadré et réfléchi de la sécurité privée participerait de la stabilité des États ouest-africains. Afin de garantir le principe de continuité du service, il serait même utile de tracer la ligne de partage : quel est le périmètre qu’il faut accorder au privé ? Quelles activités doivent demeurer publiques ?

Comment catégoriser ces disparités, ces rapports de concurrence mais également parfois de complémentarité entre forces publiques et privés ?

Dans un article intitulé Plural Policing and Democratic Governance, Ian Loader, professeur de Criminologie à Oxford modélise les rapports entre États et acteurs de la sécurité, fournissant un cadre théorique intéressant3.

Il observe qu’en parallèle des services de sécurité fournis par l’État (policing by government) la sécurité intérieure peut être assurée par des formes de coopération internationale (policing above governments), être le produit d’arrangements commerciaux entre opérateurs privés et l’État (policing through government), résulter d’enchevêtrements de protections privées contractées par des individus ou des entreprises (policing beyond government) ou bien être directement prise en charge par les citoyens eux-mêmes (policing below governments).

À partir de ce modèle, trois tendances majeures des évolutions de la sécurité se dégagent : l’internationalisation (above) la civilianisation (below) et la privatisation (through, beyond) de la sécurité. Ce sont ces deux dernières tendances et leurs rapports aux institutions qu’on observe dans le contexte ouest-africain.

La sécurité à deux vitesses : nouvelle norme néolibérale ?

Au sein d’un système international néolibéral, la perception de la sécurité comme un bien commun semble perdre progressivement du terrain au profit d’une vision de la sécurité comme un droit individuel, un bien privé, ou un club. Seul ceux qui payent peuvent profiter de services que l’on imaginait hier encore du ressort public.

Superposée à un contexte africain où des secteurs entiers de la vie sont déjà dépendants des investissements que l’on veut bien leur consacrer, la sécurité du quotidien serait devenue un marché comme un autre.

À l’image des présidents africains allant se faire soigner en Europe tandis que leurs concitoyens sont contraints de faire appel à des services publics défaillants, la sécurité serait marchande, et donc relative. Comme tout secteur marchand, elle semble alors régie par l’offre et la demande.

La réduction des effectifs militaires sur le continent, associée à des taux de chômage élevés entraîne une importante main d’oeuvre masculine, parfois, mais pas toujours, socialisée dans la violence. Si une expérience militaire est appréciée, elle n’est pas toujours obligatoire et être un homme entre 25 et 45 ans en bonne santé et sans casier judiciaire suffit bien souvent à convaincre l’employeur.

La présence d’expatriés et d’entreprises multinationales dans la sous-région a dopé la demande de protections et de gardiennage tandis que les récentes menaces terroristes alimentent une méfiance généralisée profitant financièrement aux entrepreneurs de sécurité. Au Kenya, suite à l’attaque terroriste du centre commercial Westgate ayant fait 68 morts en septembre 2013, la sécurité privée a connu une période de forte croissance. On compte désormais près de 300 000 gardiens privés pour seulement 40 000 policiers pour l’ensemble du pays et une population avoisinant les 50 millions4. Dans plusieurs pays africains, les forces privées de sécurité disposent d’effectifs mais aussi d’équipements supérieurs aux forces publiques. On compte en Côte d’Ivoire trois agents de sécurité privée pour un policier, et les voitures de police sénégalaises ont tristes mines par rapport aux pick-ups des entreprises de sécurité privée Sagam et Phoenix à Dakar.

« Les gardiens gardent et regardent » : sécurité et surveillance

Pour autant, la privatisation partielle ou totale de la sécurité du quotidien n’est pas sans risque. Rappelons-nous la tristement célèbre entreprise étatsunienne Blackwater, responsable de la mort de 17 civils innocents à Nissour Square en Irak. Ce dernier épisode d’une longue série de bavures a ravivé le stigmate mercenaire, une filiation que les entreprises de sécurité privée rejettent toutes en bloc aujourd’hui, mais qui reste un terme populaire5. L’inflation – réelle ou perçue – des menaces en Afrique de l’Ouest provoque un réarmement des gardiens, les matraques sont remplacées par des armes sublétales, voire des armes à feu.

L’accroissement du nombre de gardiens armés risque également d’entraîner une prolifération d’armes légères et de petit calibre, propices à déclencher des affrontements en tous genres. Un directeur de société de sécurité privé agissant en Côte d’Ivoire nous expliquait en janvier 2019 qu’il était heureux que la législation ivoirienne interdise les armes à feu pour les gardiens, nous confiant qu’il aurait été inquiet que certains gardiens de sociétés concurrentes réputées moins scrupuleuse sur la formation puissent se retrouver en possession d’une arme de poing.

L’accroissement du nombre de gardiens armés risque d’entraîner une prolifération d’armes légères et de petit calibre, propices à déclencher des affrontements en tous genres.

Les risques sociaux sont également à prendre en compte, comme nous le disait un président de syndicat de gardiens à Dakar en juin 2018 : « À part Dieu, personne ne peut rien contre les employeurs de sécurité privée  ». Peu d’entreprises respectent ainsi leurs obligations sociales vis-à-vis de leurs employés, multipliant souvent les contrats à l’essai ou les CDD pour des emplois souvent pénibles et, en fonction de leur localisation, pouvant être exposés à des formes extrêmes de violence. Les gardiens exercent ainsi souvent leur profession dans la précarité. Les employés de l’entreprise Risk en Côte d’Ivoire ont notamment pu être visés à l’arme lourde lors des affrontements abidjanais de 2010, tandis qu’à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar en 2018, des agents privés se seraient interposés entre des étudiants en colère et des policiers. Dans la même veine, on peut noter que la plupart des plaintes déposées concernant la sécurité privée au Sénégal ne sont pas des plaintes de particuliers envers des gardiens, mais de gardiens contre leurs employeurs.

Parallèlement à ces conditions de travail, l’emploi de civils mal rémunérés à des postes de sécurité n’est pas sans danger : en cas de mobilisations importantes, de mouvements de protestation, ou de grève, les chances de paralysie seraient conséquentes. Si le sens de la discipline, le passé militaire pour certains ou la peur de perdre son emploi pour d’autres, font que les contestations sont extrêmement rares, la situation n’en demeure pas moins préoccupante. De même, du fait de leur situation précaire, les vigiles sont facilement manipulables et corruptibles. Un haut fonctionnaire rencontré à Abidjan expliquait en janvier 2019 que si les gardiens gardent, ils regardent aussi et sont ainsi susceptibles de se transformer en réseau de surveillance low cost. Il est ainsi relativement facile, en échange de quelques milliers de francs CFA par exemple, d’obtenir de la part des gardiens des informations sur les allées et venues au sein d’une résidence, ou de récupérer des documents mis à la poubelle. Pour que ces agents de l’ordre ne deviennent pas agents du désordre, leur situation devrait être régularisé : les salaires payés selon la législation, la liberté syndicale respectée.

Enfin, la sous-traitance de la sécurité au privé pose la question de l’irréversibilité. Une fois que l’on a choisi de faire appel à des entreprises de sécurité privée, retourner à la situation initiale semble délicat. La privatisation récurrente de certaines missions peut ainsi entraîner un abandon de la capacité au niveau étatique ; ce qui signifie une perte complète de compétences sur un secteur précis et une sur-dépendance au privé.

Une fois que l’on a choisi de faire appel à des entreprises de sécurité privée, retourner à la situation initiale semble délicat. La privatisation récurrente de certaines missions peut ainsi entraîner un abandon de la capacité au niveau étatique.

À titre d’exemple plus proche de nous, en France, plus de la moitié des 300 000 agents de sécurité sont privés (55 %). S’ils décidaient d’arrêter le travail, peu d’événements sportifs pourraient se dérouler en toute sécurité. Tout indique que l’État aurait donc plutôt intérêt à endosser les habits du régulateur de ses partenaires privés s’il veut rester (ou devenir) maître de la situation.

Privatisation ne signifie pas abandon de l’État

Ainsi, comme l’explique Béatrice Hibou, ​la privatisation de l’État ou de certaines de ses activités ne coïncide pas avec une absence totale de contrôle étatique, encore moins une « cannibalisation » de l’État par le secteur privé. Si la privatisation entraîne une sous-traitance de fonctions antérieurement étatiques à des intermédiaires privés, elle provoque également un redéploiement6. Le processus de privatisation se traduit concrètement par des négociations permanentes entre institutions et acteurs privés et une reconfiguration continuelle des démarcations entre public et privé. L’État est actif, il se redéploie tout au long de ce processus, en délégant, en se déchargeant sur le privé, mais également en exerçant un contrôle ​a posteriori ​sur ce dernier7.

Au Sénégal, un projet de loi est en cours suivant le modèle français de régulation de la sécurité privée. Il vise à rappeler que la sécurité privée n’est qu’une dérogation faite par l’État à des entreprises pour l’aider dans sa politique de sécurité. Créé à cet effet en 2010, le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) français est un service de police administrative chargé notamment de délivrer cartes professionnelles et agréments, précieux sésames sans lesquels il est impossible d’exercer des activités de sécurité privée dans l’hexagone. En 2018, un rapport (critique) de la Cour des comptes a reconnu la participation croissante de ces entreprises de sécurités privées au dispositif de sécurité général tout en déplorant un secteur à la fiabilité aléatoire8. La surveillance d’une gare parisienne déléguée à une entreprise privée aurait été ainsi assurée par des agents cynophiles (avec chien) non formés et par ailleurs en situation irrégulière sur le territoire.

Des initiatives internationales visant à mieux réguler ce secteur ont également vu le jour. Le document de Montreux, promulgué par le Comité International de la Croix-Rouge et adopté en 2008 rappelle les obligations juridiques des États faisant appel à la sécurité privée et identifie les « bonnes pratiques » en matière de respect du droit international humanitaire. Une première initiative à la portée limitée sur le continent africain : seuls cinq États africains signataires pour un document non contraignant. Un projet de convention des Nations Unies est également à l’étude depuis des années. Une première ébauche avait vu le jour en 2009, mais n’a pas connu de suite.

Les Agents de Sécurité de Proximité au Sénégal : milices, feuilles mortes ou civilianisation de la sécurité ?

La régulation n’est pas la seule carte que les États peuvent jouer face à la privatisation croissante de leur sécurité, comme l’illustre le cas sénégalais. Comme dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, les dispositifs sécuritaires sénégalais sont largement hérités voire importés du modèle français. En 2013, sous l’impulsion du criminologue Papa Khaly Niang et avec l’accord du président nouvellement élu, Macky Sall, l’État sénégalais a innové en mettant en place un dispositif original et made in Senegal – les Agents de Sécurité de Proximité (ASP) – au slogan éloquent : « sécurité partout, pour tous, par tous. »

Rompant définitivement avec la conception wébérienne de la sécurité et la prétention du monopole étatique de la violence légitime, ce nouveau dispositif défend une vision transversale – des missions de salubrité publique au maintien de l’ordre – et citoyenne de la sécurité. L’objectif affiché étant de faire participer les citoyens à l’effort de sécurité quotidien. Cela se traduit dans les faits par le recrutement simultané, sous le statut d’engagés civiques, de 10 000 ASP soit presque autant que les forces de polices et de gendarmerie réunies.

Cette innovation sécuritaire témoigne d’une volonté de changement de paradigme : d’un focus sur la répression à une nouvelle réflexion sur la prévention, mais également d’un opportunisme politique : créer 10 000 emplois pour des jeunes souvent désoeuvrés. Qualifié de milice politique par des parlementaires de l’opposition ou de nouvelle jeunesse hitlérienne par un éditorialiste9, ce nouvel acteur au sein de l’architecture de la sécurité intérieure sénégalaise n’est pas passé inaperçu.

Non armés, disposant de simples t-shirts ou casquettes, peu rémunérés et sans pouvoir contraignant, les jeunes ASP affrontent un quotidien qui n’est pas toujours des plus faciles, les chauffeurs de taxi n’hésitant pas à dire qu’ils n’auraient pas peur de leur rouler dessus. Un ASP rencontré en juillet 2018 se surnommait lui-même une « feuille morte dont personne ne se soucie. »

D’après un ancien élu local interrogé à la même période, ces derniers restent toutefois très appréciés dans les collectivités territoriales manquant de ressources et par une partie de la population. Véritables couteaux-suisses de la sécurité, les policiers et gendarmes les emploient aussi bien pour effectuer des tâches administratives que pour la circulation ou la protection d’événements sportifs à forte affluence.

Certains employés et employeurs d’entreprises de sécurité privée rencontrés se déclarent plutôt hostiles à cette initiative qu’ils voient comme une concurrence étatique sur des missions qui leur avaient été abandonnées. Dans les faits, contrairement à ce que prétendent certains responsables des ASP, il y a bien des formes de concurrence : si certains ministères ou bâtiments officiels sont protégés par des privés, d’autres le sont désormais par des ASP.

Ce que l’Afrique de l’Ouest nous apprend sur la sécurité en Europe

La sécurité, pilier historique de la souveraineté et attribut régalien par excellence devient de plus en plus une affaire du privé. Il ne faut pourtant pas imaginer que cette privatisation croissante se fasse entièrement dans le dos de l’État. Le redéploiement étatique, par la régulation ou des innovations sécuritaire tels que les ASP au Sénégal montre au contraire que la privatisation de la sécurité n’est pas la fin de l’État mais « l’État autrement »10.

Plus intéressant encore, la percée du privée et l’adoption par le public de nouvelles formes de sécurités quotidiennes en réaction à cette impulsion privée témoignent d’une transnationalisation de dynamiques sécuritaires et de l’importation de modèles. Du marché de Sandaga à Dakar, aux immeubles du Plateau à Abidjan en passant par le Sephora des Champs-Élysées, la sécurité a un point commun : elle est coproduite, résultat de partenariats public-privés. À travers le monde, l’État n’est plus seulement producteur mais également consommateur de sécurité.

La percée du privé et l’adoption par le public de nouvelles formes de sécurités quotidiennes en réaction à cette impulsion privée témoignent d’une transnationalisation des dynamiques sécuritaires et de l’importation de modèles.

En agitant le chiffon rouge des sociétés militaires privées et du (néo)-mercenariat, en se concentrant sur la dimension la plus « musclée » et exceptionnelle de la sécurité privée, les formes les plus classiques et quotidiennes de ce secteur ont été négligées. Si bien qu’aujourd’hui la sécurité privée quotidienne est un phénomène diffus, « normal », tacitement accepté de tous, et qui semble s’installer sur la durée. Pour autant les législations nationales n’ont pas évolué tandis que ce changement de paradigme sécuritaire s’est fait sans débats ni décisions concertées avec les citoyens.

Ces logiques marchandes, davantage visibles sur le continent africain n’en restent pas moins saillantes en Europe. À une période où la privatisation de la surveillance des centrales nucléaires est envisagée, il faut garder en à l’esprit que si la sécurité privée est un outil commode, elle ne le restera que sous le contrôle de l’État.

Sources
  1. BALANDIER, Georges, Sens et puissance : les dynamiques sociales. Presses Universitaires de France, 1986.
  2. BLANCHARD Emmanuel, « Ordre colonial », Genèses, 2012/1 (n° 86), p. 2-7.
  3. LOADER, Ian. Plural policing and democratic governance. Social & legal studies, 2000, vol. 9, no 3, p. 323-345.
  4. BRYDEN, Alain (dir), La privatisation de la sécurité en Afrique, DCAF, 2016
  5. OLSSON, Christian. « Vrai procès et faux débats : perspectives critiques sur les argumentaires de légitimation des entreprises de coercition para-privées », Cultures & conflits, 2003, no 52, p. 11-48.
  6. HIBOU, Béatrice (éd.). La privatisation des États, Karthala Éditions, 1999.
  7. HIBOU, Béatrice, « Retrait ou redéploiement de l’État ? », Critique internationale, 1998, no 1, p. 151-168, p. 152.
  8. Cour des comptes : Rapport public annuel, remis en février 2018
  9. SY, Serigne Mansour Djamil, Rewni, 18 novembre 2013
  10. LATOUR, Xavier, « La sécurité privée ou l’État autrement », in Sécurité privée, enjeu public (dir. P. Brajeux, E. Delbecque, M. Mathieu), Armand Colin, 2013.