Dans un monde où les grandes puissances sont en compétition, où une pandémie fait rage et où les guerres n’ont pas de fin, d’aucuns seraient surpris que la prochaine crise à laquelle l’Europe pourrait être confrontée puisse concerner des différends en droit maritime. Pourtant, dans la région de Méditerranée orientale, les pays se disputent le contrôle des gisements de gaz.

Les risques d’escalade de la situation en Méditerranée orientale sont devenus évidents en février dernier alors que la France déployait son porte-avions pour empêcher les frégates turques de s’approcher des gisements de gaz contestés au large des côtes chypriotes. Le fait que les alliés de l’OTAN se regardent en chiens de faïence aux portes de l’Union européenne (UE) devrait pousser les Européens à prêter davantage attention à cette région. L’intensification du conflit en Libye et la rivalité entre la Turquie et les pays du Golfe s’entremêlent désormais directement aux différends liés aux gisements de gaz et à des territoires entre la Turquie et l’Europe. Ce qui se déroule en Méditerranée orientale ne peut donc plus être considéré par l’Europe comme un problème périphérique.1

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L’UE est directement concernée par la situation mais reste encore divisée quant à l’approche à adopter. Le maintien de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de Chypre, la sécurisation de ses propres intérêts énergétiques et la progression d’une résolution politique du conflit libyen afin de contrôler les flux de réfugiés et le risque terroriste sont essentiels. Chypre, la Grèce et la France sont à la tête d’un front anti-Turquie qui a convergé en Méditerranée orientale.2 Ils travaillent à leur tour avec des acteurs plus lointains, tels que les Emirats arabes unis (EAU), dont la relation de plus en plus concurrente avec la Turquie est un paramètre déterminant de la situation actuellement tendue – et plus déstabilisante que jamais – au Moyen-Orient. Mais ces activités risquent de renforcer les lignes de fractures géopolitiques préexistantes, avec des conséquences pour l’Europe dans son ensemble, et notamment la relation cruciale de l’Europe avec la Turquie.

L’UE a raison de défendre la souveraineté de la République de Chypre et ses revendications maritimes  : la non-reconnaissance par l’UE de la République turque de Chypre du Nord est un pilier de sa politique juridique envers l’île. Toutefois, l’approche qui consiste à exclure la Turquie de la Méditerranée orientale a contribué à l’escalade de la situation à Chypre, ainsi qu’en Libye, où les intérêts de l’UE en termes de migrations et de terrorisme sont directement menacés.3

Cette confrontation plus large a entrainé l’implication plus profonde des EAU dans le théâtre méditerranéen, ce qui devrait inquiéter l’Europe autant que le rôle grandissant de la Turquie. La menace d’une confrontation avec la Turquie sur les dossiers libyens et de Méditerranée orientale risque de mettre en danger l’accord sur les réfugiés signé entre Ankara et l’UE. Cela pourrait aussi affaiblir la position de l’UE en Syrie si quelques Etats membres décidaient de reprendre le dialogue avec Bachar El-Assad avec la volonté d’accentuer la pression sur la Turquie, présente militairement dans le nord de la Syrie. Plus généralement, si des solutions à cet environnement sous haute pression n’étaient pas présentées, cela pourrait exacerber la détérioration déjà rapide des relations de la Turquie avec les Etats-Unis, l’OTAN et l’UE.

Que l’UE ait besoin d’une relation plus fonctionnelle avec la Turquie ne fait pas l’ombre d’un doute, notamment en vue de protéger ses intérêts principaux concernant les migrations, l’énergie et le Moyen-Orient. L’Union européenne devrait désormais adopter une approche différente qui reconnaisse la nécessité d’un dialogue plus constructif avec la Turquie et mettant l’accent sur les intérêts partagés en termes d’échanges commerciaux, d’énergie et de sécurité régionale. Cela ne passera pas forcement par une solution miraculeuse au conflit chypriote – mais ne doit pas non plus, à l’inverse, entrainer l’indésirable progression de l’idée d’une solution à deux Etats que soutiennent certains en Turquie et parmi la communauté chypriote turque. Cela devrait néanmoins inclure de rejeter toute participation active de l’Europe au conflit entre Ankara et Abou Dhabi déstabilisant la région.

L’UE peut agir pour la prise en compte de l’approfondissement des lignes de fractures en Méditerranée orientale, en accord avec les intérêts européens. Elle devrait adopter une approche globale qui reconnaisse et cherche à concilier les liens complexes qui s’entremêlent désormais dans la région. L’UE a le potentiel pour assurer que les bénéfices créés par un accord plus large permettent d’éviter tout recul autre part. Une approche européenne plus large permettrait finalement de retourner la situation, tirant parti de la nature fondamentalement interconnectée des enjeux ainsi que des intérêts partagés entre les différents acteurs pour ouvrir la voie d’une stabilisation acceptée par tous. La profondeur du défi implique qu’il n’existe pas de solution unique qui résoudrait tout. Mais les Européens pourraient proposer une mosaïque d’accords plus restreints tandis qu’ils travaillent à l’établissement d’une «  nouvelle négociation  » au périmètre plus large avec la Turquie.

Au vu des conséquences que l’instabilité en Méditerranée orientale aurait sur les intérêts essentiels de l’UE – migrations, lutte contre le terrorisme, sécurité énergétique et souveraineté, entre autres – les Etats européens qui ne sont pas directement impliqués dans ces conflits se chevauchant devraient jouer un rôle dans l’amélioration de la relation avec la Turquie.

Des pays comme l’Allemagne ont souligné la manière dont ils pourraient soutenir le processus politique en cours en Libye. Berlin a déjà mis à disposition un forum neutre où tous les Etats peuvent tenter de s’accorder sur des principes essentiels. Mais ce processus a jusqu’à présent échoué, en partie à cause du manque de consensus européen, reflet d’une plus large désunion sur les problèmes liés a la Méditerranée orientale et aux relations avec la Turquie. Preuve en est, les récentes pressions turques qui ont amené Malte à retirer son soutien à la mission européenne en Méditerranée, l’Opération Irini4. Ce manque d’unité affaiblit une fois de plus la capacité de l’Europe à être un acteur pertinent.

Crédits
Tarek Megerisi et Asli Aydintasbas sont chercheurs pour le think tank pan-européen ECFR et ont récemment publié le rapport intitulé « Rivalités en haute mer : l’Europe, la Turquie et les nouvelles lignes de conflit en Méditerranée orientale » : https://www.ecfr.eu/specials/eastern_med