L’épidémie de Covid-19 a généré de nouvelles vagues de tensions politiques en Espagne, à différents niveaux de l’État et de la hiérarchie régionale. Il y a quelques mois à peine, la question catalane était au centre des débats, après que la Cour suprême a condamné plusieurs dirigeants indépendantistes à des années de prison pour avoir déclaré et promulgué l’« indépendance » en octobre 20171. Un mouvement qui est toujours en mutation, il a d’ailleurs été assez curieux de constater le silence du mouvement indépendantiste catalan pendant les mois du Covid-19, en dehors de la vaine tentative de l’actuel président de la Generalitat, Quim Torra, de rendre le gouvernement central espagnol responsable du pic d’infection dans les premiers jours du virus. Depuis lors, cependant, il n’y a pas eu de mobilisation de rue importante ni de désobéissance sociale, ce qui peut s’expliquer par la prise en compte de nombreux facteurs. Pour comprendre les transformations les plus récentes des différentes factions du mouvement indépendantiste catalan, Le Grand Continent s’est entretenu avec Lola Garcia, directrice du principal journal de Catalogne La Vanguardia et l’un des principaux analystes politiques de la politique régionale en Espagne. Garcia est également l’auteur de la chronique El naufragio : la deconstrucción del sueño independentista (2018), un livre qui documente la montée du mouvement indépendantiste catalan jusqu’au tournant de la déclaration unilatérale d’indépendance de 2017. Lors de cette conversation pour le GC, nous avons demandé à Garcia de nous parler des nouvelles tensions au sein du mouvement catalan, de la direction actuelle et de la possibilité d’un dialogue nouveau avec l’administration Sanchez à la suite de la pandémie. 

Vous avez suivi de près la montée du mouvement indépendantiste en Catalogne pendant de nombreuses années. D’une certaine manière, le Covid-19 a profondément affecté les alliances politiques au sein des partis politiques espagnols. Dans une chronique récente de La Vanguardia, vous mentionnez les mutations de la droite espagnole depuis la mobilisation de 2019 à la Plaza Colon. Pourrait-on dire quelque chose de similaire pour les forces indépendantistes catalanes ? Sont-elles plus fragmentées après l’événement du coronavirus ?

Si la fragmentation s’est intensifiée au cours de ces mois, c’est parce qu’elle était déjà là2. Les tensions au sein des différents partis politiques indépendantistes ont une longue histoire. En fait, les partis Convergència (CiU) et Esquerra Republicana (ERC) étaient historiquement des forces politiques opposées, qui ne se sont réunies que pendant le processus du mouvement d’indépendance. Pendant de nombreuses années, les deux forces ont partagé ce but commun, malgré de nombreuses difficultés, mais elles ont marché ensemble. Bien sûr, une fois la « déclaration unilatérale d’indépendance » d’octobre 2017 survenue, elles ont divergé quant à l’objectif commun. C’est le point de départ de l’aigreur particulière de leurs relations. En outre, le mouvement d’indépendance a produit une fracture majeure au sein de la culture politique de Convergència, ce que nous constaterons lors des prochaines élections. Nous verrons probablement un nouveau parti de centre droit pro-indépendance fragmenter davantage le paysage politique.

La politique du parti catalan de centre droit Convergència a toujours été avide d’autotransformation. Maintenant, pensez-vous que la direction actuelle de Quim Torra, le président de la Generalitat, indique une continuité habitudes politiques de Convergència ou plutôt leur détérioration ? Allons-nous assister à une nouvelle transformation ? 

En fait, Quim Torra est davantage un activiste qu’un politicien, mais surtout le monde politique post-convergence unifié sous Junts per Catalunya tente de plus en plus de sauver certaines de ses caractéristiques traditionnelles, telles l’efficacité administrative et la défense des classes moyennes. Le problème est que Torra ne peut pas porter ces mesures, car il n’est plus une figure crédible. La trajectoire politique de Torra ne peut suffire à légitimer un tel programme. Je ne suis toujours pas sûre qu’il y aura un retour en force de la faction Convergència ; je pense plutôt que nous assisterons à une nouvelle fragmentation avec cette classe politique, processus qui a déjà commencé. Il est intéressant de voir que les membres de  Convergència ne parlent plus de désobéissance et sont maintenant, dans une certaine mesure, favorables au dialogue avec le gouvernement espagnol. 

Il ne fait aucun doute que la mobilisation de rue est l’un des éléments centraux du mouvement indépendantiste catalan. Cependant, nous n’en avons pas vu beaucoup ces derniers mois. S’agit-il d’une tactique réfléchie ou d’un élément de prudence politique ?

Il est impossible de maintenir une société mobilisée pendant une longue période sans avoir recours à la démobilisation. Même pour le mouvement indépendantiste catalan, c’est le cas, malgré, en effet, l’importance de sa force de mobilisation. Nous devons également nous rappeler que la mobilisation pour l’indépendance a déjà fait l’essai de nombreuses stratégies différentes : que ce soit les marches pacifistes ou les émeutes de rue plus violentes au lendemain de la décision de la Cour suprême à la fin de l’année dernière.

Nous savons que depuis des années, le mouvement indépendantiste catalan a été très efficace pour donner à voir une bonne image de l’horizon indépendantiste sur la scène internationale. Si l’on réfléchit à l’actuel retour de bâton anti-Union européenne en ce moment de coronavirus, allons-nous assister à un éventuel retour de bâton anti-Europe de la part de certaines des forces ou partis politiques pro-indépendance ? 

C’est quelque chose qui s’est produit de manière très subtile. La CUP de la gauche radicale s’exprime déjà d’une manière plus critique à l’égard de l’Union européenne, bien qu’Esquerra Republicana (ERC) ne le fasse pas autant. Dans la postconvergence, les héritiers, comme nous le savons, contrairement à la direction classique sous Jordi Pujol et Arthur Mas, étaient des partisans purs et durs de l’Europe, mais aujourd’hui nous ne pouvons pas en dire autant de Carles Puigdemont, qui a énoncé des critiques fortes et virulentes contre l’Union. La vérité est que pendant de nombreuses années, Convergència a été un parti très proche des institutions européennes qu’il est aujourd’hui.

D’une certaine manière, le virus a rendu invisible le discours sur les prisonniers politiques catalans. Maintenant, étant donné les nouvelles tactiques de la loi ces dernières semaines dans le pays, pensez-vous que l’administration Sánchez parviendra finalement à un accord avec le leadership catalan après les prochaines élections régionales ?  

Je pense que Pedro Sanchez tiendra son engagement de dialoguer avec des conditions de négociations avec l’ERC. Mais nous devrons également attendre l’issue des prochaines élections catalanes pour voir ce qu’il adviendra de la faction Puigdemont. Je pense aussi que l’administration Sanchez actuelle est encline à accorder l’amnistie aux prisonniers sous certaines conditions. N’oublions pas que le gouvernement a voulu modifier le code pénal s’agissant du crime de sédition, ce qui pourrait aider le camp indépendantiste. Mais il est improbable qu’une telle action ait lieu étant donné la forte polarisation de la politique nationale à l’heure actuelle. 

Une dernière question : on a beaucoup parlé de la crise du fédéralisme en Espagne et dans l’espace européen. Il y a quelques jours à peine, Quim Torra lui-même a attaqué le gouvernement central dans une série de tweets sur les tensions fiscales. Sommes-nous face à une crise du fédéralisme territorial et déloyal (pour reprendre une expression de Heather Gerken) dans le paysage politique espagnol ? Est-il possible de l’amender ?

La crise du fédéralisme est là depuis un certain temps. Il y a des déloyautés mutuelles3. Du côté du gouvernement central, il s’agit surtout d’une déloyauté consistant à ne jamais concevoir l’État comme une composition fédérale. Du côté du gouvernement central, il y a une faible confiance dans les capacités de coordination des autonomies régionales. C’est quelque chose qui est devenu clair et qui s’est intensifié pendant ces mois de coronavirus. Ce qui s’est passé en Espagne au niveau de la prise de décision est tout à fait différent de ce qui s’est passé en Allemagne, par exemple. D’autre part, les autonomies régionales, et en particulier la Generalitat de Catalunya, ont fait preuve d’une extrême déloyauté institutionnelle à l’égard du gouvernement central. La conception actuelle de l’autonomie de l’État espagnol doit être réformée, mais il est impossible de traiter ce problème dans le climat actuel de polarisation politique. 

Sources
  1. Munoz Gerardo, La nouvelle phase de l’indépendance catalane après l’arrêt de la Cour suprême, Le Grand Continent, 17 octobre 2019
  2. Garcia Lola, La foto de Colón se resquebraja, La Vanguardia, 2 juin 2020
  3. Torra Quim, Tweets du 7 juin 2020